Chapitre 2

6 minutes de lecture

L'anxiété parasite l'esprit d'Alexandre qui observe Thomas. Il n’ose pas parler ou bouger. Son regard oscille entre les yeux et les lèvres de son hôte. Celles-ci s’entrouvrent et forment des mots d’une gentillesse étrange pour lui.

« Non, Alexandre, c'est pas que tu ne m'intéresses pas. Tu es beau, c'est juste... Juste que je ne t’ai pas proposé de venir avec des arrière-pensées. Pour te dire la vérité, je ne sais pas moi-même pourquoi je t'ai invité. »

Thomas s'éclaircit la gorge, recule un peu. Cette action met de la distance entre eux. Alexandre retire sa main, qu’il cramponne au tissu de son pantalon. D’un tic nerveux, il le roule entre ses doigts.

« Alexandre, que s’est-il passé ? »

La question légitime pétrifie sur place Alexandre. Il ramène ses jambes contre lui, plonge à demi son visage entre ses genoux. Il regarde sans la voir son assiette de lasagne. Sa voix le surprend, alors qu’il offre une partie de son histoire à Thomas :

« Tu te souviens de Nasir de la seconde B ? »

Thomas acquiesce.

« On sortait ensemble. Quand mon père l’a découvert, il m’a forcé à le rejoindre à Stuttgart. Il a essayé de me remettre dans le “droit chemin” à sa façon. Puis il m’a envoyé aux États-Unis pour que je participe à des thérapies de conversion. J’ai réussi à faire semblant un temps… »

Il se tait, triture ses ongles. Un sourire dénué de joie abîme son visage. Puis une chaleur soudaine le fait sursauter. Thomas caresse sa main, l’empêchant de continuer à se blesser.

« J’ai fui quand il a voulu me marier de force.

— Je suis désolé, Alexandre… »

Un rire désabusé dévale la gorge serrée du susnommé.

« Je te détestais pas, tu sais ? avoue Alexandre. J’étais jaloux oui, mais je te détestais pas. Tu vivais ta vie comme tu l’entendais, sans te soucier des autres. Moi, je me cachais. Mal... vu comment ça a tourné. »

Il ravale la tristesse qui crépite en lui.

« Ça fait deux ans que je vis comme ça. Avant-hier, je me suis fait voler. Ma tente, des affaires chaudes… J’ai… j’ai juste plus la force, tu sais ? »

Il renifle, les yeux fixés sur la main pâle qui tient la sienne.

« Désolé, j’ai plombé l’ambiance, chuchote-t-il.

— Non, le rassure Thomas. Je suis content de te revoir. J’imaginais d’autres circonstances, comme une réunion d’anciens élèves ou te découvrir en tant qu’handballeur pro ! »

Un rire franc secoue les épaules émaciées d’Alexandre.

« Mangeons avant que ça ne refroidisse. »

Alexandre accepte, l’eau à la bouche. Depuis combien de temps n’a-t-il pas bien mangé ? Et chaud qui plus est. Il engloutit son repas, essayant sans y parvenir à respecter les règles de bienséance que sa belle-mère lui a inculqué.

Après ce moment de détente, il aide Thomas à débarrasser la table et nettoyer la vaisselle. Il se sent plus léger, comme si partager un peu de lui et des horreurs qui l’ont mené à la rue Beaujeu le libérait d’un poids invisible.

Un bâillement trahit sa fatigue. À nouveau, un sourire tendre éclot sur le visage de Thomas. Ce dernier déplie le canapé et prépare son lit. Alexandre s’emmure dans un silence apaisant pour lui.

La dernière fois qu’il a dormi aussi confortablement remonte à plus de sept mois. Le souvenir de son ex refait surface. Les mains tremblantes, Alexandre triture et tord ses doigts. Le froid a endommagé sa peau, mais la douleur ne suffit pas à éloigner les émotions qui s’éveillent en lui. Il aimerait se cacher comme il le faisait avec son ex lors de ses « crises ».

Tout était de ma faute, c’est moi qui le provoquais ! Il connaissait les règles, les avaient apprises grâce à son ex. Alexandre ferme ses paupières, mâchoire contractée. Une brûlure familière crépite dans sa gorge. Il aimerait pleurer, demander pardon. Il a tout gâché.

Si Julien s’est mis en couple avec quelqu’un d’autre, l’enfermant dehors le même jour c’est parce qu’il n’a pas été à la hauteur. Une respiration sifflante le trahit.

Thomas l’observe, inquiet, et s’approche déjà. Alexandre recule, les bras fermement serrés contre lui. Une moue entre la grimace et le sourire étire sa bouche, pendant qu’il s’évertue à rassurer son hôte.

« C’est rien, je suis juste fatigué.

— Pas de soucis. Je vais me coucher, la journée a été longue. Si tu as besoin de quoi que ce soit, réveille-moi.

— Merci, Thomas. »

Ils se souhaitent mutuellement bonne nuit. Alexandre regarde Thomas quitter le salon. Il reste figé ainsi quelques instants avant de s’allonger. Il fixe le plafond, incapable de s’endormir malgré la chaleur de la pièce. Ses yeux s’humidifient puis des larmes glissent le long de ses joues.

Il pleure en silence, veillant à ne pas faire de bruit.

Son corps se crispe puis se détend lorsque Paprika le rejoint. La chatte d’un noir somptueux se colle à son flanc. Elle se roule en boule et s’endort aussi sec. Alexandre la caresse, puis la rejoint dans le monde des rêves.

*

Au petit matin, ce ne sont pas les éboueurs ou les passants matineux qui le réveillent. La douce odeur de pain grillée réussit cet exploit. Alexandre frotte ses yeux puis les ouvre. Paprika ne l’a pas quitté, son petit corps s’élevant et s’abaissant sous une respiration paisible.

« Elle t’aime bien. »

Alexandre se tourne vers Thomas, accolé au chambranle de la porte du salon. Ils se sourient mutuellement. Thomas se rapproche puis s’assoit au bout du canapé-lit. Sans scrupule, il câline la chatte qui ronronne.

« À propos d’hier, commence Alexandre rouge de gêne. Je suis désolé de t’avoir fait des avances comme ça. »

Il se tait, incapable de poursuivre. Il ne sait pas pourquoi il a relancé ce sujet ni pourquoi il est déçu. Déçu de quoi ? s’interroge-t-il, sans parvenir à comprendre ce sentiment.

« Je ne t’en veux pas, lui dit Thomas. Mais, ça m’inquiète un peu ? »

Thomas gigote, nerveux. Paprika se lève et vient se frotter contre lui.

« Est-ce que tu as l’habitude qu’on te demande ça ? »

Alexandre détourne son regard. Il gratte la peau qui entoure son pouce avec son index. La honte alourdit ses épaules qui s’affaissent.

« Alexandre ?

— Je… »

Il éclaircit sa gorge. Je veux pas en parler, mais si je le fais pas… ça va l’énerver. Du sang perle au coin de son pouce, il s’arrête. Les mâchoires contractées, plus un mot ne l’abandonne.

Paprika délaisse Thomas à son profit. Elle tricote l’une de ses cuisses puis s’allonge. Son ronronnement continue apaise Alexandre. La tête basse, il ne répond toujours pas à son hôte.

« Désolé, Alexandre. Ça me travaille un peu. Même si tu n’as plus le soutien financier de ton père, pourquoi ne trouves-tu pas un travail ? Tu as toujours aimé le sport par exemple ! »

Alexandre darde un regard noir sur Thomas. Il soulève Paprika et la dépose sur la couette. Libéré, il sort du canapé-lit et rassemble ses affaires. Thomas le regarde faire, bouche-bé. Bien vite, il reprend ses esprits.

« Alexandre ! Calme-toi, reste au moins pour le petit-déj. »

Alexandre se change, délaissant les vêtements propres et chauds de son ancien camarade de classe pour les siens rêches et à l’odeur un peu rance. Sa cheville droite le lance, pourtant il ignore la douleur. Il veut juste partir et ne plus réfléchir. Il repousse Thomas lorsque ce dernier tente de le forcer à s’asseoir.

« Merci pour cette nuit, Thomas. »

Sur ces remerciements plus secs qu’il ne le désirait, Alexandre quitte l’appartement. Un froid mordant le saisit quand il sort de l’immeuble et s’engage dans la rue. Bien que sa cheville l’empêche de marcher, il se décide à mettre le plus de distance possible entre Thomas et lui.

Il s’en veut de réagir de la sorte. Thomas a été bon avec lui, comparé à ses anciens amis qui lui ont tous tourné le dos. Cependant, il ne désire plus penser. Que ce soit les évènements qui l’ont mené à vivre ainsi ou son incapacité à changer les choses.

Il n’aspire qu’à une chose : oublier.

Annotations

Vous aimez lire Komakai ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0