Chapitre 14 - Achalmy

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An 500 après le Grand Désastre, 3e mois de l’automne, Mont Valkovjen, Terres du Nord.

Ma respiration formait un nuage de vapeur devant moi. La neige crissait sous nos pas, des oiseaux et des rongeurs déguerpissaient en nous sentant arriver. Les rares conifères jetaient les ombres de leurs épines sur notre chemin et égayaient de vert sombre le paysage. La vue était à la fois fascinante et accablante depuis deux semaines. La neige, blanche, pure, impitoyable, qui s’étendait à l’horizon. La pierre, les flancs abrupts, les crevasses piégeuses et les éboulis de rochers qui se dressaient soudainement. Le bleu cinglant du ciel et le vert entêté des résineux coriaces qui poussaient si haut en altitude.

— On arrivera bientôt aux premières cavernes.

La voix de ma tante, si humaine et si étrange dans le silence imposant de la montagne, me fit lever le nez. Depuis le départ du clan, Silja s’était naturellement imposée en guide. Elle connaissait le Mont Valkovjen bien mieux que nous. Sans elle, nous aurions bêtement emprunté les chemins qui nous semblaient les plus praticables – pour finir dans un vallon en cul-de-sac. Nous aurions raté les grottes cachées qui nous avaient protégés des brises glacées de la nuit. Peut-être même que Mars et moi aurions fini par nous séparer à force de nous disputer pour des broutilles. Silja était notre guide depuis deux semaines, mais aussi une sorte de mère de remplacement. Comme Mars et moi n’avions pas connu les nôtres, sa présence ferme et soucieuse de la bonne entente nous plongeait parfois dans un mutisme perplexe. Sa nature de cheffe de clan devait aussi ressortir dans son comportement volontiers diplomate.

Dans tous les cas, j’étais satisfait de l’avoir à mes côtés. Soulagé qu’elle n’essayât plus de me percer avec ses flèches et reconnaissant de ses conseils au quotidien.


Mars, qui progressait quelques pas derrière nous, lança d’une voix lasse :

— Et « bientôt » c’est quand ?

— Quand on arrivera, éluda Silja d’un air indifférent.

J’entendis Mars grommeler tout bas dans mon dos. Je retins un sourire et jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule. Avec ses vêtements de Nordiste et son sabre à la ceinture, il ressemblait à un Chasseur. Il n’y avait que sa peau mate – encore plus halée par notre exposition au soleil – et ses yeux ambrés pour me faire démentir.

— Courage, mon ami. Silja nous a jamais fait marcher dans le noir et le soleil se couchera dans deux heures maximum. On passera sûrement la nuit dans une grotte à Saphirs des Glaces.

Car, lorsque ma tante avait mentionné les cavernes, elle pensait évidemment à celles qui abritaient les fameuses pierres précieuses de mes Terres. Les Saphirs des Glaces étaient produits sur une grande partie du Nord, dans les grottes et souterrains. Toutefois, les joyaux de la meilleure finition étaient ceux qui naissaient au creux des stalagmites du Mont Valkovjen.

— Si je survis d’ici là, répliqua mollement mon ami en traînant exagérément les pieds.

Amusé, je secouai la tête. J’avais prévenu Mars que le voyage serait rude – plus encore que celui qui nous avait amenés jusqu’au clan Valkov. Fidèle à lui-même – et à son engagement envers moi – mon ami avait assuré qu’il m’accompagnerait jusqu’au bout, quitte à en perdre des orteils. Je lui avais affirmé qu’on ferait tout pour lui éviter les engelures – tout en étant inévitablement inquiet pour lui. Même si Mars s’était endurci depuis notre rencontre, il restait un homme des plaines sans la moindre goutte de sang nordiste. Il se plaignait à moitié pour rire, mais je savais qu’il souffrait véritablement de notre quête. Eon avait plutôt intérêt à s’être exilé sur le Mont Valkovjen et pas ailleurs.


L’avantage d’avoir un guérisseur cracheur de flammes avec nous, c’était l’assurance d’un repas chaud et de petites pommades apaisantes sur nos ampoules le soir. Silja et moi rapportions la chair et l’eau puis laissions notre compagnon assurer la suite. Depuis le début du voyage, nous n’avions pas eu à nous plaindre de repas chiches ou froids.

Quand Silja nous informa que nous approchions pour de bon des cavernes, elle nous indiqua la direction puis s’éloigna à la recherche de gibier. Mars et moi progressâmes pendant une demi-lieue avant de repérer la bouche sombre d’une grotte. Aussitôt, nous remplîmes les tâches que nous nous étions réparties dès le début. Mars rassembla du petit bois pour lancer son feu tandis que je m’installais au calme pour remplir nos gourdes d’eau tirée de la glace autour de moi.

Les stalagmites et stalactites où se formaient traditionnellement les Saphirs de Glace devaient se trouver plus en profondeur dans la grotte. Une fois les gourdes remplies, je déposai ma besace et le fourreau d’Eon près de la paroi humide. Je ne pus pas progresser très loin sans lumière pour éclairer mon chemin. En plissant les yeux, je pouvais voir quelques amas sombres au loin.

— Al ! s’exclama la voix de Mars près de l’entrée.

Je me hâtai de faire demi-tour avant que mon ami ne se mît à hurler à ma mort. Il avait les bras chargés de brindilles et de branches cassées encore humides de neige. Je les ferais sécher avant de les jeter aux flammes.

— J’étais juste parti voir au fond, le rassurai-je en récupérant mon épaisse couverture.

D’une simple pensée, j’asséchai un périmètre autour de notre tas de bois puis y étalai mes affaires. Mars s’appliquait à disposer ses trouvailles pour construire un petit tas, son béret de travers. En attendant Silja et le repas, j’attrapai dans ma besace un morceau de viande séchée.

— Ta tante va bientôt faire demi-tour pour rentrer au village Valkov ? souffla mon compagnon après quelques minutes de silence reposant.

— Bientôt, oui. Elle m’a promis de nous accompagner jusqu’aux premières grottes à Saphirs. Elle peut pas de permettre de s’absenter trop longtemps avec les nouvelles décisions que le clan a prises.

— J’espère qu’on s’en sortira sans elle, murmura Mars en jetant une flammèche au tas de brindilles qui nous séparait.

— Si tu continues à me faire du feu, ça devrait aller, le raillai-je en retirant mes bottes pour approcher mes orteils des flammes.

Il roula des yeux, sourit, puis tendit ses propres jambes vers la flambée.

— Dis, Mars, le relançai-je d’un ton plus sérieux, toi qui es à moitié Sudiste, tu devrais être plus proche que moi d’Eon, comme c’est votre divinité protectrice. Tu… le sens ?

Un air désolé se peignit sur les traits avenants de mon ami. Malgré la lueur des flammes dans l’ambre de ses yeux, il avait le regard sombre.

— Rien, Al. Sincèrement, j’aimerais. J’essaie de relativiser, peut-être qu’on est pas encore assez proches ? (Il haussa mollement les épaules.) Et toi, tu as déjà senti Lefk ? Peut-être qu’on se fait des idées sur nos Dieux protecteurs. Peut-être qu’on est pas aussi proches d’eux qu’on le pense.

— Possible, reconnus-je au bout de quelques secondes. Je veux dire, j’ai combattu des Dieux. , je les ai sentis passer, crois-moi.

Nous lâchâmes des rires nerveux de concert. Mars ne s’était pas directement confronté à des Divinités, mais il connaissait mes mésaventures. Et combien elles m’avaient coûté.

— Eh bien, soupirai-je d’une voix lasse, reste plus qu’à prier, hein.

— Je te pensais pas dévot, lança Silja d’un ton narquois en pénétrant dans la grotte d’un pas souple.

Elle balança négligemment deux lièvres près du feu. Je marmonnai un remerciement puis récupérai le gros couteau à ma ceinture. J’étais chargé du dépeçage.


J’étais assis à l’entrée de la grotte, emmitouflé dans ma couverture, dos au feu. Nez levé vers les étoiles. Des pas firent rouler des petites pierres sur ma droite. Mars lâcha un gros soupir en se laissant choir à côté de moi. Son béret était enfoncé jusqu’à ses sourcils.

— Mars, lâchai-je rapidement avant de changer d’avis, tu peux retourner au village avec Silja, tu sais. (Comme il tournait un regard stupéfait dans ma direction, je soufflai :) La partie la plus rude du voyage se trouve devant nous. On se retrouva chez les Valkov plus tard.

Je savais avant de lui poser la question qu’il refuserait. Mais, par principe, j’avais tenu à le faire.

Je dus reconnaître que je ne vis pas arriver le coup. Le poing de Mars s’écrasa dans ma mâchoire et me fit basculer sur le côté. Ahuri, je ne trouvai même pas le réflexe de dégainer Kan ou de lever ma garde. Désemparé, je me contentai de le dévisager la bouche entrouverte. Il était à moitié debout, son béret de nouveau de travers. Les dents aussi serrées que ses poings. L’air furieux.

— Achalmy, siffla-t-il en se redressant, ça suffit. Ça fait des mois maintenant qu’on voyage côte à côte. Je sais que je suis moins fort que toi. Que je n’aurai jamais ta résistance ou ton endurance. Mais je suis pas… fa-faible pour autant. (Il posa les mains sur sa taille, les narines dilatées, sûrement aussi flippé que je l’étais au fond.) Je vais t’accompagner jusqu’au bout de ce foutu voyage. Alors, par les Dieux, arrête de me décourager au moindre obstacle. C’est insupportable et insultant.

Ne sachant quoi dire face à sa détermination hargneuse et sa fierté blessée, je préférai garder bouche close. Un choix que Silja salua d’un hochement de tête approbateur.

— Je suis désolé, Mars, soupirai-je en me redressant, ma couverture à la main.

— Ça commence à faire pas mal d’excuses pour un seul voyage, grommela mon ami en retour, bougon.

Une remarque qu’accueillit Silja avec un rire moqueur. Vexé, je la fusillai du regard, mais elle répliqua avec un sourire suffisant :

— S’il acceptait les remarques qu’on lui fait et était capable de les intégrer, il aurait pas à s’excuser toutes les décades.

Mars s’esclaffa en retour, rasséréné par le soutien de ma tante. Les lèvres pincées, je retournai m’asseoir près du feu. Ils m’avaient rendu maussade. Et coupable. Mes doigts s’agitaient nerveusement sur le manche de Kan.

— Al, m’appela Mars qui observait encore les étoiles. Je t’accompagne jusqu’au bout, c’est tout ce qui compte, d’accord ?

Perplexe, je l’observai en silence. Son béret de travers, son bouc mal taillé, ses vêtements grossiers. Son assurance aussi fragile qu’une fine couche de glace. J’avais tendance à frapper puérilement dessus pour voir apparaître des fissures. Je m’étonnais ensuite que la glace se reformât, qu’elle emprisonnât mes doigts en son sein. Qu’elle me soutînt plutôt que de me repousser. Ce n’était définitivement pas le genre de relations auxquelles j’étais habitué. Sur ce point, Mars ressemblait à Zane, à Alice, à mon père. Je frappais à l’aveuglette pour savoir s’ils partiraient au premier coup.

Et ils ne partaient pas.


Silja s’en alla le lendemain, quand le soleil fût assez brillant pour éclairer le chemin du retour. Mars la serra brièvement dans ses bras, la prenant de surprise alors qu’elle ramassait ses armes. Avec un borborygme indigné, elle lui adressa un regard interloqué puis serra les dents.

— Merci pour votre aide, déclara Mars après avoir relâché son étreinte. Sans vous, Al et moi nous serions sûrement étripés mutuellement.

Il le déclarait d’un ton si enjoué…

— J’ai vu ça hier soir, soupira ma tante en me lorgnant du coin de l’œil. Te laisse pas faire par cet abruti. Et surveille-le, qu’il se perde pas derrière un sapin.

— J’ai un meilleur sens de l’orientation que lui, marmonnai-je en les suivant près de l’entrée.

Silja ignora ma remarque pour nous saluer d’un dernier hochement de tête. Puis, sans plus de formalités, elle s’engagea dans la pente enneigée. Sa silhouette sombre et élancée ne tarda pas à disparaître dans l’horizon immaculé.

— Ça va faire bizarre, sans elle, fit remarquer Mars avec un petit sourire peiné.

— C’est vrai, acquiesçai-je après quelques secondes. Avant de partir, tu m’accompagnes faire un tour dans la grotte ? J’aurais bien besoin de tes flammes pour m’éclairer.

Du feu au bout des doigts, Mars prit les devants pour s’enfoncer dans la caverne. Je le suivis jusqu’à atteindre une première cavité qui s’élevait quelques mètres au-dessus de nos têtes. Les flammes jetaient des ombres folles sur les parois humides.

— Par la barbe d’Eon, souffla mon ami en tournant sur lui-même, éclairant çà et là des stalagmites de tailles diverses.

La plus petite devait faire une trentaine de centimètres. La plus grande m’arrivait aux épaules.

— Alors il y a des pierres précieuses là-dedans ? s’étonna Mars en tendant les doigts vers un pic gelé à sa gauche.

— Eh oui. Des Saphirs des Glaces. (Je pressai ma paume contre la stalagmite géante qui me touchait les épaules et la fis doucement fondre.) Faut faire gaffe en les récupérant. Comme ils poussent au cœur de la glace, ils récupèrent une partie de sa composition. Si on manipule l’eau trop brusquement à proximité, ils s’abîment.

Curieux, Mars hocha avidement la tête et se pencha plus près sur mon travail. Le liquide que je tirais de la fonte de la glace tournait immédiatement à la brume pour ne pas me gêner.

— Il fallait vraiment que tu choisisses la plus grosse stalagmite ? réalisa mon ami après coup.

Je me tournai vers lui avec un large sourire. Puis, de ma main libre, j’agrippai la pierre bleutée qui retenait ma tresse.

— Je veux un Saphir au moins aussi gros que celui-là. Pour rendre honneur à ma mère. Si je vise les plus petites stalagmites, les pierres feront à peine deux ou trois centimètres.

Mars soupira puis approcha ses flammes de la stalagmite pour m’aider à y voir.


Quand, une quinzaine de minutes plus tard, ses doigts cessèrent brusquement de nous éclairer, je stoppai ma tâche et tâtonnai l’obscurité à la recherche de son bras. Cet imbécile avait…

Un bruit sourd de corps qui s’affaissât m’arracha un juron.

— Mars ! T’es où ?

J’attendis que mes yeux se fissent au peu de lumière qui provenait de l’entrée. Puis j’avisai la forme sombre étalée à ma gauche. Je trouvai la hanche de mon ami puis le fis rouler sur le dos. Sa respiration était rauque.

— Pauvre abruti de guérisseur d’Occidento-Sudiste écervelé, marmonnai-je en lui claquant les joues. Tu te rappelles notre discussion sur la limite des pouvoirs ? Que si on veut vraiment savoir jusqu’où on peut aller, il faut en mourir ?

J’agrippai les épaules de sa veste et le traînai du mieux possible en direction de l’entrée de la caverne. Quand il y eut suffisamment de lumière à mon goût, je formai une bulle d’eau et la projetai sur le visage de mon ami. Il sursauta, poussa un râle puis cligna faiblement des yeux.

Je ne tardai pas à lui balancer une deuxième vague, qui acheva de le réveiller. Des gouttelettes ruisselantes dans sa barbe, Mars me dévisagea pendant quelques secondes.

— Al ?

Mon inquiétude à présent envolée, restait une colère exaspérée. Je me redressai en asséchant sa peau et ses vêtements mouillés puis allai m’asseoir sur ma couverture.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? grommela mon ami en se massant le crâne. J’ai un sacré mal de tête.

Il essaya de se redresser avec une grimace de douleur. Moins de trois secondes plus tard, il retomba sur ses fesses.

— Il s’est passé que tu as abusé de tes pouvoirs. Tu aurais pu me dire que tu fatiguais, que tu te sentais pas de continuer, mais tu t’es entêté. T’as perdu connaissance et ça aurait pu être bien pire qu’un mal de crâne comme conséquence.

Mars fit grise mine. Mon ton froid avait dû achever de le convaincre de la gravité de la situation.

— Essaie de pas recommencer, tu veux ? soupirai-je en en lui adressant un regard accusateur.

Penaud, il hocha doucement la tête avant de se rallonger.

— Je vais dormir un peu avant qu’on reparte.

Je soupirai bruyamment puis tournai le menton vers l’entrée de la grotte. La lumière du soleil sur la neige me brûlait les yeux.

— On partira demain, l’informai-je d’une voix lasse. Hors-de-question de te faire voyager dans cet état.

Mars se redressa avec une moue indignée. Je lui rendis un sourire narquois en retour avant de me lever. Je rassemblai quelques branches, le briquet et le bout de silex que je trimballais depuis toujours, puis me dirigeai vers le fond de la grotte.

— Reste couché, lui intimai-je en m’arrêtant près de lui. Je vais voir si je peux récupérer mon Saphir des Glaces. On repartira demain.

Pas assez en forme pour s’opposer à ma décision, Mars pinça amèrement les lèvres et se rallongea. Roulant des yeux amusés, je m’enfonçai dans la grotte pour terminer mon travail.

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