Chapitre 10 - Alice

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An 500 après le Grand Désastre, 2e mois du printemps, Kol Sak, Mor Avi.

Comme mes mains tremblaient d’appréhension et d’impatience, je commençai par reposer ma tasse de thé puis m’inclinai comme il se devait.

— Je suis la prince…

Je me repris à temps en rougissant.

— … la reine Alice Tharros, héritière du trône occidental.

Une étrange lueur éclaira les prunelles d’encre de Kol Zou alors qu’un sourire en coin pliait ses lèvres fines. Elle arborait une expression bien moins plate que lorsque Kol l’avait possédée. Une étonnante malice, dépourvue de vice, habitait ses traits.

— Je suis Kan, Déesse du Temps, du changement et de la destinée, se présenta la divinité à son tour en s’installant à genoux face à moi. Jumelle d’Eon, de l’Espace, aïeule de la Matière, de la Vie et de la Mort.

Sans gêne manifeste, elle tendit le bras vers ma tasse de thé, la saisit délicatement par la hanse, puis la porta à ses lèvres. L’étonnement précéda le soulagement sur son visage lorsqu’elle y trempa les lèvres.

— Agréable, se contenta-t-elle de déclarer avant de reposer la tasse. Veux-tu bien appeler ton amie, Alice ? Vous étiez deux lorsque vous m’avez priée de me montrer à vous. Je souhaite que vous soyez deux pour m’exposer l’étendue de vos interrogations.

J’inclinai rapidement le menton avec respect avant de me lever. À pas légers, mais hâtifs, je me dirigeai vers Soraya et me penchai à son oreille.

— Kol Zou s’est réveillée, murmurai-je à mon amie en serrant son épaule. Mais ce n’est pas la Gardienne qui s’est adressée à moi. Je… C’est Kan qui s’est incarnée en elle. Notre Déesse est là, vivante.

Si l’on pouvait appeler « vivant » l’esprit d’un Dieu incarné dans un corps humain.

Soraya laissa tomber ses cartes et les dés au creux de sa paume en écarquillant les yeux. Elle bredouilla deux mots d’excuse à son partenaire de jeu, se leva maladroitement puis me suivit jusqu’à l’amoncèlement d’édredons où patientait aimablement Kan. L’air effaré, Soraya tomba à genoux devant Kol Zou puis s’inclina profondément.

— Ma Déesse, chuchota-t-elle d’une voix vibrante.

Un nouveau sourire satisfait étira le visage de la Gardienne.

— Et qui es-tu, enfant de l’Espace ?

D’un mouvement gracieux, la Sudiste se redressa puis se présenta avec plus d’humilité que je m’y étais attendue :

— J’étais autrefois Impératrice de l’Empire austral. J’ai été détrônée en raison de mon incapacité à diriger mes Terres. Je suis à présente simple Sudiste, en quête aux côtés d’Alice. (Elle baissa de nouveau le cou.) Et je vous suis terriblement reconnaissante de vous être présentée à nous.

— Et je te suis reconnaissante de ton honnêteté, approuva la Déesse en frôlant du bout des doigt le front de la Sudiste. J’aime autant que les Oneirians qui me prient de les aider soient humbles et francs.

Une étincelle amère éclata dans son regard sombre et un pli dé dégoût déforma brièvement sa bouche.

— Vous n’êtes peut-être pas au courant de cette tragédie, puisqu’ils y ont laissé la vie, mais certains de vos ancêtres ont autrefois entrepris le voyage jusqu’au Noyau d’Oneiris dans l’espoir que nous leur accordions des pouvoirs. Leur orgueil et leur égoïsme leur ont valu d’être châtiés.

Le rappel du Grand Désastre me fit grimacer, tout comme Soraya. Mon amie avait toutefois les yeux qui luisaient de fureur, comme si elle rêvait d’en découdre avec l’aïeule qui avait jeté la honte et la malédiction sur sa famille.

— Nous savons parfaitement ce qui s’est passé il y a cinq cents ans, me hardis-je à répondre d’un ton hésitant, étouffé par des remords diffus. Le Seigneur Aion a été déchu. Eon et vous-mêmes avez dû fuir par crainte d’être trahis de nouveau.

Les traits de la Gardienne se crispèrent à l’utilisation du verbe « fuir ». Mortifiée, je la vis ouvrir la bouche pour sanctionner mon insolence, mais elle se reprit avec raideur et détourna le regard brièvement. Puis, avec une moue pincée, elle revint à nous.

— Oui, nous avons fui. Nous avons fui, car notre existence, notre pérennité, étaient en péril. Je ne nous cherche pas des excuses pourtant… une partie de moi refuse de reconnaître les torts que cela a pu provoquer à Oneiris. Cette partie-là ne se rappelle que la souffrance d’Aion, la souffrance de l’avoir perdu et la souffrance de l’imaginer condamné à jamais. J’ai toutefois conscience des difficultés que notre absence, à Eon et à moi, a pu faire naître dans nos contrées respectives. Sans mon frère, l’Empire a dû craindre pour ses terres, voir son commerce et sa propension flétrir… (Elle planta deux iris à la douleur évidente sur moi.) Quant à l’Ouest… ces terres pionnières en termes d’évolutions techniques, de recherches scientifiques et philosophiques, ont dû souffrir de mon départ. Je le sais.

La Déesse ne s’excusa pas pour autant – pas encore. Mais je lui étais déjà reconnaissante d’avoir prononcé tout haut ce qu’Oneiris avait constaté tout bas.

— Je m’interroge à présent, reprit la Déesse en nous observant tour à tour. Si vous êtes au courant de la trahison de vos ancêtres, de la perte d’Aion et notre départ, à Eon et moi, que souhaitez-vous savoir de plus ? (Avec un soupir, elle ramassa l’un des beaux coussins brodés à ses côtés et le déposa sur ses genoux.) Entreprendre ce voyage jusqu’ici n’a pas dû être de tout repos ; j’imagine que des préoccupations urgentes vous y ont poussées.

Soraya me jeta un regard en coin et je profitai de son silence momentané pour me lancer :

— Nous sommes effectivement parties en voyage dans le but de vous retrouver. Quant à l’urgence de notre quête… je crains de subir les foudres d’Aion si nous le laissons patienter trop longtemps.

Les yeux écarquillés et la bouche entrouverte de surprise de la Gardienne conféra à Kan un air parfaitement humain. Pour une divinité qui n’avait pas l’habitude de s’incarner dans des Hommes, elle avait pris possession de son enveloppe avec aisance.

— Aion ? Vous avez été en contact avec lui ? Je pensais… je pensais qu’il se serait laissé mourir, oublié d’Oneiris et des autres Dieux, pour mettre fin à son supplice. Il a donc foulé le sol des Humains tout ce temps… Mais qu’est-il devenu ?

Les mots s’étaient précipités si vite dans la bouche inexpérimentée de Kol Zou que l’oneirian en était haché. J’étais de même étonnée de la dureté de ses mots. Était-ce donc l’avis qu’elle se faisait de l’un de ses frères ? Qu’il aurait abandonné l’existence avant d’avoir essayé de s’adapter ?

J’eus une pointe de compassion pour l’être qui m’avait malmenée des mois plus tôt.

— Ces dernières années, Aion s’est fait passer pour un Noble Occidental, révélai-je à Kan d’un ton que je m’efforçai à rendre distant. Sous cette identité, il a fomenté un plan qui devait l’amener à supprimer son ancien Élu et à se venger des familles Samay et Tharros.

J’esquissai un sourire crispé en observant Soraya. Compatissante, elle m’adressa un léger hochement de tête pour m’inviter à poursuivre.

— Comme vous pouvez le constater, Soraya et moi sommes encore en vie. Parce que Calamity, l’ancien Élu d’Aion devenu divinité des désastres, a sapé le plan qu’avait élaboré Aion. Par la suite, il a conclu un marché avec nous : si d’autres Élémentalistes, Soraya et moi-même l’aidions à défaire son ennemi ancestral, il nous épargnerait et n’oublierait pas notre contribution.

Penchée à mes lèvres, la Déesse ne pipait plus mot. Elle avait toujours l’air effarée. Les sourcils sombres de Kol Zou avaient gagné le milieu de son front et ses poings étaient serrés comme des enclumes.

— Aion estimait qu’en tuant Calamity, il recouvrerait ses pouvoirs et donc sa divinité. Ce qu’il n’a pas pris en compte – ou qu’il ne savait pas – c’est qu’il avait besoin de l’aide des autres Divinités Primordiales pour retrouver les cieux.

Un air maussade gagna les traits de Kol Zou avant même que je ne poursuivisse. Le regard braqué vers l’entrée du temple, elle termina le récit à ma place :

— Or, comme Eon et moi n’étions pas là, Lefk et Galadriel étaient trop faibles pour le ramener.

Dépitée, je hochai la tête. Soraya jouait nerveusement avec le pompon d’un coussin.

— Qu’a-t-il fait par la suite ? embraya aussitôt la Déesse en plantant un regard autoritaire sur moi.

— Nous ne l’avons pas revu, avouai-je à mi-voix en grimaçant. Toutefois… Galadriel est venue à nous… à moi. Elle m’a proposé un marché. En échange d’un sursis pour l’un de nos compagnons sacrifié au combat, nous devions partir à votre recherche afin de vous convaincre de revenir à Oneiris et d’aider Aion.

Les yeux de Kol Zou s’assombrirent tandis que la Déesse se penchait en arrière, plongée dans la réflexion. Elle resta ainsi une bonne dizaine de secondes.

— Votre ami sacrifié… Lefk et Galadriel ont réellement accepté de le ramener à la vie ?

— O-Oui.

— Je suppose qu’il est lui aussi parti à la recherche d’un Dieu ?

— Sur les traces d’Eon, oui, intervint Soraya en m’adressant un coup d’œil. Dans le Nord.

Un sourire mystérieux plissa les lèvres de Kan alors qu’elle basculait de nouveau les yeux sur nous.

— Je comprends bien vos intentions… Vous avez besoin d’Eon et de moi pour permettre à Aion de retrouver sa place parmi nous. En même temps, la vie de l’un de vos amis est toujours en suspens.

Tout en repoussant le coussin de ses genoux, Kan soupira bruyamment.

— J’aimerais que tout s’arrange comme vous le souhaitez, déclara-t-elle d’un ton las en nous dévisageant avec dépit. Bien évidemment, le retour d’Aion parmi nous est indispensable… il est l’un des cinq piliers d’Oneiris au même titre qu’Eon ou Lefk. Cependant… je crains que votre quête ne consiste pas à simplement ramener Eon et mon essence à Oneiris.

Je n’étais pas certaine de comprendre. Pourtant, je n’étais pas dupe : je me doutais bien qu’implorer des Dieux de retourner sur les terres qu’ils avaient fuies n’aurait rien d’un jeu d’enfant.

— Ce que je veux dire, reprit la Déesse en remarquant nos expressions dubitatives, c’est que je ne peux pas rediriger mon essence vers Oneiris d’un claquement de doigts. Tout simplement parce que… mon aura est aujourd’hui rattachée à celle de Kol. Je fais partie intégrante de son essence.

Soraya et moi échangeâmes un regard ; c’était exactement que nous avions craint.

— Et ceci vous empêche de quitter Mor Avi ? m’enquis-je d’une voix tendue.

Une moue pincée gagna les traits de la Gardienne. Ses sourcils froncés formaient une ride sévère sur son front lisse.

— Si je quittais Mor Avi dès à présent, je laisserais le Kol Sak déstabilisé. Quand je me suis fondue en Kol, j’ai évidemment pris soin de conserver mon essence propre et ma personnalité. Pour autant, au fil des décennies, je suis devenue une part entière de Kol. Il ne s’en rend pas forcément compte, car je me protège de sa vigilance au risque de perdre ma propre conscience. Mais Kol perdrait tout un pan de son être si je partais.

Elle afficha un air coupable, mais résigné. Je savais déjà que nous ne pourrions pas la faire changer d’avis ; pas sur certains points en tout cas.

— C’est pourquoi je ne peux pas me permettre de quitter Kol immédiatement. Nous avons trop fusionné pour cela.

Interdite, Soraya toisait le sol entre la Gardienne et moi. Je la soupçonnais de se retenir de hurler. Ses doigts étaient repliés en poings nerveux et sa mâchoire se contractait.

— Est-il au moins possible que vous vous sépariez de Kol ?

Ma question portait mes derniers espoirs. Si Kan répondait que non, notre mission s’achevait ici-même. Notre ultime chance serait d’espérer qu’Eon fût assez fort pour ramener seul Aion aux côtés des autres Dieux.

— En théorie, oui, déclara la Déesse d’un ton grave. Je sais que votre demande est urgente, alors… (Elle fronça soudainement les sourcils en basculant légèrement en avant.) Le corps de la Gardienne est en train de faiblir.

— Vous pouvez donc diviser complètement votre conscience ? insistai-je, inquiète de voir Kan disparaître d’une seconde à l’autre.

— C’est possible, mais, comme je vous l’ai expliqué, je ne peux pas me permettre de le faire sans préparations et ajustements préalables.

Les yeux sombres de Kol Zou se fermaient à-demi, elle n’allait pas tarder à s’évanouir d’épuisement. Un filament de culpabilité chauffait au fond de mon ventre, mais j’étais encore trop préoccupée par ma tâche immédiate.

— Combien de temps vous faut-il ? embraya Soraya à brûle-pourpoint en plantant un regard ferme dans celui somnolant de la Gardienne.

— Je l’ignore… pour l’instant. Il faut que je…

Sa voix pâteuse annonçait une perte de conscience imminente. Angoissée, je me penchai en avant, posai une main hésitante sur le bras de Kol Zou et cherchai son regard.

— … que j’observe et anticipe mon éventuel départ, conclut Kan avec lassitude avant de quitter le corps malmené de la Gardienne.

Kol Zou s’effondra aussitôt sur moi. Elle était étonnement froide.

— Soraya, tu peux demander des couvertures aux Gardiens ? lançai-je à mon amie tandis que je réinstallais notre hôtesse au milieu des coussins moelleux.

Même ses lèvres avaient pâli. Cette fois-ci, la culpabilité me grimpa jusqu’à la gorge et y laissa un goût amer. Déjà pas des plus chaleureuses avec nous lorsqu’elle était en forme, Kol Zou risquait à présent de nous exécrer. Par notre faute, son corps lui avait été volé à deux reprises.

Je ne voyais pas ce que je pourrais faire de mieux que lui présenter mon pardon… sachant qu’elle risquait de nouveau de servir d’intermédiaire entre les divinités et nous.

Dépitée, j’ouvris ma paume et y observai les lignes de marquage. Une divinité qui avait fusionné avec une autre et n’était pas certaine de retrouver sa place d’origine, un Dieu déchu qui attendait patiemment notre réussite… Qu’allions-nous devenir si nous échouions ? Aion se débarrasserait-il de nous comme il en rêvait depuis un moment ? Ou s’était-il quelque peu attaché à nous et accepterait-il de nous pardonner ?

Tu rêves, siffla une voix avec aigreur. Il se montrera clément seulement si vous réussissez. Si vous échouez… Tu condamnes non seulement Achalmy, mais aussi sûrement ta propre vie.

Un sourire morose me froissa les lèvres. Je faisais de mon mieux pour aider les Dieux, mais ils étaient en réalité maîtres de leur propre destinée. En pratique, je ne pouvais rien faire pour eux, mais échouer serait de ma responsabilité. C’était une impuissance rageante et injuste, mais il y avait trop en jeu pour que je m’y attardasse trop longtemps.

Je devais à tout prix convaincre Kan de se hâter et de retrouver sa pleine liberté. Son jumeau l’attendait, Aion l’attendait, Oneiris l’attendait. Je l’attendais.

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