Chapitre 9 - Achalmy

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An 500 après le Grand Désastre, 2e mois de l’automne, Mont Valkovjen, Terres du Nord.

La brise sifflait toujours doucement autour de nous, soulevant la cape élimée de la Valkov et nos cheveux. Des volutes de poudreuse glissaient au ras du sol, sans pour autant perturber le silence impérieux de la montagne.

Mes deux poings étaient fermement serrés autour des manches de mes sabres. Je n’étais pas assez rapide pour esquiver une flèche quasi-magique pointée à quelques centimètres de ma tête. Si la Chasseuse passait réellement à l’attaque, je mourrais. Toutefois, j’étais persuadé de pouvoir l’emmener avec moi auprès de Lefk.

Mais ce n’était absolument pas ce que je souhaitais.

— Vous êtes donc la cheffe des Valkov, finis-je par souffler prudemment alors que la pointe de son trait brillait toujours au-dessus de mon nez.

— Silja des Valkov, se présenta-t-elle d’un ton assuré en baissant le menton.

Je lâchai un soupir fébrile. Silja, Nikja… deux sœurs, qui avaient conjointement dirigé l’un des plus grands clans nordistes pendant des années. Mon père n’avait jamais pris soin de préciser la position importante qu’avait autrefois tenue ma mère.

— Achalmy, déclarai-je à mon tour en l’observant dans les yeux pour qu’elle y lut ma détermination et mon respect. Je suis le…

— Je sais qui tu es, chien, gronda-t-elle à voix basse en approchant un peu plus son arc élémentaire de mon visage.

Je déglutis péniblement. Étions-nous vraiment coincés ici, au milieu d’une pente enneigée, à déterminer qui serait le plus rapide pour blesser l’autre – tout en sachant pertinemment que nous y resterions tous les deux ?

Conscient que la suite des événements ne dépendait peut-être que de mes propos et actes, j’abaissai la tête en signe de soumission et lâchai difficilement mes armes. Avec prudence, j’élevai les bras et les plaçai derrière ma tête. J’exposais ainsi mon cou à une attaque facile.

— Je suis ici pour faire la connaissance de mon clan maternel, annonçai-je d’une voix claire, dépourvue d’animosité. Je veux pas déclencher un conflit ou que sais-je.

— Ton existence-même est un conflit, répliqua sèchement la femme en secouant la tête.

Piqué au vif, je serrai les mâchoires, la foudroyai du regard puis susurrai :

— On vient tout juste de se rencontrer, votre jugement est un peu prompt à mon goût.

Yeux plissés de dédain, elle fronça le nez et affirma :

— Le fils bâtard d’une traîtresse et d’un lâche ne peut qu’être un conflit.

La glace enfouie quelques mètres en-dessous de nous gronda légèrement lorsque la colère fusa dans mon sang. Même si je n’avais jamais connu ma mère et avais une relation paradoxale avec mon père, je les admirais et les estimais quand même. Quant à me traiter de bâtard… dans le Nord, l’on était bâtard seulement lorsque l’un de nos parents avait abusé de l’autre.

Or, s’il y avait une chose que Zane et mon père m’avaient répété depuis ma naissance, c’est que mes parents avaient été fous amoureux l’un de l’autre.


Mes doigts fourmillaient d’énergie retenue. Rien qu’une petite pensée, un petit mouvement de la main, pour planter un pic de glace dans le cœur gelé de cette femme. Mais c’était aussi tout ce qui lui était nécessaire pour m’enfoncer sa flèche dans le front.

Les yeux bleu ciel de la Chasseuse, aussi perçants et cinglants qu’un vent d’hiver, me toisaient avec un mélange d’animosité, de dégoût et de… peut-être d’un peu de curiosité.

— Donnez-moi une chance, lâchai-je d’une voix rauque en refermant les mains en poings – signe ultime que je ne voulais pas utiliser mes capacités d’Élémentaliste.

— À quoi bon ? cingla-t-elle en retour avant de rire d’un air incrédule. Tu ne nous apporteras rien si ce n’est la discorde. Nous avons déjà assez de conflits internes pour que tu viennes perturber notre ordre et notre hiérarchie.

Oh ? songeai-je en m’efforçant de rester impassible. Alors les Valkov étaient en pleine crise interne… conflits de pouvoir ? Ceci expliquait en partie leur inquiétude et leur paranoïa concernant les visiteurs du Mont Valkovjen. Je comprenais mieux pourquoi ils repoussaient les Nordistes en quête d’aventures. Comment gérer de nouveaux arrivants alors que leurs propres membres s’entredéchiraient ?

— Si vous voulez pas de moi, j’insisterai pas, la rassurai-je en soupirant. Toutefois, vous pouvez pas me retirer le droit fondamental de fouler le Mont Valkovjen. C’est mon droit de Nordiste, mon droit de Valkov. Mon droit de sang.

Alors que ses yeux se plissaient sous le signe de la réflexion, je sentis soudainement une présence derrière elle. Je me redressai vivement, les sens aux aguets, les tripes nouées par l’instinct qui me soufflait qu’un danger se profilait. Cette présence presque palpable, cette énergie qui enflait dans l’air…

— Un Dieu ! m’exclamai-je en bondissant en arrière, stupéfait et inquiet.

Elle-même désemparée par ma réaction, la Valkov se retourna brusquement en brandissant son arc par réflexe. Mais, après deux secondes d’observation, elle baissa le bras en soupirant. Ses yeux lançaient des éclairs lorsqu’elle les braqua de nouveau sur moi.

— Jolie diversion, bâtard. Ça ne fonctionnera plus.

Dépité, je secouai la tête et me jetai sur la lame d’Eon, prêt à me défendre. Je n’avais encore jamais perçu cette aura en particulier, mais je savais qu’une divinité se tenait près de nous. Alors que je relevais le bras, la flèche de la Chasseuse me frôla les doigts en s’enfonçant dans la neige. Puis je sentis la vibration de son arc juste au-dessus de ma nuque. J’étais cuit.

— Je préfère ne prendre aucun risque, expliqua-t-elle d’un ton distant. Malgré tout ce qu’on peut dire, le sang de Nikja coule dans tes veines. Aux yeux de certains Valkov, tu pourrais être candidat pour devenir le prochain chef de clan. Je peux pas le permettre. Ton père a déjà assez sali la mémoire de ma sœur pour que son fils termine de détériorer son souvenir.

Écœuré par ses propos – mensonges ou réalité ? – je ne réagis pas tout de suite. Pourquoi méprisait-elle mon existence à ce point sans même prendre la peine de me connaître ? Qu’avais-je fait ? que mes parents avaient-ils fait pour mériter tel rejet ?

Silja, il suffit !

La voix, vibrante d’autorité et de lassitude, résonna dans nos esprits. Stupéfait – et en même drôlement satisfait d’avoir eu raison – je relevai la tête vers le sous-bois qui nous faisait face. Une masse s’y déplaçait d’un pas souple. Mon cœur enfla dans ma poitrine tandis que l’aura se faisait de plus en plus prégnante. Silja elle-même s’était redressée et avait détourné son arc de ma nuque. Sa cape ne pouvait cacher la raideur de sa silhouette.

— Shir… murmura la femme en inclinant la tête respectueusement.

Partagé entre effroi et fascination, toujours agenouillé dans la poudreuse, je suivais des yeux la silhouette trapue qui remontait vers nous, masse blanche et sauvage au milieu des troncs d’arbre. Lorsque la créature s’arrêta à la lisière du bois, je relâchai mon souffle et adressai une prière à Lefk.

Un loup haut de deux mètres au garrot, aussi blanc que la neige qui nous entourait, me toisait de toute sa prestance animale. Pourtant, lorsque ses yeux d’un bleu intense glissèrent sur moi, ce fut une expression étrangement humaine qui plissa son museau, retroussa ses babines et éclaira son regard espiègle.

Bienvenue à toi, fils de Nikja, me salua la divinité en inclinant le cou. Je me demandais si tu allais un jour entreprendre le voyage vers tes origines. Je suis ravi de constater que tu as finalement daigné faire le déplacement jusqu’ici.

Sous le regard enflammé de colère muette de Silja, il s’avança vers moi.

Relève-toi, sang de mon sang. Je suis Shir, enfant de Galadriel. Je suis la divinité protectrice du Mont Valkovjen et protecteur des Valkov. Et tu es ici chez toi.


Une fois mes esprits retrouvés, je me redressai puis rangeai mes sabres. La divinité mineure s’était assise à l’orée du bois, nous toisant impérieusement en silence. Son épaisse fourrure était remuée par la brise légère et ses oreilles s’inclinaient en réponse à des bruits que nos tympans humains ne percevaient pas.

— Shir, reprit alors Silja en s’avançant, son arc toujours au bout du bras. Tu as conscience de qui il est vraiment ? Des malheurs qu’il pourrait apporter ?

Il est le fils de Nikja, ta propre sœur, répondit l’immense loup avec une légère irritation dans la voix – si je pouvais appeler « voix » une présence dans ma tête. Quant à nous apporter des malheurs… Mon instinct me dicte qu’il ne nous veut aucun mal. Et, jusqu’ici, mon instinct nous a toujours menés sur le bon chemin.

La Chasseuse se renfrogna en serrant sa mâchoire volontaire. Tout en l’observant du coin de l’œil, je me demandai si ma mère et elle avaient été de vraies jumelles. Si le visage qu’affichait aujourd’hui Silja aurait pu être celui de l’une des femmes les plus importantes de ma vie. Même si l’âge et des conditions de vie rudes avaient entamé la grâce et la finesse de ses traits, la cheffe des Valkov conservait une beauté indéniable. Sur ce point non plus, mon père n’avait pas menti. Dommage que je ressemblasse autant à mon paternel, j’aurais apprécié hériter de quelques caractéristiques physiques de ma mère.

— S’il est le fils de Nikja, il est aussi le fils de Connor. Et, ça, peux-tu le tolérer ? insista la Chasseuse en haussant la voix. Accepteras-tu l’enfant d’un homme qui a volé la cheffe de ton clan ?

Mon visage se crispa en même temps que mon poing sur le manche de Kan. Qu’avait-elle donc contre mon père ? J’étais le premier à rouspéter à son propos et à grogner à sa mention, mais… j’étais son enfant et j’avais en partie grandi avec lui, je pouvais donc me le permettre. Mais cette femme ? L’avait-elle vraiment connu ? Pourquoi l’accusait-elle d’avoir « volé » ma mère ? Ça n’avait strictement aucun sens ; nous étions un peuple libre et sensé, surtout en matière conjugale.

Du calme, Silja, soupira Shir en baissant le cou pour mieux nous observer. Calme-toi aussi, Achalmy, je sens ton énergie bouillir à plusieurs mètres.

Il marqua une pause en me dévisageant avec insistance. Je n’aimais déjà pas lorsqu’un Humain se le permettait, alors un Dieu glissé dans le corps d’un animal géant…

Par ailleurs, je détecte le sang de plusieurs Dieux en toi, reprit la divinité d’un air songeur. Pour Galadriel, je comprends aisément, il te vient de moi et donc de ta mère. Mais… tu as le sang d’Aion et la marque de Lefk. Comment un être aussi jeune a-t-il pu autant fréquenter les Dieux ?

Un sourire sans joie m’étira les lèvres. Fréquenter les Dieux ? J’aurais aimé que ce fût aussi simple… et moins dangereux.

— Vous ne savez donc rien ? me contentai-je de soupirer, un peu déçu que les Valkov n’eussent pas de piste à m’apporter.

Une étincelle d’intérêt s’alluma dans les prunelles magnétiques de Shir. Silja, qui avait enfin rangé son arc, m’adressa un regard perplexe. Même si elle ne dégageait plus d’animosité, elle me toisait toujours avec dédain, l’air renfrognée.

— Cet été, j’ai dû affronter une divinité mineure, déclarai-je sans préambule en croisant les bras sur la poitrine. Calamity… ça vous dit quelque chose ?

— De nom, répondit Silja d’un air pensif avant de hausser un sourcil. Je suppose que tu ne l’as pas vaincu seul ?

— Effectivement, approuvai-je en hochant la tête. Je suis un puissant Chasseur, mais un Humain tout de même. Même appuyé par d’autres Élémentalistes, je n’étais pas de taille à combattre un Dieu.

Shir m’écoutait sans ciller, son air mutin de loup pourtant perturbé par une ombre dans son regard et par la tension de ses muscles que l’on devinait sans mal sous son pelage.

— J’étais donc accompagné d’un autre Dieu, révélai-je en soupirant. D’un Dieu déchu, en réalité. Aion.

— Aion ? s’exclama Silja en écarquillant les yeux. Impossible ! Comment une Divinité Primordiale pourrait-elle être déchue ? Nous l’aurions senti !

— Oh, crois-moi, nous l’avons senti, rétorquai-je d’un ton amer en décroisant les bras. Le Grand Désastre… c’est la conséquence de nos actes dépravés. Nos Dieux nous ont punis pour l’arrogance de nos ancêtres et… pour avoir meurtri profondément l’un des leurs.

Alors Aion n’était plus aux cieux depuis des décennies, comprit Shir en inclinant le museau. Je pressentais que Galadriel était perturbée depuis des années, mais… C’est loin de la réalité que je soupçonnais. Quel désastre… Mais que vient faire Calamity dans l’histoire ?

— Il s’agit… il s’agissait de l’ennemi ancestral d’Aion. De son ancien Élu, Dayen. Comme il détenait la moitié des pouvoirs du Maître de la Matière, Aion devait nécessairement l’affronter pour recouvrer toute sa puissance – et redevenir un Dieu.

Est-ce donc pour cela que tu as la marque d’Aion sur toi ?

— Non, avouai-je en baissant les yeux sur la neige piétinée à mes pieds. Du côté de mon père, nous descendons d’une guerrière ancestrale, Sereanda… Or elle était en réalité la divinité mineure des forges, la fille d’Aion. (Je donnai un coup de menton vers Narkel, l’arc de Silja.) C’est elle qui a forgé les armes élémentaires.

Je vois. Et c’est aussi un héritage familial, le soupçon d’aura de Lefk qui réside autour de toi ?

Cette fois, je grimaçai. Je fis quelques pas dans la neige pour me dégourdir les jambes et continuai mon récit :

— Moi-même et trois autres Élémentalistes, nous avons accompagné Aion jusqu’au Noyau, où nous devions affronter Calamity. Or, au cours du combat, j’ai succombé en même temps que l’ennemi à l’attaque finale.

Il y eut un moment de silence avant que Shir et Silja ne réalisassent mes propos. La Chasseuse se tourna brusquement vers moi, ses iris bleu ciel noyés dans le blanc de ses yeux tandis qu’elle les écarquillait. Shir lui aussi me dévisageait, les muscles de son cou puissant crispés sous sa peau.

— Tu reviens d’entre les morts ? souffla Silja en reculant d’un pas, éberluée. C’est… c’est impossible. Lefk ne ferait pas une chose pareille, ce serait bousculer les lois de notre monde et trahir des générations et générations d’Humains morts avant nous.

Je voulais lui répondre que j’avais parfaitement conscience de tout cela, que j’avais moi-même haï mon retour à la vie et en avais longtemps voulu aux Dieux et… à Alice, mais…

Il ne ment pas, intervint Shir en secouant doucement sa grosse tête. Il a bel et bien la marque de Lefk sur lui. Il a séjourné auprès du Dieu des défunts.

Toujours stupéfaite, Silja me dévisageait en silence, la bouche entrouverte. J’aurais sûrement réagi comme elle si l’on m’avait annoncé la même chose.

Alors que j’allais préciser qu’Aion n’était toujours pas redevenu un Dieu, Shir se releva, les yeux rivés vers la pente en contrebas. Je suivis son regard, mais ne trouvai rien de particulier si ce n’étaient des troncs d’arbres à perte de vue.

L’Occidento-Sudiste est ton compagnon ? me demanda Shir en tournant finalement la tête vers moi. Si oui, dis-lui qu’il peut approcher plutôt que de rester caché dans les bois.

Soudainement embarrassé, je me tournai vers la direction que la divinité observait puis agitai les bras.

— Mars ! hélai-je mon compagnon d’une voix forte. Tu peux venir, tout va bien !

Il fallut encore quelques secondes avant que mon ami daignât montrer le bout de son bouc. Sabre au poing, il avança prudemment vers nous, son béret de travers cachant à moitié son visage. Silja le toisait avec méfiance tandis qu’il grimpait la pente. Comme j’affichais moi-même une posture décontractée, il se décida finalement à ranger son arme. Shir abaissa le nez comme pour la saluer lorsqu’il fut près de nous.

Bonjour, Mars.

Mon ami sursauta brusquement et jeta des coups d’œil frénétiques autour de nous. Je retins un éclat de rire puis le pris par le bras. Il était blême sous son béret.

— Al, tu as entendu ? Dis-moi que tu as entendu…

— Tout va bien, le rassurai-je avant de donner un coup de menton à l’adresse du grand loup. Je te présente Shir, divinité protectrice du Mont Valkovjen et du clan Valkov. Il s’adresse à nous… mentalement, mais t’as rien à craindre. Et…

Un rictus farouche souleva légèrement les lèvres de Silja lorsque je me tournai vers elle. Ses yeux lançaient plus d’éclairs qu’un Noble en plein combat.

— Je te présente Silja des Valkov, leur cheffe de clan. Et… ma tante.

Peut-être aurais-je dû m’abstenir de cette dernière information, car la femme cracha à mes pieds puis siffla :

— Le lien de sang entre nous n’est rien qu’un fait, Achalmy. Tu es peut-être de la chair de ma sœur, mais tu seras jamais un Valkov.

Sa virulence me blessa autant qu’elle me mit en colère. De quel droit se permettait-elle de m’exclure ainsi de tout un pan de mon héritage ? Elle était certes cheffe de clan, mais son titre ne lui donnait pas les plein-pouvoirs.

Silja, Achalmy, soupira Shir en s’ébrouant, je vous en prie. Korn nous attend, il faut rentrer.

— Rentrer ? s’exclama la Nordiste avec véhémence. Je n’amène pas un bâtard des Dillys sur nos terres !

Cette fois-ci, la divinité lui adressa un regard glacial. Silja sembla se ratatiner légèrement.

Il est autant Dillys que Valkov. Et ce n’est pas un bâtard, tu le sais aussi bien que moi. Tu es encore trop en colère contre Nikja pour l’accepter.

Visiblement vexée, elle ne répondit pas et se contenta de se lancer dans la pente d’un pas hargneux. Shir nous adressa, à Mars et à moi, un regard désolé.

Des Valkov nous attendent à quelques lieues. Silja et moi les rejoignons puis allons regagner le village d’ici ce soir. Vous joindrez-vous à nous ?

J’échangeai un bref regard avec Mars. J’y lus appréhension et hésitation. Je me penchai plus près de lui – espérant que Shir n’avait pas l’ouïe ultradéveloppée – et murmurai :

— Je sais que notre objectif premier est de trouver Eon. Mais j’aimerais aussi mieux connaître mon clan maternel… autrement que par le biais de Silja, qui n’est pas très reluisant. J’espère… j’espère aussi que Shir ou d’autres Valkov pourront nous donner des indices sur le Dieu de l’Espace.

— Alors, allons-y, se contenta de répondre Mars d’une voix piteuse en baissant le nez.

Sa réaction me laissa déconcerté un moment. Finalement, je me plantai devant lui pour le prendre par les épaules.

— Ça va pas ?

— Non, c’est juste que… (Il posa un regard troublé sur Silja.) Ta tante n’est pas… très chaleureuse. Je ne me sens pas le bienvenu dans leurs terres. Et ce n’est pas seulement parce que je ne suis pas Nordiste.

— C’est Shir qui nous invite, pas Silja, répliquai-je en reculant d’un pas. J’ai le sentiment qu’il s’intéresse à nous – et pour ma part, c’est réciproque. Et t’as pas à craindre mon clan, je te protégerai moi-même d’eux si c’est nécessaire.

— Je sais bien, lâcha doucement le guérisseur avec un faible sourire.

Sans tergiverser plus longtemps – et espérant que Mars me suivait bel et bien – je rejoignis Shir. Le loup s’était arrêté pour nous attendre. Je le trouvais encore plus impérieux maintenant que le soleil faisait luire son pelage, ses crocs et ses yeux intelligents.

— Qui est Korn ? lançai-je d’un ton intrigué en observant le dos de ma tante qui marchait une centaine de mètres en amont.

Le compagnon de Silja. Ils se sont rencontrés peu de temps après que ta propre mère fréquente ton père. La divinité marqua une pause puis ajouta avec une certaine lassitude amusée : Korn est moins tranchant et impulsif que Silja. Je suis certain qu’il t’accueillera avec plaisir ; il s’entendait bien avec Connor.

— Ôtez-moi de mes doutes, Shir, repris-je d’un ton crispé en levant le nez vers la divinité. Silja laisse sous-entendre que ma mère… qu’elle a pas suivi mon père de son plein gré, à l’époque où ils étaient ensemble. Pourtant, il cesse de jurer depuis que je suis petit qu’elle était l’amour de sa vie. Or, dans le Nord, on respecte plus que tout au monde l’amour de sa vie.

Il était bel et bien amoureux d’elle, soupira Shir en me jetant un coup d’œil empli d’une étonnante mélancolie. Il a quitté son apprentissage des armes pour Nikja. Et elle… il lui a fallu plus de temps pour s’attacher à ton père, car ses devoirs la retenaient fermement au clan, mais… elle a fini par s’ouvrir à lui. Au début, ils ont vécu ensemble parmi nous et tout le monde en était heureux, car Connor était un jeune homme bon et fort, mais qui savait garder sa place. Puis les années ont passé et Connor a exprimé le désir de revoir son propre clan, de retrouver les mentors qu’il avait suivis pour apprendre l’art guerrier…

Avide de ses propos, je le laissai me mener au milieu des sentiers. Malgré la neige encore abondante, ils avaient été empruntés récemment. Toujours devant, Silja ne faisait pas mine de ralentir pour nous attendre. Quant à Mars, il nous suivait docilement en observant le paysage.

Tu te doutes bien que, pour Nikja comme pour lui, ça a été un déchirement. Ils avaient chacun leurs rêves, leurs devoirs. Connor a fini par partir. Il revenait bien évidemment toujours revoir sa bien-aimée, mais ce n’était pas une vie idéale pour un jeune couple qui ne rêve que de passer du temps ensemble. Alors Nikja a cédé. Elle a annoncé à Silja, avec qui elle dirigeait conjointement le clan, qu’elle passerait la moitié de l’année sur le Mont Valkovjen et l’autre moitié à parcourir le Nord aux côtés de Connor.

Lèvres pincées, je hochai la tête. Si la décision avait dû être difficile à prendre pour Nikja, Silja avait dû, elle, la vivre comme une trahison.

Tu ne le sais peut-être pas, mais il est essentiel pour un chef Valkov de rester sur ses terres, pour assurer aussi bien la sécurité du mont sacré que celle de ses semblables. Nikja a brisé des décennies de traditions et partant avec Connor. Silja lui en voulait déjà beaucoup, à cette époque, de l’abandonner toute une moitié d’année à chaque fois. Puis est venu un printemps où ta mère est tombée enceinte. Elle a dû s’en rendre compte assez tard, car Connor et elle avaient déjà quitté le clan pour leur escapade annuelle. Comme elle était trop affaiblie pour rejoindre nos terres, elle a préféré accoucher dans l’un des hameaux au pied du Mont Valkovjen.

Shir eut soudain l’air vieux de mille ans lorsqu’il ralentit le pas en observant la neige piétinée entre ses grosses pattes. Son museau laissait échapper un souffle de vapeur qui disparaissait en volutes dans la brise légère.

Puis elle a changé d’avis. Nikja… quelle tête-de-mulle elle était, je comprends que ton père n’ait pas réussi à la raisonner, alors. Elle a estimé que son enfant devait naître dans les terres Valkov, auprès des siens. Et elle avait raison, mais c’était trop tard pour entreprendre le voyage. Le loup divin leva le museau dans ma direction d’un air abattu. Son expression me serra étrangement le cœur. J’ai assisté à ta naissance, Achalmy. Je vadrouillais sur le Mont le jour où Connor et elle ont attaqué l’ascension pour rejoindre le clan. J’ai perçu leur essence, l’effroi de ton père et la souffrance de ta mère. Ils ont trouvé refuge dans un cabanon de nos éclaireurs et tu y es né. J’ai ainsi assisté à la perte de l’un des miens et à l’apparition d’un autre. C’était aussi merveilleux que déchirant.

Le cœur au bord des lèvres, je fixais le chemin qui s’ouvrait devant moi. La brise me brûlait les yeux. Le froid ne parvenait pas à calmer mon cœur meurtri. Deux fois que l’on me contait ma naissance – et la mort de ma mère. Pourquoi était-ce à chaque fois si douloureux ?

J’espère que tu comprends un peu mieux la rancœur et la fureur de Silja, reprit calmement Shir au bout de quelques mètres parcourus au rythme du crissement de la neige. Elle n’a jamais pardonné à ton père d’avoir volé le cœur de ta mère et elle n’a jamais pardonné à sa sœur d’avoir fui ses devoirs. Quant à toi… je crains qu’elle ne te pardonne jamais d’avoir pris sa vie pour avoir la tienne. Je sais que ses accusations peuvent sembler déplacées, mais je te prierais de les prendre en compte. Silja n’est pas mauvaise, mais la perte de sa sœur jumelle l’a ébranlée à jamais.

— Vous en faites pas, soupirai-je en me protégeant de la bise qui devenait plus virulente maintenant que nous nous trouvions sur un plateau découvert. Je suis moi-même écœuré de savoir que ma vie n’a pu être possible que grâce au sacrifice d’une autre.

Compatissant et bienveillant, Shir m’observa quelques secondes en silence puis dressa les oreilles. Ses épaules puissantes glissèrent sous son pelage alors qu’il accélérait le pas.

Silja vient de retrouver le reste des éclaireurs. La divinité m’adressa un rictus qui devait être un sourire. J’ai hâte que tu fasses la connaissance de ton clan et de ta famille, enfant de Nikja.

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