Chapitre 5 - Alice

12 minutes de lecture

An 500 après le Grand Désastre, 1e mois du printemps, Lau Sak, Mor Avi.

Assise en tailleur dans la salle de prière du temple principal, je contemplais le plafond. Des guirlandes de griffes et de crocs de tigres étaient suspendues au-dessus de ma tête, certaines assez longues pour m’effleurer lorsque j’étais débout. D’après Lau Dih, il s’agissait de souvenirs de précédents Gardiens décédés. Je me demandais si les tigres du Lau Sak avaient la même espérance de vie que leurs cousins sauvages. Peut-être vivaient-ils plus longtemps grâce au toucher de Lau.

Des estampes couvraient deux des quatre murs de la pièce, certaines représentant le Sanctuaire lui-même, d’autres des Gardiens humains et animaux évoluant côte à côte. Les couleurs, majoritairement du brun et des teintes pastels, se fondaient harmonieusement dans la pièce en bois sombre et aux tapis beiges. Une statue en marbre à hauteur d’homme se dressait face à moi. Le tigre qui y était sculpté me toisait d’un air impérieux. Aux pattes de l’animal de pierre étaient disposées des coupes avec des encens ou des huiles odorantes qui parfumaient la pièce d’effluves que je ne connaissais pas. Ils étaient drôlement capiteux et alourdissaient mes paupières. Mon ventre plein n’aidait pas à chasser le sommeil.

Avec lenteur, je me levai, laissai traîner mon regard quelques secondes de plus sur les peintures murales, puis sortis sur la terrasse. Il était encore un peu tôt pour que les insectes envahissent l’air de leurs chants, mais la forêt qui nous entourait avait ses propres bruits : animaux faisant bruisser les fougères, buissons envahis d’abeilles, ramures secouées par le vent léger, les craquements des arbres en train de s’éveiller de l’hiver…

— Alice !

Tirée de mes pensées, je sursautai puis baissai le nez vers la jeune femme qui me toisait au bas de la terrasse. Soraya avait un seau d’eau entre les bras et l’air perplexe.

— Enfin tu m’écoutes, ronchonna la Sudiste en rehaussant le broc d’eau contre sa poitrine pour ne pas le laisser tomber. Je te cherchais, l’un des Gardiens m’a demandé d’arroser les tulipes dans le bac bleu.

Encore à moitié plongée dans mes divagations, je ne réagis pas tout de suite. Comme Soraya était certaine que j’allais la suivre, elle me devança et passa l’angle du temple. Réveillée par l’inquiétude de la perdre de vue, je glissai au bas de la terrasse puis suivis son chemin. Je la trouvai accroupie derrière le baraquement, en train de verser de l’eau dans un bac de tulipes à peine sorties de terre.

— Il y a des seaux qui nous attendent près du puits, m’indiqua la jeune femme en levant à peine le nez. Tu peux aller en chercher un ?

— Oui, murmurai-je en faisant demi-tour.

En échange du couchage et du repas, les Gardiens exigeaient de leurs visiteurs qu’ils prirent part à l’entretien du Sanctuaire. Soraya et moi n’avions pas dépensé une pièce, simplement quelques efforts pour une heure de nettoyage hier soir et un peu de jardinage ce matin. Comme les Gardiens humains du Lau Sak n’étaient que trois, ils demandaient une participation à l’intendance du Sanctuaire pour assurer l’accueil des pèlerins dans des conditions hospitalières.

Pensive, je remontai le sentier jusqu’au puits, installé près du temple principal. C’était ici que Lau Dih donnait des prières collectives pour Lau et recevait des pèlerins en échange privé. Dès la veille au soir, après qu’elle eût empêché Opa de me dévorer, je l’avais implorée de bien vouloir m’accorder une audience. Paisiblement, elle m’avait expliqué qu’elle était déjà occupée pour la soirée, mais qu’elle pourrait me recevoir dès le lendemain après-midi. J’attendais avec impatience que l’un des tigres sacrés vînt me trouver afin de me mener vers elle.

Soraya ne semblait pas perturbée, mais ma présence dans ce Sanctuaire me semblait déplacée. Je sentais quelque chose en moi remuer, comme si une part de mon être se refusait à fouler ce sol sanctifié. Était-ce l’infime essence d’Aion en moi, que je portais grâce à mes pouvoirs d’Élémentaliste ? La bénédiction de Kan, dont chaque Occidental héritait à la naissance ? Les essences de mes Dieux rentraient-elles en conflit avec celle de Lau qui imbibait le Sanctuaire ?


Les muscles de mes bras me faisaient grimacer à force de porter des seaux d’eau. J’aurais aimé qu’Al fût là, pour arroser les plantes rien que par la pensée. Et pour que je pusse voir les rayons du soleil éclairer ses yeux d’acier et le vent soulever ses mèches ébouriffées.

Alors que je venais de m’asseoir sur le bord d’une terrasse pour reposer mes bras fatigués, un petit tigre noir s’approcha de moi. Le souvenir d’Opa toujours bien ancré dans ma tête, je me raidis. Mais le Gardien se contenta de frotter son museau contre mon pied puis de s’éloigner en me fixant avec insistance. Méfiante, mais résolue à le suivre, je m’engageai derrière lui et me laissai mener jusqu’au temple principal. Là, il me laissa près de l’entrée, où Lau Dih lui donna une caresse derrière l’oreille puis une friandise qu’il croqua en une fraction de seconde.

Je frissonnai légèrement lorsque la jeune femme, pourtant pas plus grande que moi, darda ses yeux aux pupilles fendues sur mon visage. Un sourire doux, étrange, étira ses lèvres de la même couleur que sa peau. Ses cheveux noirs aux reflets vert sapin ne semblaient pas avoir vu de peigne depuis des années. Une simple tunique de coton resserrée à la taille par une cordelette la vêtait. Elle n’avait pas l’air d’avoir froid en ce début de printemps. Ses pieds nus évoluaient sans gêne aussi bien sur les chemins caillouteux que sur les tapis moelleux des temples.

— Fille de la foudre, me salua-t-elle de sa voix légère et apaisée.

— Gardienne Lau Dih, répondis-je avec révérence.

L’appellation lui arracha un sourire gêné. Sans attendre plus longtemps, elle me fit signe de la suivre du poignet. Des bracelets de bois agrémentés de perles et petits cailloux peints tintèrent à ce geste. Sans attendre, je m’engageai après elle. Soraya n’avait pas semblé pressée de rencontrer la Gardienne. Les Aviriens, encore plus leurs prêtres, semblaient la mettre mal à l’aise. Je me persuadai que la Sudiste ne m’en voudrait pas si j’allais à la rencontre de Lau Dih seule, puis entrai dans le temple.

À la fois impatiente et craintive, j’emboîtai le pas à la Gardienne jusqu’à une porte coulissante. Tranquillement, Lau Dih la poussa puis m’invita à entrer d’une inclinaison du menton. Je me précipitai à petites foulées dans la salle. Elle referma derrière moi puis se dirigea vers l’angle de la pièce, juste assez grande pour que quatre personnes s’y sentissent à l’aise. Un service à thé y était installé. Lorsqu’elle se tourna vers moi pour m’en proposer, je secouai la tête comme une enfant avant que mon éducation ne prît le pas.

— C’est très aimable de votre part, mais je ne prendrai pas de thé.

— Comme tu le souhaites, murmura la Gardienne en se servant une tasse d’infusion.

Une odeur de menthe et de camomille envahit la pièce. Ces senteurs m’étaient plus familières. Lau Dih avait-elle fait exprès de faire infuser des plantes que je connaissais mieux ? Une pointe de culpabilité me prit d’avoir refusé la boisson chaude.

Une table basse accompagnée de coussins plats occupait le centre de la salle. Nous nous y installâmes en silence et j’attendis que Lau Dih prît la parole en premier. Comme je ne pipais mot, la Gardienne sourit dans la buée de son thé puis posa sa tasse sur la table.

— Est-ce la première fois que vous visitez un Sanctuaire, ta compagne et toi ?

— N-Non, bredouillai-je, encore étonnée de son Oneirian fluide, nous avons déjà visité le Hiel Sak.

— Je comprends mieux pourquoi vous ne connaissez pas encore très bien nos coutumes, déclara Lau Dih avant d’avaler une nouvelle gorgée d’infusion. Le Hiel Sak est très grand et visité, les Gardiens n’accordent donc que très peu d’audiences privées. (Elle tourna la tête vers une petite fenêtre qui donnait sur la forêt environnante.) Les Sanctuaires de la Faune et de la Flore étant moins connus, nous avons plus de temps pour nos fidèles.

Elle darda ses yeux de bronze sur moi, me rendant soudainement nerveuse. Consciente du trouble qu’elle provoquait chez moi, elle adoucit son expression.

— Tu es une envoyée de tes Dieux, bien que tu l’ignores, fille de la foudre, annonça-t-elle d’une voix maîtrisée, envoûtante. C’est pour cela que Lau réagit en toi, il ressent les essences diffuses qu’héberge ton askil.

Ton âme, ton esprit.

Mortifiée, à la fois émerveillée et terrifiée par sa déclaration, je ne répondis rien. Comment Lau interprétait-il ma venue ? J’espérais qu’il n’y voyait aucune provocation.

— Est-ce qu’il… (Je rougis d’avance de ma question idiote, mais la prononçai quand même :) Est-ce que Lau vous en a parlé ? De ce qu’il avait ressenti à travers moi ?

Une expression songeuse passa sur les traits de la Gardienne. Elle sembla réfléchir un moment avant de répondre :

— Nos croyances sont si différentes, autant dans l’essence que nous prions, que dans la façon dont nous prions, que je ne pense pas possible que nous puissions entièrement nous comprendre. Néanmoins, je vais essayer de te répondre, fille de la foudre.

— Alice, soufflai-je alors d’une voix timide. Je m’appelle Alice.

Un petit sourire étira la bouche songeuse de la jeune femme.

— Eh bien, Alice, comment t’expliquer ? Les Gardiens et moi, que nous soyons humain ou tigre, partageons la conscience de Lau. Nous sommes ses premières sources d’incarnation de l’esprit.

Je n’osai pas lui dire que j’étais déjà en partie perdue. Concentrée, je restai silencieuse alors qu’elle continuait de sa voix apaisante :

— Tu sais que tout Mor Avi prie un Dieu unique, Rug Da. Le Changeur. Néanmoins, il ne s’agit pas d’une entité unique. En effet, chaque Avirien est libre de donner à Rug Da l’essence qui lui plaît : la mer, le tigre, la rose ou même la femme. Il y a donc autant de… (Elle hésita sur le mot à employer. La traduction de l’avirien vers l’oneirian ne devait pas faciliter sa tâche.) Il y a autant de versions de Rug Da qu’il y a d’esprits, d’askil, pour l’imaginer.

— Il y a autant de Rug Da qu’il y a d’Aviriens ? soufflai-je, car c’était une partie de leur foi que je ne comprenais pas bien.

— Pas tout à fait. Certains Aviriens croient en une même forme de Rug Da. C’est pour cela que les Sanctuaires existent. Ici, nous sommes trois Gardiens à croire que Rug Da est Lau, le tigre mystique. Il y a des décennies, un groupe d’Aviriens a commencé à croire que Lau était une forme de Rug Da, alors elle est devenue… tangible. Lau s’est manifesté par le biais de tigres sacrés et a commencé à envahir leurs askil de manière plus… imposante. Ils portaient donc une partie de l’essence de Lau en eux ; ils étaient ses premiers Gardiens – mais aussi ceux qui ont modelé sa nature pour la tirer de Rug Da.

Je hochais la tête distraitement au fil de son explication. Quand elle baissa la voix pour prendre une gorgée de thé, je cessai le mouvement pour réfléchir. Rug Da pouvait prendre une certaine forme lorsque plusieurs Aviriens croyaient en celle-ci. À partir de là, leur idée de Rug Da devenait… réelle et la nouvelle essence prenait racine dans leur askil.

J’étais tout bonnement émerveillée.


— Vous êtes devenue Gardienne il y a longtemps ? demandai-je à Lau Dih alors qu’elle reposait sa tasse de thé.

— Tout dépend de ta notion de temps. Cela fait cinquante ans que je me suis dévouée à sauvegarder l’essence de Lau et à étendre son esprit en partageant mes croyances auprès des pèlerins.

— Cinquante ans ? bredouillai-je, prenant conscience que même ma mère n’avait pas foulé la terre aussi longtemps.

Une question maladroite faillit m’échapper, mais je la retins à temps. Il serait mal venu de demander à Lau Dih si elle était immortelle. Après tout, elle avait l’air d’avoir mon âge, mais ce n’était qu’une illusion physique. Une sagesse tranquille luisait dans ses yeux de bronze. Je me demandais si elle conservait l’apparence qu’elle avait le jour où elle s’était engagée auprès de Lau.

— Pour revenir à tes interrogations, Alice, reprit la Gardienne en redressant le nez, je suis prête à t’écouter et à te répondre si cela est dans mes capacités.

Je déglutis péniblement. Même si j’avais déjà réfléchi à la façon dont je lui exposerais mon problème, je me sentis soudain incapable de tout lui raconter. Une idée se mit à bourgeonner dans ma tête et je décidai de la suivre :

— Mon amie et moi… Soraya et moi, nous sommes des voyageuses en provenance d’Oneiris. (Le visage de Lau Dih n’exprima rien de particulier ; nous ne devions pas être les premiers Oneirians à venir jusqu’ici.) Plus précisément, Soraya est une marchande sudiste et je… je suis son scribe, en quelque sorte. Sa traductrice, sa comptable… J’ai appris les lettres et les chiffres auprès d’un Noble occidental.

Je laissai ma phrase mourir avant de reprendre le plus paisiblement possible :

— Nous sommes venues à Mor Avi pour commercer. Néanmoins, après un séjour peu fructueux à Gahana, nous avons décidé de nous enfoncer dans les terres afin de trouver des marchandises encore plus… exotiques.

Lau Dih n’exprimait toujours rien. Mais, alors qu’elle avait semblé aimable et patiente tout ce temps, ses sourcils se froncèrent légèrement, ses yeux divaguèrent dans le vide. Sa bouche plissée ne souriait plus.

— Nous n’allons pas rester longtemps, ajoutai-je en sentant ma voix devenir plus aiguë sous le coup de l’angoisse. Nous terminons nos travaux de participation puis partons le plus rapidement possible. (Je m’efforçai de sourire, mais fus convaincue que mes lèvres ne formaient qu’un rictus crispé.) Je vous remercie chaleureusement pour les explications que vous m’avez apportées à propos de Rug Da et de Lau. J’ai toujours voulu en apprendre plus sur vos croyances.

Alors que je me levais maladroitement, pressée par l’aura froide que Lau Dih dégageait à présent, la Gardienne tendit brusquement la main pour m’attraper le bras. Je me figeai alors qu’elle levait des yeux soucieux dans ma direction. Sa voix était rauque lorsqu’elle prit la parole :

— Fille de la foudre, Alice… j’aimerais te croire. Je sais que tu es Occidentale et que ton amie vient des Terres du Sud. Vos accents et vos pouvoirs ne mentent pas. Mais je suis attristée de voir que tu ne me fais pas assez confiance pour me confier la raison pour laquelle vous avez réellement vogué jusqu’à Mor Avi.

Je me sentis pâlir – ou rougir, voire un mélange des deux. La honte et la peur grossirent en moi, bloquant mon estomac et encombrant mes voies respiratoires. Ma main, celle que Lau Dih retenait avec force, mais sans brusquerie, se mit à trembler.

— Des marchands sudistes ont déjà voyagé jusqu’à notre Sanctuaire, continua la Gardienne avec une expression blessée. Ils se déplaçaient en groupe, avec des chevaux, des calèches, des chiens et des enfants… Comment se sont-ils appelés, déjà ? Une ca… caravelle ?

— Caravane, chuchotai-je, mortifiée par mes mensonges et encore plus par le fait qu’elle les eût démasqués aussi rapidement. Les marchands sudistes voyagent en caravanes.

La Gardienne m’observa en silence pendant quelques secondes. Je n’osais plus la regarder dans les yeux. Je ne méritais pas son calme et sa patience.

— Alice… tu es une bonne personne, Lau me le souffle, mon cœur me le confirme. Pourtant, tu sembles avoir honte de ce qui vous a amenées à Mor Avi, ton amie et toi.

Je secouai la tête en sentant les larmes monter à mes yeux.

— Je n’en ai pas honte. Je me sens… terriblement gênée à l’idée de vous exposer mon problème parce qu’il pourrait… brusquer Lau.

Ses sourcils noirs se haussèrent jusqu’au milieu de son front. Puis elle rit légèrement en lâchant mon poignet. À la fois soulagée et inquiète, je massai ma peau puis me rassis. Lau Dih récupéra sa tasse de thé pour la remplir de nouveau.

— Une tasse de thé, Alice ?

— Je veux bien, s’il vous plaît.

Dès que la Gardienne fut de nouveau assise face à moi, nos boissons fumantes entre nous, elle posa doucement la main sur le poignet qu’elle retenait quelques instants plus tôt. Puis elle m’adressa un hochement de tête sérieux.

— Reprends. Sans mensonges. Et sans considération pour les éventuelles insultes que tu pourrais faire à Lau – ou à Rug Da.

— Mais… commençai-je, ébahie par ses propos presque blasphématoires.

Elle me coupa avec un sourire apaisant.

Lau est en ce moment même avec moi, expliqua-t-elle en touchant le creux de sa gorge, où pendait un petit lion en bois auquel je n’avais pas fait attention jusqu’ici. Et il est curieux de savoir qui tu es, émissaire des Dieux étrangers, et pour quelle raison tu es ici.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Co "louji" Lazulys ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0