Chapitre 4 - Alice

16 minutes de lecture

An 500 après le Grand Désastre, 1e mois du printemps, Gahana, Mor Avi.

Soraya et moi avions passé le reste de la journée à nous renseigner auprès des Gardiens et à les observer pendant l’accomplissement des rites. Perturbées par l’impassibilité des prêtres aviriens et déçues par l’absence d’indices sur l’éventuelle présence de Kan, nous avions décidé de suivre le groupe d’Aviriennes que j’avais aperçues pendant l’ascension de la colline. Les femmes se dirigeaient vers le Lau Sak, le Sanctuaire le plus proche de Gahana et le premier d’une série de temples dédiés à la faune.

Après un rapide déjeuner au Sanctuaire, nous nous étions élancées à la suite du groupe d’Aviriennes, qui avait traversé Gahana sans s’arrêter. À la sortie ouest de la ville, des guides aviriens proposaient leurs services auprès des pèlerins et des touristes. Soraya et moi nous fîmes arrêter plus d’une fois à cause de nos tenues de voyage et nous faillîmes perdre de vue le groupe de femmes. Celles-ci ne semblaient pas avoir remarqué que nous les suivions, ce qui m’arrangeait plutôt bien en réalité. J’avais peur de ne pas les convaincre si l’une d’elles venait nous questionner sur les raisons qui nous poussaient à les suivre.

Nous les avions accompagnées jusqu’au soir, où nous avions monté un camp à une distance raisonnable des pèlerins, tout en étant assez proches pour les entendre s’en aller. La jument baie attachée à un arbre proche, nous nous étions abritées sous notre petite tente de voyage – une grande toile plus ou moins étanche et quelques pièces de bois en guise d’armature – et avions dormi épisodiquement, angoissées à l’idée que le groupe partît sans nous.


— Tu es sûre et certaine que nous n’aurons pas besoin de guide ? s’enquit Soraya en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule.

Midi venait de passer. Les bois s’étendaient à perte de vue autour de nous, mais le large chemin que nous suivions – toujours derrière le groupe de pèlerins – me rassurait sur notre position. Les Sak étaient souvent visités par les Aviriens et de nombreuses routes de centaines de kilomètres les reliaient les uns aux autres. Nous étions en ce moment même sur la voie des Sanctuaires de la Faune et de la Flore, qui débutait par le Lau Sak, le Sanctuaire du Tigre, se poursuivait par l’Ark Sak, celui du Faucon, et s’étendait jusqu’au Gar Nek.

— Le groupe de femmes se dirige vers le Lau Sak, soufflai-je à l’adresse de Soraya, qui grignotait un quignon de pain accompagné d’un morceau de dinde. C’est le Sanctuaire le plus proche de Gahana. Nous allons nous y renseigner et, si nous n’obtenons aucune information intéressante, nous irons ailleurs. Mais, tant que nous sommes avec les pèlerins, nous ne risquons pas de nous égarer.

— Aller où après le Lau Sak ? soupira l’Impératrice en me jetant un regard abattu. Alice, j’ai peur de traverser Mor Avi de long en large sans trouver d’indices sur Dame Kan. Il va nous falloir des mois pour visiter chaque Sanctuaire et grapiller des informations auprès des Gardiens.

La gorge serrée par l’appréhension d’une telle situation, je ne répondis pas tout de suite. J’avais envie de croire que nous trouverions rapidement des indices sur la présence éventuelle de la divinité du Temps. Que nous serions de retour à Oneiris avant l’été, quand il ne serait plus possible de traverser l’océan occidental.

— Il faut garder espoir, affirmai-je avec plus de conviction que je n’en avais réellement. Nous le devons aux Dieux.

— Les Dieux… chuchota Soraya avant d’avaler goulûment le reste de son déjeuner. Je n’wai pwus confianwe en eux, je cwois.

Sa remarque était trop dramatique pour que je risse de sa prononciation étouffée. Soudain envahie d’une morosité étourdissante, je la dévisageai sans savoir quoi dire.

— As-tu encore la foi ? finis-je par murmurer du bout des lèvres, comme effrayée d’être entendue par nos divinités protectrices.

Le visage de Soraya se plissa dans la réflexion. Des boucles brunes lui tombaient devant les yeux et s’emmêlaient dans ses longs cils. Ses lèvres pleines se plissèrent amèrement avant de donner leur réponse :

— J’ai foi en eux. Mais je n’ai plus confiance. Je suis persuadée qu’ils existent et pensent à nous – j’en ai été témoin au même titre que toi – mais je ne sais plus s’ils méritent nos croyances.

— Ce sont nos créateurs ! m’insurgeai-je avant de rougir de mon argumentaire naïf.

— Et nous sommes la clé de leur vie éternelle, répondit tranquillement la Sudiste, guère dérangée par mon haussement de voix.

Mon cœur battait rapidement contre mes côtes. Un mélange de colère, d’indignation, de doutes et de remords me tordait l’estomac. Les propos de Soraya me semblaient blasphématoires, mais aussi douloureusement justes. Après tout, comment pardonner à des Dieux qui avaient préféré fuir leur berceau plutôt que de tenter d’y remettre de l’ordre ? Comment pardonner une divinité déchue qui avait planifié de me tuer simplement pour tromper ma famille ?

Avec un soupir résigné, je pinçai les lèvres. Plus tard. Je me pencherais sur le cas de ma foi lorsque j’aurais accompli ma mission. La vie d’Achalmy en dépendait. J’allais retrouver Kan, peu importaient le temps et la distance.


Même si la route fut longue jusqu’au soir, le dénivelé resta quasiment nul. Nous n’avions donc pas tant souffert du trajet et avions apprécié les paysages qui s’étaient offerts à nous lorsque les bois étaient clairsemés. Ce n’était rien de plus extraordinaire que des prairies, mais un simple dégagement nous permettait de voir le ciel et me donnait ainsi l’impression d’être de nouveau connectée au reste du monde.

Toujours à une certaine distance du groupe de femmes, mais assez proches pour les entendre en cas de départ précipité, nous dînâmes dans un silence fatigué de poisson séché et de pois tendres. De son sac, Soraya sortit quelques dates enveloppées dans un tissu que nous partageâmes en réengageant la discussion.

— Nous devrions arriver demain soir, déclarai-je à l’adresse de mon amie, espérant lui redonner un peu d’enthousiasme.

— Est-ce que nous pourrons nous reposer quelques jours au Sanctuaire ? s’enquit Soraya en s’étendant paresseusement sur sa couverture.

— Eh bien… si le Gardien en chef est en mesure de recevoir des pèlerins pour la nuit… pourquoi pas. Dans le cas contraire, il faudra camper.

— Camper… marmonna la Sudiste avant de s’étirer en bâillant. Je suis lasse de camper, d’avoir froid la nuit, de manger des aliments si simples… J’ai envie d’un bain. Un bon bain chaud, parfumé à l’eau de rose. D’un joli garçon pour me masser les épaules. Et d’un plateau de gourmandises.

Un pâle sourire m’étira les lèvres. Mon ancienne vie me manquait aussi – même si j’étais certaine de ne pas avoir vécu avec autant de richesses que Soraya.

— Penses-tu qu’il y a des tigres, là où nous allons ? (Devant mon expression étonnée, elle précisa :) Le Lau Sak, c’est le Sanctuaire du Tigre, non ?

— C’est bien cela… mais de là à ce qu’il y ait des tigres ? Je l’ignore.

— J’en ai déjà vu un, dans une caravane de marchands. Ils vendaient des animaux exotiques.

Soraya avait prononcé ces mots avec un sourire félin, les yeux brillants comme des pépites grâce aux flammèches qui les éclairaient.

— Quel genre d’animal ?

— De gros félins, comme des lions, des panthères, des tigres… mais aussi des herbivores comme il n’en existe pas sur Oneiris. Des reptiles géants, comme des lézards, mais en plus long. Des oiseaux multicolores. Parfois des insectes dont les couleurs changent selon la lumière et l’angle.

Ma bouche s’était ouverte d’ébahissement au fur et à mesure de l’énumération. Je ne parvenais pas à imaginer ces animaux, que certains contes pour enfants mentionnaient brièvement. Des créatures que ni la toundra nordiste, ni les plaines occidentales, ni les forêts orientales ni le désert austral ne pouvaient accueillir. Elles appartenaient à d’autres contrées, où les climats étaient encore différents. Je n’avais jamais quitté Oneiris avant d’entreprendre mon voyage vers Mor Avi et j’étais dévorée de curiosité au sujet de ces animaux. En tant que dirigeante de terres marchandes, Soraya avait dû avoir l’occasion de voir des objets venus d’ailleurs, des créatures uniques au monde, des mets étrangers… J’enviais cette chance de voir transiter des milliers de marchandises sur ses contrées.


Nous fûmes gênées pendant la nuit par une bruine collante qui nous empêcha de fermer l’œil et rendit notre jument nerveuse. Le groupe de pèlerins avait aussi dû être embarrassé par la pluie, car il leva le camp aux premières lueurs de l’aube. Moroses et fatiguées, mais, surtout, impatientes de laisser la bruine derrière nous, Soraya et moi ne prîmes que quelques minutes pour rassembler nos affaires.

Ce ne fut qu’en milieu de matinée que le ciel se découvrit pour laisser passer quelques rayons de soleil. Ragaillardies par la montée de température et la disparition des dernières brumes, autant les femmes qui nous précédaient que la Sudiste et moi accélérâmes. Le chemin boueux et la lourde atmosphère nous avait ralenties et nous risquions de ne pas parvenir au Sanctuaire à la fin du jour.

Je me demandais ce que j’allais pouvoir demander aux Gardiens du Lau Sak. À Gahana, Soraya et moi étions restées très évasives, apeurées à l’idée d’irriter un Gardien ou un habitant. Nous avions peur d’être malvenues, avec nos étranges questions à propos d’aura, de Dieux, de Temps et de changements. Nous avions donc été courtoises et avions joué les touristes un peu trop curieuses pour approcher les Gardiens et les questionner sur l’essence de Hiel, la forme de Rug Da qu’ils vénéraient. Néanmoins, nous nous étions rapidement rétractées devant les réponses redondantes et laconiques des prêtres : des ouvrages sur la religion avirienne étaient disponibles à la consultation dans certains bâtiments et, si nous ne savions pas lire, quelques Gardiens assuraient des permanences auprès des touristes et des nouveaux habitants de Gahana pour les sensibiliser à Hiel.

J’entretenais plusieurs théories sur ce qu’avait pu devenir Kan en s’exilant à Mor Avi. En l’absence de prières en sa faveur, la Déesse avait pu tout simplement disparaître, son essence dissipée par des décennies d’oubli. Après tout, nous n’avions aucune preuve que la Divinité du Temps existait toujours en ce monde. Galadriel l’avait sentie s’exiler, mais ne savait pas si son égale avait pu maintenir son intégrité en changeant de continent. Une autre piste que je soupçonnais était l’assimilation. Kan avait pu se fondre dans la religion avirienne, adopter une forme de Rug Da ou même devenir le Changeur lui-même. Cette dernière perspective me donnait des vertiges, car je ne voyais pas comment je pouvais arracher une divinité au berceau qu’elle s’était nouvellement construit.


Ces divagations m’occupèrent une bonne partie de la journée, jusqu’à ce que l’on croisât d’autres groupes de pèlerins. Arrivés par des chemins parallèles, ils nous rejoignirent sur la route principale qui menait au Lau Sak. Quelques pancartes en bois solide et profondément enfoncées dans le sol indiquaient diverses directions, avec pour destination un Sanctuaire différent. Le Lau Sak n’était plus qu’à une lieue à l’ouest.

Soraya traînait les pieds sur le chemin qui nous restait à parcourir. L’air maussade, elle grignotait des fruits secs en attendant de s’installer pour un repas un peu plus consistant. J’avais peur qu’elle fût déçue en arrivant au Sanctuaire. Celui de Gahana était réservé aux Gardiens et à la pratique des rites sacrés, pas à l’accueil des croyants ou des visiteurs de longue durée. Les Sanctuaires étaient-ils tous les mêmes ? Peut-être que la localisation plus isolée du Lau Sak permettait aux Gardiens d’accueillir les voyageurs. Je l’espérais pour Soraya, car elle semblait sincèrement dépitée par notre voyage. Et je devais reconnaître que je souhaitais moi aussi me reposer dans un vrai couchage et profiter d’une bassine chaude.


Bientôt des bâtiments commencèrent à apparaître au milieu des bois. Je fus étonnée de leur hauteur, car je m’attendais à retrouver les structures de plain-pied du Hiel Sak. À mesure que nous approchions, je notai tout de même que l’architecture était similaire. Des fondations et des murs en bois – ici d’un rouge-violet sombre – complétés par des toits d’ardoise – d’un vert sapin pour se fondre dans les ramures des arbres environnants. Si je m’étais attendue à voir des zones dégagées pour faciliter l’activité humaine, il n’en était rien. De simples chemins de terre zigzaguaient entre les bâtiments, sans jamais prendre place sur la nature. Des arbres se dressaient sous les toits des édifices les plus hauts, des plantes grimpantes escaladaient les murs et les terrasses qui surélevaient les baraquements, des fougères envahissaient les bas-côtés. À intervalles réguliers étaient disposés d’immenses pots et des jardinières qui accueillaient des arbustes ou des fleurs multicolores.

Trois temples s’imposaient, au milieu de la dizaine de baraquements, par leur hauteur et leur somptuosité. Des fines colonnades torsadées joignaient les étages entre eux, agrémentées de guirlandes naturelles – ficelles, branchages, fleurs, feuilles, cailloux décorés à la peinture – qui couraient entre elles. Comme au Hiel Sak, les toitures se finissaient sur des moulures finement réalisées, ici en forme de tigres. Des portes coulissantes réalisées dans de la toile épaisse permettaient d’aller et venir entre les temples et les escaliers côtoyaient les rampes pour permettre à tous, même aux infirmes, d’accéder aux édifices.

Ébahie par la sérénité et l’harmonie que dégageait le lieu, je ne remarquai les animaux sauvages qu’au dernier instant. Installés confortablement au milieu d’énormes coussins rouges, verts et orange, une douzaine de tigres occupait le Sanctuaire. Si la plupart ronflait à l’ombre des toitures, une partie se baladait librement entre les temples, prêtant à peine attention aux humains qui les dépassaient.

Grands blancs, petits fauves, noirs trapus, roux longilignes… leurs couleurs et leurs tailles étaient si différentes que je restai dubitative : difficile de les considérer d'une même espèce. Mais l’évidence était sous mes yeux : c’étaient tous des tigres et ils côtoyaient les Hommes avec une indifférence et une nonchalance qui relevaient du divin.

Un sourire aussi admiratif que craintif m’étira les lèvres alors que nous avancions vers les temples : le Sanctuaire du Tigre n’avait pas volé son nom.

Soraya semblait tout aussi émerveillée que moi. Si le Hiel Sak l’avait plutôt laissée de marbre, le Lau Sak semblait l’intriguer. Il fallait dire que le Sanctuaire avait de quoi arracher un sifflement d’ébahissement, même à la dirigeante des plus grandes Terres marchandes.

Le groupe de femmes devant nous s’engagea sans hésiter vers l’un des trois grands bâtiments, passant à moins de deux mètres d’un imposant tigre blanc. Le fauve les observa d’un œil fatigué puis darda son regard bleu sur nous. Je frissonnai, pinçai les lèvres puis, idiotement, m’inclinai devant l’animal. Soraya me jeta un regard interdit lorsque je me redressai. Mais je n’avais aucune raison à lui apporter ; il m’avait semblé normal de saluer le tigre. Après tout, c’était, d’une certaine façon, un Gardien.

La femme qui dirigeait le groupe de pèlerins grimpa sur la terrasse du grand temple le plus proche et réclama l’attention de ses suivantes pour leur faire une rapide présentation en avirien :

— Mes sœurs, nous sommes à présent au Lau Sak, Sanctuaire dont les Gardiens sont essentiellement des tigres. (Un murmure d’étonnement craintif parcourut le groupe et la meneuse haussa la voix pour se faire entendre de toutes.) Je vous rassure, ils ont tous été touchés par Lau, la forme de Rug Da vénérée ici. Ce sont donc des animaux apprivoisés, qui ne vous feront aucun mal à moins que vous ne saccagiez les temples. Si jamais vous vous sentez mal à l’aise en présences des tigres, vous pouvez toujours vous recueillir auprès des Gardiens humains. Ils sont au nombre de trois et se trouvent dans ces bâtiments (elle désigna tour à tour les trois temples qui se démarquaient des autres) où l’on peut quémander une rencontre avec eux.

De nouveaux murmures traversèrent le groupe, d’impatience et de ferveur cette fois-ci. Soraya avait mené notre jument à l’ombre d’un chêne pour la faire brouter et observait avec méfiance le tigre blanc près de nous. Profitant de la légère dispersion chez les pèlerins, je m’approchai de leur groupe pour écouter la suite de la présentation.

— Je vais aller à la recherche de Lau Dih, qui est la Gardienne en chef de ce Sanctuaire. Je vous laisse profiter du Lau Sak comme bon vous semble, mes sœurs. Nous nous donnons rendez-vous ici même au coucher de soleil pour le dîner. Sur ce, que Rug Da vous protège.

Et, sans un mot de plus, la meneuse s’enfonça dans le temple par l’ouverture en toile coulissante.


La tête pleine de nouvelles informations, je rejoignis Soraya. Sa gourde dans une main et une poignée d’herbe arrachée dans l’autre, elle toisait sans rien dire le tigre le plus proche de nous.

— Tout va bien ? soufflai-je, étonnée par son visage fermé.

— Je suis fatiguée, se contenta-t-elle de répondre en quittant l’animal des yeux pour les poser sur moi. Et… comment dire ? Hébétée ? J’ai l’impression que tout va trop vite pour moi, que je n’arrive pas à… me connecter à notre voyage, comme si je le subissais de loin.

Mon cœur se serra à ces paroles. Comment lui en vouloir ? Elle avait accepté de m’accompagner, mais c’était en partie par défaut. Elle aurait couru au suicide en rejoignant Lissa pour réclamer son trône et partir en voyage lui avait semblé un détour indispensable. Malgré tout, elle restait une jeune femme qui vivait dans le luxe depuis sa naissance et n’avait jamais eu à faire d’efforts pour obtenir quoi que ce fût. Notre aventure devait lui être rude, par bien des côtés. Nous vivions au rythme du jour et de la nuit, nous nourrissant de mets simples et de longues conservations, dormions sous une bâche à peine étanche et gémissions de nos ampoules.

Un sourire dépité m’étira les lèvres. Une reine et une impératrice suant sur les routes d’une contrée inconnue pour retrouver leur Déesse disparue. Nous faisions un triste spectacle. Mais nous aurions de splendides histoires à raconter à nos enfants.

— Je vais aller à la recherche d’un Gardien, annonçai-je à ma compagne de route en lui adressant un sourire que j’espérais réconfortant. Je lui demanderai si nous pouvons loger ici. (Je tapotai la poche intérieure de mon manteau, où une partie de mon argent était rangée.) Et s’ils demandent une compensation financière, il ne devrait pas y avoir de problèmes.

Toujours l’air maussade, Soraya hocha brièvement la tête puis retourna à la contemplation du tigre. Prenant soin de m’éloigner de ce dernier, je m’aventurai prudemment entre les jardinières et les immenses pots de fleur pour rejoindre le temple dans lequel la femme pèlerin avait disparu. De près, je remarquai que des plantes grimpantes à fleurs blanches envahissaient la façade qui ne possédait pas d’entrée. De grosses gamelles d’eau étaient disposées à côté des larges coussins qui accueillaient des tigres lourdement assoupis. Je souris, tout en restant à distance raisonnable. Ces fauves avaient beau être des envoyés de Rug Da, ils restaient des animaux sauvages dont le comportement était imprévisible. Je n’avais pas l’intention de les déranger ni de les provoquer.

Pourtant, à peine avais-je fait un pas en direction de l’entrée que l’un des tigres endormis, un grand blanc dont le garrot me dépassait, se dressa brusquement et rugit à mon attention. Je me pétrifiai de peur, le cœur comprimé dans ma poitrine par le sursaut d’angoisse. Les yeux bleus de l’animal plantés sur moi me donnaient l’impression d’avoir ses crocs autour de la gorge. Nerveuse, je reculai lentement d’un pas en levant les mains.

— Je ne veux aucun mal à Lau, soufflai-je à l’animal, espérant qu’il comprît le langage humain. Je suis seulement venue visiter et rencontrer le Gardien en chef.

Toujours prêt à me bondir dessus, le tigre émit un drôle de feulement, à mi-chemin entre le grognement et le raclement de gorge. J’étais incapable de traduire ceci. La panique faisait trembler mes jambes et rendait ma vision brouillée. Pourquoi étais-je plus déstabilisée par un tigre que par une divinité ?

Alors que les serres de la peur continuaient à s’enfoncer dans mon ventre, je me questionnai sur son origine. Bien évidemment, je craignais l’animal, mais je restais une Élémentaliste qui avait pris part à un affrontement quasi-divin. J’étais capable de le mettre hors d’état de nuire. Pourquoi me sentais-je aussi insignifiante et apeurée ?

— Je ne te veux aucun mal, répétai-je d’une voix rendue tremblante par l’effroi. Je t’en prie, Gardien.

Le tigre sembla plisser les yeux. La gueule toujours béante, il se recroquevilla lentement sur lui-même, comme un chat s’apprêtant à bondir sur une souris. L’angoisse fusa doublement dans mes veines. Était-ce le Gardien lui-même qui, d’une façon ou d’une autre, me communiquait une peur supérieure à celle que je devrais ressentir ? C’était tout à fait possible ; il s’agissait d’une méthode de défense efficace après tout.

Comprenant que ma vie était soudainement en jeu, j’insufflai rapidement et fis courir des étincelles entre mes doigts. Le tigre se replia brusquement sur lui-même en grondant, le bleu de ses yeux prenant une teinte glacée.

Alors que j’étais prête à l’assommer à l’aide d’un arc électrique, une silhouette apparut à l’entrée du temple. Si je ne l’avais pas aperçue dans mon champ de vision, je ne l’aurais peut-être pas remarquée. Sa discrétion était déconcertante. D’un pas certain, la jeune femme s’approcha de moi, une main tendue vers le tigre.

— Opa, doucement, murmura-t-elle dans un avirien envoûtant et délicat.

Lentement, la Gardienne se tourna vers moi. Je restai médusée devant les lobes et les bouts de ses oreilles en pointe, ses yeux de bronze aux pupilles fendues et sa peau aux reflets cuivrés. Elle dégageait une aura à la fois puissante et bienveillante. D’un mouvement gracieux, elle fit reculer le tigre en apposant la paume sur son front puis m’adressa un petit hochement de tête.

— Fille de la foudre, Opa ne te veut plus de mal, déclara-t-elle dans oneirian impeccable. Je te prierai de ranger tes propres griffes.

La honte me colora les joues lorsque je laissai disparaître mes étincelles. Que m’étais-je imaginé en brandissant mes pouvoirs d’Élémentaliste en plein milieu d’un Sanctuaire ? C’était violer l’essence même de ce lieu de culte.

Quelle sottise.

Encore mortifiée, je ne pipai mot tandis que la jeune femme murmurait quelques paroles apaisantes à son tigre. Après quoi, elle s’approcha doucement vers moi pour me tendre sa paume ouverte. Comme cette tradition de salut m’échappait, je restai plantée devant elle pendant quelques secondes avant de déposer ma propre main dans la sienne.

La jeune femme m’adressa un sourire chaleureux.

— Bienvenue au Lau Sak, fille de la foudre. Je suis Lau Dih, la Gardienne en chef de ce Sanctuaire.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Co "louji" Lazulys ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0