Chapitre 19 - Alice

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An 500 après le Grand Désastre, 1e mois de l’hiver, Le Noyau

Le lendemain matin, je fus la première debout. Après avoir quitté la tente que j’avais partagée avec Soraya, je me dirigeai vers les restes de notre festin. Al somnolait à proximité, emmitouflé dans sa couverture. J’étais toujours aussi étonnée qu’il pût dormir par terre sans broncher.

J’étais en train de rassembler les outres et les vêtements laissés de côté pour la nuit quand Achalmy émergea du sommeil. Il étira ses membres – sauf son bras blessé – puis observa la voûte céleste en silence. Je le rejoignis dans sa contemplation. Au-delà des branches aux feuilles grasses qui nous surplombaient, les étoiles pâlissaient sous l’assaut du soleil. Bientôt, Galadriel viendrait nous chercher et mettrait fin à notre quête.

— Tu as bien dormi ? soufflai-je à mon compagnon en me laissant choir près de lui. Tu n’as pas eu froid ?

— Non, l’air est resté tiède toute la nuit. (Il m’adressa une mimique narquoise.) Soraya t’a pas empêchée de dormir ? Elle avait l’air impatiente de repartir hier soir.

— Elle s’est rapidement endormie. Et elle n’est pas la seule à vouloir reprendre la route.

Al se redressa pour attraper une gourde.

— Galadriel ne devrait pas tarder. Nous allons lever le campement et partir.

Il acquiesça avant de jeter un coup d’œil à la tente.

— Au fait, ce que Soraya a dit l’autre jour, être ta conseillère ou que sais-je…

— Elle m’a proposé d’être ma conseillère en relations étrangères. Après tout, elle a le sens de la diplomatie, des échanges, dans le sang. Ensemble, j’ai bien espoir de construire des relations plus solides avec les autres Terres !

— Même avec l’Est et le Nord ?

Il y avait comme un défi dans les yeux gris-bleus d’Al. Je lui répondis par un sourire tranquille.

— Oui. Je compterai aussi sur toi pour me conseiller vis-à-vis des Nordistes. (Avant qu’il pût répliquer, je précisai :) Tu vas te rendre au clan Valkov, n’est-ce pas ? Je te chargerai de bien vouloir transmettre mes amitiés aux deux nouveaux chefs de clan.

Mon ami garda les lèvres pincées avant d’accepter d’un hochement de tête.

— Pour l’Est, je prendrai contact avec Wilwarin. Il acceptera peut-être de servir d’intermède entre le trône et l’Épine.

— Je vois que tu y as réfléchi sérieusement.

Je me redressai, piquée au vif.

— J’ai déjà le sentiment d’être illégitime et pas assez préparée, soufflai-je d’une voix nerveuse. Alors si en plus je ne me donnais pas le temps de réfléchir au règne que je veux mener…

Al glissa ses doigts entre les miens. Je broyai ses phalanges, soulagée de passer mon angoisse sur quelque chose de tangible.

— Alice, tu ne seras pas seule. Personne ne règne seul.

— Je sais.

— Alors, je vais te rendre ton propre conseil : essaie pas de tout porter toute seule.

Je secouai la tête en le dévisageant.

— Si toi, Achalmy l’ours mal léché de Nordiste rustaud, tu te mets à faire des traits d’esprit…

— Eh, Soraya m’insulte bien assez souvent pour que tu la rejoignes.

Je m’accordai un petit rire avant de retrouver mon sérieux. J’affermis ma prise sur les doigts d’Al avant de m’enquérir :

— Concernant ma demande, je te la fais officiellement, Achalmy : est-ce que tu veux bien devenir l’un de mes conseillers ? Prendre un rôle de médiateur entre le trône occidental et les clans nordistes ?

Comme il ne répondit pas dans l’immédiat, j’ajoutai d’un ton apaisant :

— Prends le temps nécessaire pour réfléchir. Je sais que tu cherches encore ta place entre mes Terres et les tiennes. Si tu la trouves… pourras-tu me dire ce qu’il en est ?

Il rattrapa mes poignets avant que je pusse le lâcher.

— Je vais y réfléchir, Alice. Mais, tu sais, même sans devenir ton conseiller, je veux pas trop m’éloigner de tes Terres de paysans coincés.

— Tu es toujours aussi insolent, soupirai-je avant de me laisser aller contre lui. Je ne veux pas que tu partes.

Ses habits nordistes sentaient le cuir. Sa peau portait encore l’odeur sucrée des fruits d’hier.

— Nous repartirons ensemble jusqu’au Château du Crépuscule, murmura-t-il en me rendant mon étreinte. Après, j’irai voir mon maître et mon père. Puis je retrouverai le clan Valkov. Je leur annoncerai que la Reine Alice… qu’est-ce que tu souhaites faire exactement avec les Valkov ?

— Eh bien, c’est l’un des rares clans à s’être établi pour de bon dans le Nord, non ? En fonction des évolutions météorologiques, qui devraient s’apaiser maintenant que tous les Dieux sont réunis, ton peuple n’aura peut-être plus besoin d’être nomade. Pour construire des villages, il vous faudra des matériaux, des matières premières, des vivres. L’Est vous fournira du bois, le Sud apportera des arts et des techniques de création, mes Terres pourront fournir du bétail ou des céréales.

Je bougeai mes genoux de manière à me retrouver le dos calé contre sa poitrine. Il souffla dans mes cheveux, mais je ne me détournai pas de mes pensées :

— Si tu veux bien tenir le rôle de conseiller et, dans la mesure où tu n’appartiens officiellement à aucun clan, je te serais reconnaissante de planter la graine d’une véritable relation entre Nordistes et Occidentaux. Nos peuples font déjà du commerce, mais il n’y a pas de règlements précis ou de places fortes.

Ses doigts coururent sur mon avant-bras, tapotèrent mon poignet nu.

— Et tu penses que je suis bien placé pour faire tout ça ?

— Je ne te l’aurais pas proposé autrement, souris-je en basculant la tête en arrière pour l’observer. J’ai confiance en toi. Le clan Valkov t’a fait confiance. Les Nordistes te respectent. Je suis certaine que tu parviendras à te faire écouter de certains clans.

Son regard se fit lointain, ses traits soucieux. Comme ses épaules s’affaissaient, je lui pinçai gentiment la cuisse.

— Al, je n’attends pas de toi de savoir tout faire. Pour moi aussi, il me reste des années d’apprentissage. Ma mère va m’accompagner de son mieux et je serais entourée d’une dizaine de conseillers. J’imagine que tu trouveras des compagnons pour t’aider dans ta tâche.

Ses lèvres s’étirèrent en sourire penaud.

— Je vais réfléchir à tout ça pendant le voyage. Je te donnerai ma réponse avant qu’on parvienne au Château du Crépuscule.

— Merci.

Comme je glissai de nouveau ma main dans la sienne, il en profita pour incliner le menton vers mon visage. Les étoiles avaient complètement disparu. Et le ciel suivit quand Al posa ses lèvres sur les miennes.

— Oh, par les Dieux.

Je me redressai trop vite, frappai le menton d’Al de mon front. Il partit en arrière en jurant tandis que je bondissais sur mes pieds, des étincelles autour des doigts.

Ce n’était que Soraya, les cheveux ébouriffés et les yeux gonflés. Un sourire goguenard étira ses lèvres tandis qu’elle repoussait le voile d’entrée de la tente.

— Depuis des mois que je côtoie des Dieux, c’est le seul miracle que j’attendais.


Nous prîmes un rapide petit-déjeuner avant de rassembler nos affaires. Le soleil s’était levé et nimbait branches, fleurs et sentiers d’un halo chatoyant. La vue était réconfortante, mais ne suffisait pas à apaiser notre nervosité. Les Dieux se faisaient attendre.

— Peut-être qu’ils nous ont menés en bateau.

Soraya se tenait près du Passage, la moitié du corps glissé dans l’ouverture. Derrière elle, sa monture renâclait, tout aussi impatiente de s’en aller.

— Ça m’étonnerait, gronda Achalmy en jouant avec le manche de son katana. Ils n’auraient pas attendu tout ce temps.

Tandis qu’ils s’engageaient dans une joute verbale à propos de la moralité des Dieux, je gardai les yeux rivés au chemin qui serpentait entre les troncs pâles. C’était ici qu’était apparue Galadriel. Plus sereine que mes deux compagnons, je fus finalement récompensée après quelques minutes. Des silhouettes indistinctes apparurent face à moi, sans pour autant prendre chair.

— Achalmy, Soraya.

Ma voix ferme les coupa dans leur discussion stérile. Ils s’approchèrent ensemble avant de s’arrêter à mes côtés. Trois Humains face à cinq Divinités.

Bonjour, Soraya, Alice, Achalmy.

La voix de Galadriel précéda son apparition de quelques secondes. À ses côtés, les trois silhouettes translucides restèrent immobiles. J’aurais aimé trouver de belles paroles pour sceller le pacte qui nous retenait tous ici, mais mon esprit demeura vide. Je n’étais même pas certaine qu’il existât des mots adéquats pour saluer des Divinités et les inciter à se dépêcher.

— Alors, on peut y aller maintenant ?

Achalmy s’était avancé d’un pas, un rictus pincé au coin de la bouche. Parfois, ce n’était pas si mal d’être un rustaud de Nordiste. Les conventions passaient loin au-dessus de sa tête.

— Oui, vous pouvez partir.

Un sursaut collectif nous fit tourner vers Aion. Planté à l’orée des bois, il nous observait de son air suffisant. Il nous adressa un geste vague de la main tout en se déplaçant vers ses anciens égaux.

— Vous mourriez en présence de nos essences pures.

— Eh bien, allons-y, déclara Soraya d’un ton guilleret sans plus de cérémonie.

Elle tira sur la bride de sa monture en tournant les talons. Ma gorge se serra tandis qu’Aion la regardait partir, dos aux Dieux Primordiaux. Achalmy ne tarda pas à la rejoindre après avoir soupiré.

Alice ?

J’étais toujours plantée face aux divinités. Galadriel me considérait avec une moue préoccupée. Elle était sûrement celle qui imitait au mieux les émotions humaines.

— Je… je vous souhaite du courage pour votre retour parmi les Dieux, seigneur Aion.

L’intéressé cilla. Ses lèvres délicates finirent par esquisser un pâle sourire.

— Je te retourne le souhait, Alice.

Quand ses longues jambes se mirent en marche, je ne réalisai pas immédiatement qu’il venait vers moi. Il embaumait la terre humide de pluie, la rosée du matin et le bois chaud. Mes paupières voulurent se fermer lorsqu’il tendit les doigts vers mon visage, mais je serrai les dents. Hors-de-question de lui donner plus qu’il ne m’avait déjà pris.

Une rose dansait au bout de ses doigts longilignes. Intemporelle.

— Que l’Ouest règne dans la paix et la justice, souffla-t-il en glissant son présent dans le col de ma chemise. Une piètre offrande pour les sacrifices auxquels vous avez consenti, tes compagnons et toi.

En agitant à peine les doigts, il modela un loup dans un écrin de bois puis une broche d’or en forme de soleil. Alors qu’il déposait ses créations au creux de mes paumes, je sus déjà que l’une d’elles finirait perdue dans les bois. Al n’en voudrait jamais.

— Je suis encore désolé, Alice, murmura-t-il à voix basse. Peut-être que retrouver mon ancien statut et être entouré de mes compagnons me permettra de…

— Changer ?

Une étincelle malicieuse éclata brièvement dans ses yeux aux teintes changeantes. Leur couleur finit par épouser un indigo profond moucheté de parme. Mes propres pupilles.

— Pour ce qui est de l’Ouest, je n’ai aucun doute sur les changements qui opéreront sous ton règne, reine Tharros.

— J’attends des Dieux qu’ils guident mes choix et mon peuple.

Aion recula de quelques pas en hochant la tête d’un air entendu. J’étais à la fois touchée et méfiante de l’intimité qu’il me réservait. Face à Achalmy ou Soraya, il ne pouvait s’empêcher de se braquer et de brandir sa fierté. Était-ce le parcours sanglant que nous avions emprunté ensemble qui nous avait rapprochés ?

Quoi qu’il en fût, nos chemins se séparaient définitivement aujourd’hui.


Alice.

La voix claire et ferme se glissa avec prudence dans ma tête.

Dame Kan, la saluai-je en souriant doucement.

Tu peux être fière de toi. Tes compagnons aussi. Vous avez traversé montagnes et océans pour nous réunir. Vous pouvez être certains que vous avez contribué à l’avenir d’Oneiris.

Si je peux contribuer à l’avenir de mes Terres, je serais déjà comblée.

Mon souhait fit frémir la Déesse, qui s’enfonça plus profondément dans ma conscience.

Je suis la divinité protectrice de l’Ouest, jeune reine. Sois assurée que je veillerai de près au bon développement des Terres de l’Ouest.

Avant de s’en aller, elle éparpilla quelques fragments de temps au sein de mes pensées. Si le passé était déjà dessiné, ce n’était pas le cas du futur. Kan laissait à l’avenir la possibilité d’être infini. Les chemins étaient nombreux et les événements, incertains. Il y avait bien entendu des convergences, des probabilités. Kan m’en avait confié quelques-unes. Ce furent des images brèves. Certaines me poignardèrent le cœur : fumées d’incendies, récoltes infestées, funérailles en bord de mer. Oneiris souffrirait encore. Mes amis, ma famille et mon peuple aussi.

Pourtant, au cœur de ces mirages, je trouvai aussi des poignées de mains aux quatre contrées d’Oneiris, des tempêtes moins virulentes au Nord et des caravanes moins éparpillées au Sud. J’entendis les éclats de joie dans les capitales et les larmes de bonheur d’une famille fraîchement créée.

Je n’aperçus rien de personnel, mais j’en étais plus sereine ainsi. Tout comme j’avais souhaité à Aion qu’il pût changer, je me souhaitais les mêmes chances. Je voulais avoir la liberté de changer, de choisir à chaque croisement de vie.


— Alice ?

Soraya et Al m’attendaient près du Passage. Je jetai un dernier coup d’œil aux Dieux, à Aion en chair et en os, à Galadriel dans son enveloppe temporaire et aux trois silhouettes indistinctes.

— J’arrive.

D’une caresse sur le cou, je fis tourner ma monture. Ma première mission en tant que reine était achevée.

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