Chapitre 13 - Achalmy

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An 500 après le Grand Désastre, 2e mois de l’automne, Mont Valkovjen, Terres du Nord.

Mes fesses rebondirent sur la terre molle quand la flèche de Silja percuta mes sabres. Avec un grognement, je poussai sur les muscles de mes jambes pour me propulser hors d’atteinte de son prochain coup et glissai derrière un petit cabanon de rangement.

À cette heure-ci, alors que les flancs du Mont Valkovjen blanchissaient et rougeoyaient des premiers rayons, il n’y avait pas grand-monde aux abords du village. Ma tante et moi étions seuls tandis que nous louvoyions entre les rues, bondissions par-dessus les clôtures et nous jetions derrière les obstacles pour éviter les attaques de l’un et l’autre. Les vaches et les moutons dans les prés voisins qui nous lorgnaient d’un air désabusé étaient nos uniques témoins.

Les talons de Silja raclèrent sur le sol rocailleux des abords de la ferme. Prudemment, je me penchai à l’angle du mur et la trouvai prête à décocher sa flèche. Qui ne manqua pas de fuser aussitôt dans ma direction. Avec une grimace, je me jetai sur le côté. Des éclats de glace et de bois me touchèrent lorsque le projectile frappa l’angle du cabanon.

Et merde, par les bourses de Lefk, jurai-je en bondissant du côté opposé, un harpon de glace suspendu dans les airs près de moi. Je me figeai face aux prés, le corps tendu, dans l’espoir que Silja trahît son emplacement. Des éclats de lumière diffus me firent tourner la tête vers le cabanon dont je venais de fuir le couvert. L’air scintillait d’une lueur bleutée et me couvrait la peau de chair de poule. De la glace venait d’y être dissoute. Clignant des yeux, je levai le nez. Ma tante était installée sur le toit du cabanon, son visage grave éclairé par le jour naissant, son arc élémentaire pointé vers ma tête. Cette arme était définitivement son point fort. Haletant, les manches de mes katanas blottis au creux de mes mains, je capitulai en soupirant bruyamment.

— Tu as fait des escaliers de glace pour grimper là-haut ? m’enquis-je en rangeant Eon dans le fourreau accroché dans mon dos.

— Eh oui, lança-t-elle d’un ton clair en abaissant son arc. Il faut savoir faire preuve d’ingéniosité pendant un combat.

Je fis la moue, vexé par le sous-entendu. Le style de combat que m’avait enseigné Zane faisait appel à un certain sens de l’improvisation et d’exploitation de l’environnement immédiat. Je devais reconnaître que Silja venait d’en faire une parfaite démonstration.

— Les escaliers de glace, déclarai-je en l’observant redescendre par ce même moyen, c’est une fausse bonne idée.

Elle haussa un sourcil sombre qui accentua les rides qui plissaient légèrement son front.

— Tu dois utiliser beaucoup d’énergie pour les créer, ajoutai-je en glissant Kan à ma hanche gauche. Il faut faire appel à cette technique pile poil au bon moment.

— Pour qui tu me prends, gamin ? ronchonna-t-elle avec un rictus agacé. Contrairement à toi, je suis aussi très à l’aise en combat à distance. Les escaliers de glace me coupent momentanément de mes pouvoirs d’élémentaliste, c’est vrai. C’est pour ça que je bascule avec mon arc, pour abattre l’ennemi de loin.

Je m’efforçai à l’écouter sans montrer mon exaspération. Ne pouvait-elle pas m’expliquer quelque chose sans me rabaisser au passage ? Était-elle naturellement condescendante ou exerçait-elle cet art tout spécialement pour moi ?

— Le conseil ne va pas tarder, souffla ma tante en glissant son arc par-dessus son épaule. On ferait bien d’y aller.

Me tournant vers l’est pour apprécier le ciel naissant, je hochai la tête. Le précédent conseil avait eu lieu une décade plus tôt sans aboutir à quoi que ce fût de concret. Silja, Ljorn, leurs enfants et tout le clan espéraient plus de réponses pour cette fois.


Shir nous attendait devant l’auberge du conseil. En nous voyant arriver côte à côte, couverts de terre et de légères entailles, ses babines se retroussèrent.

Dix jours, c’était trop long pour vous retenir de vous attaquer mutuellement ? nous lança-t-il avec tant de hargne que je reculai d’un pas. À ma gauche, Silja afficha une moue décontenancée.

— Non, Shir, c’est pas ce que tu t’imagines, marmonna ma tante en secouant la tête. Achalmy et moi ne nous sommes pas battus, simplement entraînés.

Le loup divin reprit son calme en nous dévisageant tour à tour comme s’il refusait d’y croire. Je ne lui en voulais pas ; encore cinq jours plus tôt, Silja et moi ne pouvions nous croiser sans nous foudroyer du regard. Puis, un matin, de but en blanc, je lui avais demandé un duel amical. Nous avions partiellement détruit une cabane abandonnée à l’extrémité nord du domaine Valkov, mon œil droit avait manqué y passer et j’avais failli briser la cheville de ma tante. Depuis, nous nous entraînions chaque matin et chaque soir. Nos relations étaient bien plus cordiales.

Entrez vite, finit par répondre Shir avec un soupir mental. Le conseil vous attend.

Nous ne tardâmes pas plus. Je laissai ma tante pousser la porte de l’auberge et la suivis sans un mot. L’odeur du pain chaud et de la gelée de mûre faillirent me retenir dans la grande salle. Avec un claquement de langue agacé, Silja m’empoigna par le bras et me força à gravir les marches bancales du petit escalier. La porte ouvragée sur la coursive était entrouverte et laissait échapper quelques éclats de voix. Silja et moi étions les derniers : les quinze membres du conseil étaient déjà installés. Exceptionnellement, Jukaïs et Maëva, mes cousins, étaient aussi présents. Après tout, les Valkov devaient décider aujourd’hui qui des deux serait leur futur chef de clan.

Le premier était bon guerrier et attirait facilement la sympathie. La seconde, élémentaliste capable de faire appel à une seule forme de l’eau, s’inquiétait plutôt de la cohésion interne du village.

Pourquoi ces imbéciles de Valkov ne pouvaient-ils pas voir l’évidence sous leur nez ? Pourquoi n’avaient-ils pas encore envisagé la co-gouvernance entre mes cousins ?


Le temps que chacun fût installé, le feu revigoré et les chuchotis calmés, quelques minutes s’étaient écoulées. Installé à côté de son fils, Ljorn observait l’assemblée avec raideur. Ses yeux bleu foncé lorgnaient d’un côté à l’autre, comme s’il redoutait l’intervention de certains élus. Ceux qui étaient favorables à Silja et sa fille, ceux qui souhaitaient perpétuer les traditions héréditaires du clan, quitte à placer une jeune femme peu expérimentée à leur tête. Je comprenais leur crainte du changement, de la perte de leurs valeurs et de leur fonctionnement, mais c’était idiot et imprudent. Les Valkov devaient leur sécurité et leur bien-être aux troupes qui patrouillaient sur les flancs du Mont Valkovjen. Si les Chasseurs qui assuraient cette tâche ne se sentaient pas représentés par leur chef, il y avait un risque de déloyauté, de travail mal fait, voire de scission au sein du clan.

À l’inverse, les familles, les non-guerriers et les commerçants se sentaient plus proches de Maëva. Elle connaissait chaque membre du clan par son nom et participait activement à la vie du village. Plus attirée par les lettres et les arts que par les armes, nombre d’enfants Valkov étaient lettrés grâce à elle.

— Conseil.

Le silence gagna chaque siège un par un et étouffa même le crépitement des flammes. Adossé au mur, je glissai mon regard vers Silja, qui occupait le centre du cercle avec gravité. Comme si elle craignait qu’elles masquassent les expressions de son visage, ses tresses noires étaient remontées sur le haut de son crâne. La tension de sa mâchoire et l’éclat méfiant de ses yeux en étaient bien visibles.

— Nous avons tous eu dix jours pour réfléchir à la décision qui va être annoncée aujourd’hui. J’attends de vous que chacun intervienne, même si c’est pour simplement approuver les dires d’un autre. Vous représentez la diversité du clan Valkov et tous nos confrères et consœurs doivent se sentir écoutés et entendus.

Les élus acquiescèrent en silence, les mines graves. Cette fois-ci, ils semblaient déterminés à donner leur avis et à prendre une décision finale en fin de conseil. Après un soupir de résignation, Silja leva la main.

— Commençons. Que ceux qui soutiennent la candidature de Jukaïs au poste de futur chef de clan prennent la voix pour exposer leurs arguments.

Les discussions commencèrent. Aux côtés de Ljorn et son fils se positionnèrent six élus en faveur d’un changement des traditions. Quand vint le tour de Maëva, six Valkov lui accordèrent leur voix. Les trois derniers, le vieil homme à la canne et le couple de Chasseuses, restèrent neutres.

Une nouvelle demi-heure s’écoula sans que l’un des groupes ne prît le pas sur l’autre. Le ton montait, les gestes s’affirmaient, les regards se durcissaient. Ma tante faisait basculer son poids d’un pied à l’autre pour se tourner vers ses interlocuteurs. J’avais presque pitié pour elle. Présider le conseil en restant neutre malgré son avis bien arrêté devait être des plus frustrants. Elle conserva pourtant un sang-froid dont je ne la pensais pas capable et anima les échanges avec rigueur pendant encore de longues minutes.


Alors que deux élus se menaçaient du poing d’une chaise à l’autre, le vieil homme frappa le sol de sa canne pour ramener le silence. Les Valkov s’apaisèrent face à ses yeux aveugles et son sourire pensif.

— Nous avons un invité depuis plusieurs jours, mais jamais nous ne lui avons demandé son avis. (Silja s’assombrit en me jetant un coup d’œil, mais ne coupa pas le vieil homme.) Pour ma part, en ma qualité d’élu, j’aimerais entendre ce qu’il a à nous conseiller. Peut-être son statut d’étranger à notre clan se révélera utile.

Le regard trouble du vieux Nordiste lorgnait dans le vide, mais un vide tout à fait proche de moi. Conscient des têtes qui se tournaient vers moi, je me redressai en m’éclaircissant la gorge.

— Je suis Achalmy, le fils de votre ancienne cheffe Nikja, déclarai-je en guise de présentation, sachant pertinemment que seul ce lien familial me permettait d’assister au conseil. J’ai pas prétention d’intervenir dans votre politique clanique. Je compte pas non plus obliger ma tante et mon oncle à reconnaître ma légitimé familiale.

Quelques expressions se détendirent à ces mots. Le sourire de l’homme à la canne se fit plus encourageant. Les deux Chasseuses au crâne rasé posaient sur moi des regards brûlants d’attente et d’espoir. Elles ne s’étaient pas exprimées jusqu’ici, comme si elles craignaient que leur idée fût inconcevable. Si nous avions la même chose en tête, elles pouvaient compter sur moi pour exprimer ce qu’elles pensaient tout bas.

— J’ai effectivement une opinion sur le choix que devraient faire les Valkov pour leur avenir. J’imagine que certains d’entre vous l’ont envisagé sans oser le proposer à voix haute. Je comprends bien, c’est une solution inédite et inhabituelle pour un clan Nordiste. (L’appréhension grignota quelques visages de plus dans l’assemblée, mais je ne me laissai pas intimider.) Vous avez vous-mêmes constaté que Maëva n’est pas une bonne guerrière, qu’elle ne maîtrise qu’une seule forme de l’eau et représente ainsi pauvrement les Chasseurs du clan. D’un autre côté, elle établit facilement le contact avec les habitants, elle s’intéresse à énormément de sujets et elle s’y connaît donc dans de nombreux domaines.

Les partisans de Silja hochèrent la tête avec dévotion. Ils avaient grimacé au début de mon laïus puis s’étaient décrispés au fil des mots. Je basculai les yeux vers Jukaïs, qui m’observait avec raideur, un coude sur la jambe, la mâchoire serrée.

— Quant à Jukaïs… il a moins de subtilité et d’esprit que sa cousine, mais vous l’aimez pour sa spontanéité et son ardeur à protéger le territoire du clan, n’est-ce pas ?

Ljorn, son fils et les élus qui le soutenaient poussèrent des exclamations affirmées. Demi-sourire pendu aux lèvres, je fis le tour de l’assemblée.

— Pourquoi la solution ne vous saute pas aux yeux ? Notre monde est rempli de dualités : le jour, la nuit, le froid et le chaud, la victoire et la défaite, Lefk et Galadriel… Pourtant, ces éléments perdraient leur essence à exister seuls. (Je poussai un soupir en constatant les moues perplexes de mes interlocuteurs.) Pour faire simple, je propose que Maëva et Jukaïs deviennent tous les deux chefs. Qu’ils gouvernent conjointement.

Les flammes répondirent à ma proposition. Des sourcils se froncèrent, des bouches se plissèrent, des yeux s’agrandirent. Ljorn finit par pousser une exclamation déroutée, étrangement opposé à l’immobilité de Silja. Le vieil homme à la canne déclara que c’était une bonne idée, le couple de Chasseuses approuva puis ce fut une bataille de paroles incompréhensibles.

J’avais délivré mon message et c’était tout ce que je comptais faire. Le reste ne dépendait que des Valkov et de leur jugeote.


Je trouvai Mars chez la guérisseuse, occupé à débattre sur les remèdes contre les verrues. Charmant. La besace remplie de mon ami faisait pencher d’un côté une petite table en bois éraflée. Il avait dû se réapprovisionner avant d’entamer sa discussion. Nous aurions besoin de ses fioles et de ses bandages en partant plus loin vers le nord.

Les deux guérisseurs ne s’aperçurent de ma présence que lorsque je me cognai la tête contre une étagère de bocaux scellés et retournés. Un mélange de feuilles, d’écorce et de minerais trempait dans un liquide trouble. Je rattrapai de justesse le récipient qui dégringolait et le reposai sans un mot. Penaud, je me tournai vers la Valkov, qui me toisa avec une moue pincée.

— Cet affront vous aurait coûté cher, jeune homme.

Je lui lançai quelques excuses à mi-voix puis m’approchai de Mars. Son béret était de travers, le col de sa chemise mal boutonné et les épaules de son manteau s’élimaient. Avec ses mèches trop longues et son bouc mal taillé, il avait décidément l’air négligé. Mais bon, lui au moins avait assez de poils pour faire pousser une barbe.

— Quand tu auras terminé, retrouve-moi à l’auberge, lançai-je à mon ami avant de frotter machinalement mon menton piqueté d’une pilosité erratique et imprévisible.

Mars acquiesça avant de retourner à sa conversation. Nez en l’air, je sortis de l’échoppe et traversai la place centrale en traînant les pieds. Nous partions demain. Mes affaires étaient prêtes – j’en avais peu, en réalité – mais peut-être pas mon esprit. J’étais sorti du Conseil avant la fin des délibérations et n’étais donc pas au courant de la décision finale qui avait été assise. Qu’allait-il donc advenir du clan ? Les Valkov embrasseraient-ils pleinement les coutumes nordistes en développant leurs arts guerriers ? Respecteraient-ils leur tradition au risque de se soumettre à des clans voisins ?

Ou avaient-ils été assez ouverts, assez malins, pour s’offrir un avenir plus stable ?


En rejoignant l’auberge, je traversai un groupe de gamins qui se battaient avec des brindilles de bois, faisaient tournoyer des bulles d’eau et s’amusaient à escalader de petits blocs gelés conçus par leur soin. Quelques mètres plus loin, un couple était lové au pied d’un pin. Ils gelaient les épines pour les casser et les glisser dans un sac de toile entre deux baisers rapides. Ils en feraient sûrement une infusion ou les apporteraient à la guérisseuse. Quant aux embrassades… ils avaient peut-être un enfant parmi les marmots qui me tournaient autour.

Un frisson me remonta la colonne vertébrale tandis que la fumée de l’auberge à quelques mètres me promettait chaleur et réconfort. En songeant à ce couple, ces petits, ce village, je poussai la porte de la taverne. Ce n’était pas dans nos habitudes de Nordistes, de s’installer dans un bourg, de construire une maison, de vieillir dans les bras d’un seul être. C’était si… formel. Tellement Occidental. Des promesses, des bouts de papier, des anneaux, marqués par l’encre et le fer. J’étais aussi marqué par l’encre – ma Marque Noire, bientôt mon tatouage de la maturité – mais le reste était de sang. La mort de ma mère, l’éducation guerrière de Zane, ma prise d’indépendance en tant que chasseur et mercenaire pour les Occidentaux. Ma mort pour la vengeance d’un Dieu vicelard. Je ne comprenais pas ce qui attachait tant des êtres à un bout de terre, à un bout de chair. Et pourtant les Occidentaux, les Valkov, ils avaient l’air rassurés, maîtres de la situation. Comme si un titre, une famille, leur apportait l’assurance de ne plus jamais connaître la peur. Mais nous étions Nordistes. La peur, la douleur, étaient notre cri de guerre.

Gorge nouée, j’allai m’échouer sur l’une des chaises rembourrées installées face au feu de cheminée généreux. J’avais moi-même proposé d’aller au-delà des traditions nordistes lors du conseil. Pourquoi appliquer ces principes à ma propre personne semblait si compliqué ? Pourquoi envisager l’idée de suivre les habitudes des Valkov – une maison, un métier, une famille – me terrifiait à ce point ? Qu’avais-je à y perdre ?

Ma liberté, mon indépendance, mon goût de l’imprévisible.

Mais de la stabilité – mon enfance mouvementée m’en remercierait – de l’affection sûre et sincère – mon cœur meurtri de petit garçon palpitait toujours quelque part au fond de ma poitrine – l’assurance d’appartenir à un endroit.

Yeux fermés, je penchai la tête en arrière par-dessus le dossier de la chaise. Les Orientaux vivaient en communauté dans leurs cabanes immenses, les Sudistes se rassemblaient en caravanes, les Occidentaux se mariaient et formaient des villages.

Si les trois-quarts des peuples d’Oneiris poursuivaient de telles pratiques, était-ce si mal, si contraignant, si terrifiant ?


Mars me réveilla d’une chiquenaude sur l’épaule. Joues brûlées par les flammes, je clignai plusieurs fois des yeux puis baillai. Mon estomac m’indiqua que son heure habituelle du repas était passée.

— J’ai déjà commandé à manger, m’informa le guérisseur avec un sourire moqueur comme je me frottais le ventre en grimaçant.

— Un vrai Dieu, murmurai-je d’un ton reconnaissant en me dirigeant vers l’une des tables de la salle à manger.

— Aion serait fâché.

En m’installant, je ne pus empêcher un muscle de se crisper dans ma mâchoire. Ça semblait si facile de parler de nos divinités. Si bénin. Mais la menace qui pesait sur ma nuque, sur mon existence, me rappelait que ces noms jetés négligemment avaient un poids réel.

— Tu as un itinéraire pour grimper jusqu’au sommet du Mont Valkovjen ? s’enquit Mars en grignotant le bout de pain garni aux fruits secs qu’on nous avait laissé dans l’attente du plat chaud.

— Oui. J’ai discuté avec Silja et Shir, ils m’ont conseillé sur les voies à éviter. C’est plutôt ça, dans l’idée, des voies à éviter. Il y a pas vraiment de chemin défini ou conseillé. La topologie et la météo rendent l’établissement d’un itinéraire trop instable.

Perplexe, mon ami hocha faiblement la tête avant d’avaler une goulée de bière. Il avait pris goût à l’alcool, le filou. Peut-être même aux rencontres d’un soir – il échangeait des coups d’œil fréquents avec une Valkov assise deux tables plus loin.

Nous reçûmes chacun un bout de pintade aux herbes et une cuillère de patates dorées au beurre puis discutâmes du trajet qui nous restait, des onguents dont nous avions besoin, des jolies boucles blondes de la Chasseuse qui nous lorgnait sans gêne à présent.

L’intéressée se manifesta à la fin du repas, se déhanchant entre les tables pour venir se couler près de Mars. Elle avait de pétillants yeux verts et un nez en trompette. Elle était jolie, mais je me lassai rapidement des murmures qu’elle glissa à l’oreille de Mars. Ses pommettes étaient déjà roses du pichet de bière engloutie pendant le repas, mais il ne tarda pas à s’empourprer au fil des messes basses. Alors que je me levais pour les laisser tranquilles, la blonde m’agrippa le poignet.

— Pars pas si vite, lança-t-elle avec une intonation dans la voix qui ressemblait à celle de deux Chasseurs se défiant au combat.

D’un regard, j’avisai les cals sur les doigts repliés autour de mon poignet, les muscles dessinés de ses bras et le galbe de ses jambes. Aguicheuse peut-être, mais Chasseuse avant tout.

— Mon lit est assez grand pour trois, ajouta la femme avec un sourire entendu. J’ai pris la plus grande chambre de l’auberge.

Mars écarquilla les yeux au moment où je m’esclaffai. Ce n’était pas la première fois qu’on me proposait une aventure à plus de deux. Comme les fois précédentes, j’abaissai légèrement la tête et soufflai :

— Désolé, mais c’est pas mon truc. (J’adressai un rictus provocateur à Mars.) Mon ami devrait pouvoir vous satisfaire de lui-même.

Visiblement déçue, elle fit la moue, mais n’insista pas.

— C’est plutôt moi qui vais le satisfaire, précisa-t-elle en chipant le béret de mon ami pour l’enfoncer sur ses bouches lâches. Bonne journée à toi.

D’un mouvement leste, elle incita Mars à se lever et l’entraîna vers les escaliers. Le bougre ne renâcla pas trop à la suivre.


C’était bien trop tôt pour aller au lit, sans compter que si la chambre de la Chasseuse était proche de la nôtre, je n’avais pas très envie d’entendre leurs petites affaires. J’échangeai quelques mots avec le serveur de l’auberge, l’aidai à nettoyer la salle – je me sentais nerveux depuis ce matin et passer un coup de chiffon et de balai avait un effet relaxant – puis sortis me dégourdir les jambes.

Les gamins jouaient toujours sur la place, sous l’œil acéré de Shir. Allongé nonchalamment à même les pavés, il laissait une petite faire des tresses de ses longs poils blancs.

Achalmy, me salua-t-il en tournant légèrement la tête vers moi. Silja te cherche. Elle voulait discuter avec toi à propos de votre départ et du conseil.

J’acquiesçai du menton puis traversai la place, tendu. Mes pas déterminés me firent bousculer ma tante au détour d’une ruelle. Elle grogna de mécontentement et me foudroya du regard.

— Pardon, marmonnai-je en reculant d’un mètre, conscient de l’animosité qui traversait son corps. Shir m’a dit que tu voulais me voir.

— En effet. (Elle laissa un silence s’installer, tout juste coupé par les braillements des marmots un peu plus loin.) Concernant le conseil… ta proposition…

Une ombre dans les yeux, elle serra les dents puis marmonna du bout des lèvres :

— Jukaïs et Maëva l’ont acceptée.

J’ouvris la bouche, inspirai une goulée d’air frais puis soupirai. Je ne m’étais pas franchement rendu compte du poids invisible que cette attente avait jeté sur mes épaules.

— J’y avais vaguement pensé, reprit Silja avec un soupçon d’embarras – de honte ? – dans la voix. Mais j’ai vite laissé tomber ; avec Ljorn et Jukaïs, je n’y croyais pas. Mais Jukaïs est moins borné que son père. Et… Maëva peut-être plus ouverte que sa mère.

Un demi-sourire étira mes lèvres. Ma tante était encore capable de quelques surprises.

— Il reste un certain nombre de choses à déterminer… en fait, tout est à refaire dans nos lois et procédures, soupira-t-elle en serrant le pan de sa cape noire. Ce mode de gouvernance est inédit. Ljorn et moi allons encadrer nos enfants pendant leurs premières années à la tête du clan.

Son regard franc remonta jusqu’à mon visage. J’y lus un trouble, une lueur coupable, des regrets, puis une décision affirmée.

— J’irai pas jusqu’au bout, car Korn et Maëva ont besoin de moi, mais je peux vous accompagner sur la première partie du trajet. (Comme je la dévisageai, muet de stupeur, elle ajouta en grommelant :) Je connais bien cette partie, car Nikja et moi l’avons faite pour notre Maturité. Et j’y retourne régulièrement pour m’assurer de l’état des flancs de la montagne.

Était-ce une manière de se racheter après m’avoir traité avec tant de mépris, de colère ? Quoi que ce fût, je m’en moquais un peu. J’étais reconnaissant dans tous les cas.

— Ce sera avec plaisir, soufflai-je en agrippant le manche de Kan pour incliner le cou.

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