Chapitre 11 - Alice

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An 500 après le Grand Désastre, 2e mois du printemps, Kol Sak, Mor Avi.

Ma nuit avait été agitée. Je l’avais passée en partie sur le matelas que les Gardiens avaient mis à ma disposition, dans une petite pièce en compagnie de Soraya. Mon amie avait vite sombré dans le sommeil, légèrement éclairée par le petit foyer qui occupait un coin de la salle. Trop angoissée par les questions laissées en suspens par Kan, j’avais tourné et tourné pendant des heures. Puis, résignée, je m’étais levée, un châle autour des épaules, pour prendre l’air. J’avais frissonné dans la brise nocturne tandis que je tâtonnais du bout du pied la terrasse pour y trouver les marches. J’étais restée assise peut-être une heure, le temps que mon corps me hurlât de retourner à l’intérieur.

Je n’avais pu fermer l’œil que lorsque les premiers oiseaux commençaient à gazouiller.

— Alice ?

Groggy, j’ouvris péniblement les yeux, les refermai aussitôt à cause de la luminosité puis repoussai doucement ma couverture. J’avais les membres lourds, l’esprit confus et la langue pâteuse. Ma frange trop longue me couvrit les paupières lorsque je me redressai, encore ensommeillée. L’air amusée, Soraya me toisait depuis le seuil de la pièce, un bol à la main. Elle avait attaché ses boucles brunes en hauteur et son visage dégagé la faisait paraître plus mûre.

— J’ai cru que tu allais dormir jusqu’au début d’après-midi, lança la Sudiste en se dirigeant vers moi pour y déposer le récipient.

C’étaient des baies écrasées mélangées à ce qui devait être une céréale en flocons. Reconnaissante, je hochai la tête, récupérai ma gourde au pied du matelas et en avalai plusieurs goulées. Soraya était toujours agenouillée près de moi, un petit sourire aux lèvres.

— Merci pour le bol, soufflai-je d’un air hésitant, étonnée qu’elle n’eût pas encore quitté la pièce.

— Tu as ronflé comme un buffle, cette nuit, finit par déclarer Soraya en se penchant en avant, les prunelles luisantes d’un rire contenu.

Alors, c’était ceci qui l’avait retenue dans la chambre. Toujours aussi mortifiée, mais moins gênée – ce n’était pas la première nuit que l’on dormait côte à côte – je ne répondis rien.

— Une princesse qui ronfle, murmura mon amie en se levant, sourire en coin. Tu aimes bien être pionnière dans nombre de domaines, Alice.

Encore trop ensommeillée pour être complètement polie, je me contentai de grommeler dans mon bol et fourrai une cuillère de baies dans ma bouche. C’était sucré, comme j’aimais, mais pas aussi bon que le jogurt nordiste.

Oneiris me manquait.


Les Gardiens nous toisaient toujours avec méfiance. Si j’étais blessée par leur réaction, je ne m’en plaignis pas. Leur attitude était justifiée et découlait de l’état d’épuisement de Kol Zou. J’avais brièvement aperçu la Gardienne en sortant du temple, mais elle était repartie aussi vite qu’elle était arrivée. Ses cernes et son visage froissé m’avaient sauté aux yeux et ma culpabilité s’était réveillée.

En attendant que Kol Zou acceptât de nous adresser à nouveau la parole, Soraya et moi nous installâmes dans les jardins pour profiter du soleil et d’un peu de solitude. En apercevant l’état déplorable de mes cheveux, la Sudiste avait emprunté une paire de ciseaux à l’un des Gardiens chargés de l’intendance et m’avait fait asseoir sur un parterre d’herbes tendres. Installée en tailleur, un caillou entre les mains pour satisfaire ma nervosité, je confiai ma chevelure à Soraya.

— Alice, soupira-t-elle en soupesant mes longueurs à l’aide d’une main. On ne peut pas dire que tu prennes beaucoup soin de toi.

Un sourire dépité tira faiblement mes lèvres vers le haut.

— J’avais tellement d’autres priorités, Soraya. Avant, au château… je n’ai jamais été très préoccupée par mon apparence, mais j’avais une coquetterie que mon statut royal m’accordait. Lorsque je me suis engagée sur les routes aux côtés d’Achalmy, j’ai vite compris que les bains, les soins et les beaux tissus ne seraient plus pour moi.

Soraya ne répondit pas tout de suite, sûrement concentrée sur mes cheveux. Puis, d’une voix douce, songeuse, elle s’enquit :

— Et ce confort te manque, j’imagine ? Ou est-ce qu’une bassine chaude et un pain de savon, des vêtements propres te suffisent ?

Troublée par sa demande – car je n’avais pas de réponse immédiate – je laissai les coups de ciseaux égrener les secondes. Je sentais les cheveux coupés me chatouiller la nuque. J’avais demandé à Soraya de ne se débarrasser que des pointes abîmées ; j’aimais ma nouvelle longueur de cheveux. Peut-être les raccourcirais-je une fois l’été bien installé, mais j’avais encore du temps devant moi.

— Je crois que je pourrais m’en contenter, si je menais une vie semblable à celle que je mène actuellement. En revanche… être reine suppose des obligations. Sentir bon, avoir bonne allure et posséder une garde-robe de qualité en font partie. Je ne suis pas foncièrement d’accord, mais l’image que je renvoie a trop d’importance pour que j’ignore tous ces protocoles.

— Il est vrai que je préfère que tu ne sentes pas le cheval, s’esclaffa Soraya et tirant doucement sur mes mèches pour vérifier leur longueur égale.

Visiblement satisfaite, elle décida d’attaquer une autre touffe de cheveux maltraités.

— Concernant Kol Zou, reprit mon amie d’un ton plus sérieux, est-ce qu’on attend qu’elle nous propose sa collaboration librement ?

— J’aimerais avoir une réponse claire et succincte à te donner, reconnus-je d’une voix défaite. On ne peut pas forcer Kol Zou à servir de réceptacle à Kan, mais elle est notre seul moyen de communication avec notre Déesse.

Soraya donna deux autres coups de ciseaux avant de lâcher :

— Et si un autre Gardien prenait le relai ? Pourquoi Kol Zou devrait-elle être la seule à servir de réceptacle ? Après tout, ils occupent tous la même fonction, non ? Ils ont donc les mêmes devoirs.

Étonnée par sa suggestion, je restai silencieuse le temps de trois mèches taillées, puis déclarai :

— Ce ne serait pas déplacé de notre part d’exiger le sacrifice d’un autre Gardien ? Kol Zou a déjà fait beaucoup pour nous, alors demander à l’un de ses camarades de nous aider…

— Ce n’est pas un sacrifice, marmonna la Sudiste en changeant de nouveau de côté pour s’occuper de la dernière partie de ma chevelure. On leur demande simplement de prêter momentanément leur corps à leur Dieu. Ils devaient être honorés, non ?

— J’aimerais que ce soit aussi simple. Il ne s’agit pas d’un simple « prêt ». Tu as vu comme moi à quel point Kol Zou était exténuée. On ne sait pas quelles sont les conséquences sur le corps lorsqu’une divinité en prend possession. Peut-être que c’est plus grave qu’une simple fatigue. Et puis, crois-moi, pour avoir été sous le contrôle d’un Dieu, c’est une sensation terrifiante de ne plus avoir de libre arbitre.

Soraya termina de couper mes pointes abîmées, maîtrisant les ciseaux comme jamais. Elle avait dû se couper elle-même les cheveux depuis son enfance. Dire qu’elle s’estimait bonne à rien… pour ma part, je n’étais même pas capable de tailler ma propre chevelure.

— Très bien, finit-elle par soupirer en venant se positionner face à moi.

Je me demandai si elle parlait de la situation de la Gardienne ou de ma coupe de cheveux.

— Si Kol Zou ne souhaite plus nous assister, on ne peut rien y faire, concéda la Sudiste en faisant tournoyer les ciseaux entre ses doigts agiles. On devrait quand même discuter de la situation avec les autres Gardiens. Pour savoir si l’un d’entre eux pourrait se porter volontaire pour nous aider.

Je hochai rapidement la tête pour accepter sa proposition puis poussai une petite exclamation de surprise quand Soraya tendit brusquement la main pour saisir mes cheveux de devant.

— Et, enfin, ta frange, Alice. (L’air dépité, elle me jeta un regard las et presque indigné.) Franchement, avec ton visage ovale, ça ne va pas. Personne ne t’a jamais fait la remarque ?

Ébahie – je n’avais jamais eu telle conversation – je ne répondis rien. Soraya poussa un soupir si lourd que son souffle tiède me parvint jusqu’aux joues.

— Tu es jolie, Alice, murmura-t-elle en soulevant doucement ma frange. Tu as un teint uni, des cheveux souples que tu peux facilement coiffer et d’un noir peu commun pour une Occidentale, de grands yeux à la couleur profonde et… tu ne te mets pas très en valeur.

— Soraya, je t’ai déjà dit que…

— Oui, tu m’as déjà dit que, me coupa-t-elle en faisant la moue. Écoute, moi aussi j’ai dû faire une croix sur bon nombre de mes conforts. Pourtant, j’ai fait attention à conserver ma féminité.

Cette fois-ci, je me rembrunis. C’était facile pour elle : ses longues boucles, son visage raffiné et ses formes voluptueuses attiraient l’œil même sans artifice. C’était moins évident quand on avait la silhouette d’une enfant.

— On dirait presque que tu as honte d’être une femme, conclut Soraya en me toisant d’un air perplexe.

J’ouvris la bouche pour répliquer, mais me ravisai à temps.

— Peut-être que oui, finis-je par acquiescer du bout des lèvres. Pour moi… contrairement à toi… (Agacée de ne pas trouver les mots, je finis par déclarer de but-en-blanc :) Disons que ce n’est pas une évidence. Pour ma part, je crois que la féminité s’apprend. Et, comme on m’a toujours traitée en enfant au château, j’ai eu du mal à sortir de ma bulle de petite fille.

C’était si étrange de réaliser quelque chose de si important au moment où l’on le déclarait. Avec une moue compatissante, Soraya glissa une mèche de cheveux derrière mon oreille puis brandit sa paire de ciseaux.

— Alors, qu’est-ce que je fais de ta frange ?

— Je ne veux pas la garder, assurai-je en secouant la tête. Je vais la laisser pousser, pour que je puisse glisser les mèches sur le côté pour plus tard. En attendant, tu pourrais la tailler un petit peu ?

Avec un sourire satisfait, Soraya se mit à la tâche. J’observai mes cheveux tomber au sol avec l’impression de me débarrasser un peu plus des brumes collantes et désagréables de mon enfance.

— Regarde-moi, Lice.

Du doigt, la Sudiste me fit relever le menton. Ses yeux dorés me toisaient avec un mélange de satisfaction – autour pour son travail que pour moi – de bienveillance et de compassion.

— Là, tu es une belle reine en devenir.

Une étincelle espiègle éclaira brièvement son regard et je craignis une remarque qui me pousserait de nouveau à lui en vouloir. Mais elle se ravisa, soupira en fermant les yeux puis déposa les ciseaux à côté d’elle. Elle tapa finalement dans ses mains.

— Est-ce que je peux te faire des tresses ?

Déconcertée, je ne répondis pas tout de suite. Ce n’était pas une mode répandue ni dans l’Empire ni dans mes contrées. Les Sudistes préféraient les cheveux détachés ou remontés à l’aide de broches et diadèmes. Quant aux Occidentaux, nous étions plutôt adeptes des chignons et des nattes. Les tresses étaient typiquement nordistes.

— Oui, finis-je par souffler avec un petit sourire lorsque je compris enfin sa raison.


Le Gardien qui accepta sans hésiter notre requête semblait tout juste âgé de douze ans. Même en sachant qu’il en avait réellement plus, je ne pouvais m’empêcher d’être mal à l’aise tandis que Soraya lui expliquait en détails ce dont nous avions besoin.

L’Avirien aux cheveux d’un brun-roux étonnant avait surpris notre conversation dans les jardins. Il s’était excusé de son indiscrétion avant de reconnaître son intérêt pour notre situation. Toujours assises sur le parterre d’herbe tendre, Soraya l’avait invité à se joindre à nous. À présent, mon amie lui contait nos défis et difficultés. Malgré son jeune âge apparent, le visage du Gardien était étrangement marqué. Ses sourcils froncés cassaient son front d’une sévère ride et des pattes d’oies plissaient les coins de ses yeux. Il devait définitivement être âgé pour avoir l’air si grave malgré son apparence juvénile.

— Je vais vous prêter mon corps, déclara-t-il d’un ton formel en croisant les bras sur sa poitrine chétive de jeune garçon.

— Tu… tu as quand même conscience des risques ? insista Soraya d’un air préoccupé.

Elle avait tutoyé le Gardien sans hésiter un instant. Son aspect enfantin aidait.

— Parfaitement, assura-t-il en hochant lentement la tête. J’ai vu Kol Zou, je sais à quel point elle est épuisée. Mais je suis plus expérimenté qu’elle. Pendant des décennies, j’ai été le réceptacle attitré de Kol. Mon corps comme mon esprit sont habitués à recevoir des essences divines.

Soraya sembla prendre conscience de l’âge du Gardien assis en tailleur face à nous. Son regard noisette aux reflets cuivre nous toisait sans ciller. Lorsqu’il reprit dans un oneirian sans accent, sa voix était encore plus ferme :

— Laissez-moi l’honneur de vous aider dans votre quête. Oneiris ne possède peut-être pas d’individus au service des Dieux comme nous en avons, mais vous êtes définitivement ce qui s’y rapproche le plus. Vous avez mis de côté vos proches et votre confort pour voyager jusqu’ici. Rien que pour ceci, vous avez ma reconnaissance et mon soutien.

— N-Non, bredouillai-je, gênée qu’un Gardien aussi âgé nous adressât de tels honneurs.

— Quel est ton nom ? embraya Soraya avec un sourire. Que je sache quel Avirien nos Dieux devront remercier lorsqu’ils seront de nouveau tous réunis.

Le Gardien s’esclaffa bruyamment et il eut de nouveau les douze ans de son enveloppe charnelle. Pommettes roses, il frotta ses cheveux dans un réflexe nerveux avant de répondre :

— Kol Our. Mais, je vous en prie, nul besoin de le communiquer à vos Dieux. Savoir que j’ai été utile à la sauvegarde – et au sauvetage – d’une divinité me suffit amplement.

Perturbée, je dévisageai le Gardien un moment avant de me pencher vers lui.

— Vous ne craignez pas les conséquences de l’emprunt de votre corps ?

— S’il s’agit simplement de fatigue… Comme je le disais, je suis habitué à prêter mon corps. Et puis, tant que l’essence de Kol vibre en moi, le temps… oui le Temps n’a pas d’effet sur moi. Quelques jours passés au repos ne sont rien face à une quête aussi noble que la vôtre.

Quel sens du sacrifice… Son air résigné et le petit sourire plein d’assurance collé à ses lèvres me dissuadèrent d’insister. C’était un homme bien plus âgé et sage que moi, je ne devais pas l’oublier.

— Alors, reprit calmement Kol Our en posant les mains sur ses cuisses. Vous sentez-vous prêtes à communiquer avec votre Déesse dès à présent ?

— Dès à présent ? s’étonna Soraya en écarquillant les yeux. Nous avons eu tellement de mal à la contacter… Tu serais en mesure de le faire immédiatement ?

— Si elle le veut bien, oui je pourrai. En revanche, j’ai besoin d’une extrême concentration pour contacter Kol et, par son biais, Kan. Il est possible qu’il me faille plusieurs dizaines de minutes tout de même.

Sans hésiter un instant, je déclarai solennellement :

— Nous attendrons. Avez-vous besoin de quelque chose ?

— Un peu d’eau, mais ce sera tout.

Avant que Soraya eût le temps de se lever, je bondis sur mes pieds, fis un signe de la main à mon amie puis me rendis aussitôt dans le temple réservé à l’accueil des visiteurs. La Gardienne qui tenait les lieux me jeta un regard méfiant, mais je surmontai ma crainte et m’approchai d’elle.

— Puis-je emprunter une gourde d’eau pour Kol Our ?

— Kol Our ? marmonna-t-elle en fronçant les sourcils. Que pouvez-vous bien vouloir à notre Gardien en chef ?

Stupéfaite par ses propos, je ne répondis pas tout de suite. Par les Dieux, le jeune Avirien occupait une telle position ? Il s’était bien gardé de nous le préciser. Mortifiée, je restai plantée devant la Gardienne sans savoir quoi dire.

— Il… il m’a demandé de lui apporter de l’eau, bredouillai-je enfin d’une petite voix.

La Gardienne me jeta un regard dubitatif avant de soupirer. Elle récupéra une gourde, la remplit dans la bassine d’eau potable à disposition puis me la tendit avec une moue pincée. Je la remerciai en avirien avant de faire demi-tour. Dire que Soraya avait spontanément tutoyé Kol Our…


Toujours installé en tailleur au milieu de l’herbe tendre, Kol Our avait les paupières closes et la respiration profonde. Ses bras étaient simplement posés sur ses jambes repliées et ses épaules détendues. Curieuses, mais discrètes, Soraya et moi l’observions dans un silence respectueux à quelques mètres de lui. Vingt minutes qu’il était plongé dans une introspection qui nous permettrait peut-être de contacter Kan.

— Elle arrive.

Les mots, soufflés du bout des lèvres par le Gardien, faillirent s’échapper dans une brise fugace. Soraya nous levâmes de concert pour nous installer près de lui. Le front de Kol Our était barré d’une ride soucieuse et sa lèvre inférieure remontait légèrement sous le coup de la concentration. Puis il fut parcouru d’un soubresaut et rouvrit les yeux. Ils étaient toujours de cette étonnante couleur cuivrée, mais leur éclat avait la malice de ma Déesse.

— Dame Kan, la saluai-je en inclinant la tête, apercevant du coin de l’œil mon amie faire de même.

— Alice, Soraya, répondit-elle avec la voix de jeune garçon de Kol Our. Je ne pensais pas vous revoir aussi rapidement… (Elle leva ses mains pour les observer puis sourit.) Je vois, un autre réceptacle. Hm, un puissant même. Kol Our ?

Stupéfaites par sa vivacité de déduction, Soraya et moi hochâmes la tête. Retrouvant un air plus sérieux, Kan reposa les poignets sur ses genoux et nous toisa avec attention.

— J’ai commencé à éveiller ma conscience propre. Kol a remarqué qu’une part de son essence commençait à se diviser et à s’échapper de lui. Nous avons commencé à… vos mots sont tellement rigides pour exprimer ceci. C’était à la fois un échange, une discussion, une négociation, des précautions, des avertissements… Kol se prépare à mon départ, mais je le laisserai affaibli et nous le savons tous les deux.

Les propos de la Déesse me soulagèrent autant qu’ils me crispèrent. Elle avait pris une décision ferme : elle retournerait sur Oneiris. En même temps… nous allions fragiliser l’une des incarnations de Rug Da. Nous n’avions pas le droit d’agir dans la précipitation.

— C’est pourquoi j’ai besoin de temps et… d’une assurance.

— Une assurance ? répéta Soraya d’un ton dubitatif.

Un drôle d’éclat illumina les prunelles cuivrées de Kol Our. Un air suspicieux… voire carrément ombrageux. Étions-nous la source de cette méfiance ?

— Je ne peux pas m’engager à rejoindre Oneiris – mettant en péril le Kol Sak – sans être certaine de retrouver ma place auprès des miens, expliqua Kan d’un ton sec.

Pas certaine de comprendre ce qu’elle sous-entendait, je préférai me taire en attendant la suite. Visiblement aussi confuse que moi, Soraya observait la Déesse d’un air crispé.

— Vous savez que je suis affiliée à un autre Dieu, Eon, mon jumeau de l’Espace.

— Bien sûr… murmura Soraya avant d’afficher une moue contrite. Il a néanmoins disparu en même temps que vous. Il s’est exilé lui aussi.

— Pas aussi loin que moi, mais il a effectivement quitté le monde des Hommes.

— Vous savez où il est ? embrayai-je aussitôt d’une voix étonnée. Nos amis sont à sa recherche, mais…

Avec un air de regret, Kan secoua la tête.

— Non, je ne sais pas où il se trouve exactement. Même moi, je ne peux percevoir un lieu que le Maître de l’Espace lui-même a décidé de cacher. (Avec un soupir, la Déesse serra les dents puis annonça :) De la même manière que la Vie et la Mort vont de pair, Eon et moi sommes complémentaires. Je ne serai pas complètement moi-même à Oneiris s’il n’est pas à mes côtés. C’est pourquoi j’exige l’assurance qu’Eon soit de retour à Oneiris pour que je fasse moi-même mon exil inversé.

Aussi déconcertées l’une que l’autre, Soraya et moi restâmes muettes. La Déesse nous demandait-elle de nous lancer à présent à la recherche d’Eon ? Mais…

— Vos amis, reprit Kan, coupant court à mes réflexions, avaient-ils des pistes sûres lorsqu’ils se sont engagés dans leur quête ?

— Ils savaient simplement de la bouche de Galadriel qu’Eon s’était exilé en territoire lointain et inconnu des Hommes. Nos amis ont parié sur le Nord et estimé que le Seigneur Eon ne trouverait peut-être au-delà de la chaîne de montagnes.

Une expression satisfaite tira légèrement les traits de Kol Our tandis que la Déesse hochait distraitement la tête.

— Oui, j’aurais moi aussi commencé par chercher dans cette direction. Eon aurait aussi pu choisir le Sud, mais les peuples qui vivent au-delà des frontières australes auraient empêché sa solitude intégrale.

— Alors, si nos amis retrouvent bel et bien Eon, qu’ils parviennent à le convaincre de revenir, vous…

— Je quitterai définitivement Mor Avi pour Oneiris, approuva la Déesse d’un air solennel. Pour l’instant, je n’ai pas complètement détaché ma conscience de Kol. Toutefois, je… je le ferai, dès que je sentirai l’appel de mon frère. (Avec un air résigné, presque douloureux, elle ajouta :) Celui des Humains aussi, je l’espère.

Son avertissement me tordit les tripes. Avec toute cette histoire de Dieux, j’avais presque oublié les raisons pour lesquelles nos Divinités Primordiales avaient fui. C’était par notre faute, à cause de l’ambition déplacée et de l’arrogance inconsciente de nos aïeuls.

Si nous convainquions Kan et Eon de revenir, c’était évidemment pour la sauvegarde d’Aion, leur petit frère, mais c’était aussi pour nous donner une seconde chance. Après cinq cents ans, nos Divinités semblaient prêtes à s’investir de nouveau dans notre monde.

— Je compte sur vous, Reine Tharros, Impératrice Samay, conclut la Déesse avec un sourire plus amical. Prouvez-moi… prouvez-nous que vous êtes aussi doués pour construire, envisager l’avenir et espérer que pour détruire et planifier pour la satisfaction de votre orgueil.

Avant que Soraya ou moi pûmes acquiescer – ou blêmir et regretter – la lueur de conscience s’éteignit dans les iris de Kol Our. Kan était repartie, mais le poids de ses faveurs reposait toujours sur nos épaules.

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