Chapitre 1 - Alice

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An 500 après le Grand Désastre, 1e mois du printemps, à quelques lieues de Gahana, Mor Avi.

Les mouettes criaient au-dessus de nos têtes depuis la veille au soir, signe que les terres étaient proches et que notre voyage allait prendre fin. Les exclamations sauvages et criardes des oiseaux me donnaient mal à la tête, mais me rassuraient quant à la proximité de notre destination. Pour moi qui n’avais jamais pris la mer – du moins, pas aussi longtemps – ces semaines écoulées sur le navire marchand m’avaient épuisée et miné le moral.

Soraya et moi avions choisi le premier bateau en direction des Terres au-delà-des-Mers. Il avait appareillé au début de l’automne, alors que le printemps s’installait doucement sur Mor Avi. L’inversement des saisons nous avait retardées pendant trois semaines, le temps que l’hiver quittât définitivement le continent mystérieux.

Malgré les jours passés à étudier Mor Avi pendant le trajet maritime, malgré les leçons de mes professeurs, malgré les paroles encourageantes de Soraya, je redoutais de débarquer à Gahana. Le peuple, les coutumes, la langue, les croyances… tout était différent. La différence ne m’effrayait pas, au contraire : elle m’intriguait, éveillait mon intérêt pour les Humains et le monde. En réalité, j’avais peur de ne pas m’adapter, de ne pas être capable de m’intégrer la vie quotidienne des Aviriens. C’était pourtant essentiel pour notre mission. Trouver la Déesse perdue du Temps nécessitait de se renseigner auprès du peuple. Or, si j’étais incapable de me fondre parmi eux…

— Alice ?

La voix chaude de Soraya m’arracha à ma rêverie. Installée au bastingage à côté de moi, elle observait l’océan sans fin et ses vagues de mille nuances bleues. Sa natte de cheveux bruns remuait dans son col à cause des rafales salées. J’étais justement sortie sur le pont pour les sentir. Le sentiment d'oppression dans la cale, l'obscurité à peine percée par les lampes à huile, l'humidité et les sinistres grincements, me rendaient nerveuse. Le vent, libre, imprévisible, sur mon visage et dans mes cheveux, me détendait.

— J’espère que nous trouverons rapidement une auberge, soufflai-je en levant le nez pour observer le vol d’une mouette à hauteur des voiles de coton écru.

— Je ne pense pas qu’elles vont manquer, répondit l’ancienne Impératrice avec un soupçon de moquerie dans la voix. Pas à Gahana, la plus grande ville marchande de Mor Avi, en tout cas.

Même si elle avait raison, la boule d’angoisse qui s’était logée dans mon ventre des semaines auparavant ne voulait pas s’estomper. J’étais si loin de chez moi, si loin de mes proches et des personnes avec qui j’avais envie d’être, que je ne pouvais m’empêcher d’avoir peur.


Je n’avais pas pu revoir ma famille avant de partir et le sort de ma mère et de mon petit frère me taraudait. Après la mort de mon père, presque deux mois plus tôt, qu’était-il advenu du trône occidental ? Comme j’avais été proclamée morte dans mes Terres natales, je doutais que ma mère eût espéré mon retour. Avait-elle laissé mon frère cadet devenir Roi ou avait-elle instauré une régence en attendant qu’il grandît ? Il n’avait que quatorze ans, après tout.

Un soupir franchit mes lèvres alors que je posais le menton sur mes bras croisés. Aurais-je un jour de nouveau une place dans cette famille ? J’avais fui la demeure royale au printemps dernier, sans un au revoir pour mes parents, et m’étais retrouvée liée à une folle prophétie. Une prophétie qui ne s’était jamais réalisée, car elle provenait de l’imagination tordue d’un Dieu déchu qui s’était caché sous les traits d’un Noble. Ace Wessex Bastelborn, l’homme le plus riche des Terres de l’Ouest, était en réalité Aion, le Maître de la matière et des éléments. Et il nous avait dupés pendant des années avant de finalement révéler sa véritable nature.

Malheureusement, même après avoir vaincu l’ancien Élu qui l’avait déchu des cieux, Aion n’avait pas récupéré sa divinité. Lefk et Galadriel, les Dieux de la Mort et de la Vie, n’avaient pu le ramener, affaiblis par l’absence des divinités jumelles du Temps et de l’Espace. Kan et Eon s’étaient exilés il y avait cinq cents ans, après avoir déclenché le Grand Désastre pour punir les Hommes de leur affront.

À présent, j’étais en chemin pour retrouver Kan, la Déesse protectrice de mes contrées, et maîtresse du Temps.


Ma cape de voyage claquait dans le vent au même rythme que celle de Soraya. Nous étions vêtues de manière semblable : pantalon en toile, bottines adaptées au voyage, chemise épaisse, veston en cuir léger et cape pour résister aux rafales pluvieuses. Le printemps s’installait sur Mor Avi, alors nous n’avions pas prévu de vêtements trop chauds. Dans le pire des cas, nous avions une bonne réserve de pièces afin d’acheter le nécessaire.

Soraya, qui était habituée aux tenues les plus raffinées depuis sa naissance, avait tout de même insisté pour emmener un châle, des bijoux et des gants en soie. En réalité, ces accessoires allaient de pair avec le rôle qu’elle allait tenir dans les Terres au-delà des Mers. Elle devait se faire passer pour une marchande sudiste venue commercer avec les Aviriens. Quant à moi, j’étais en quelque sorte son assistante. Traductrice, comptable, scribe… toutes les leçons inculquées depuis mon enfance allaient m’aider à tenir mon rôle. Soraya ne maîtrisait pas très bien l’avirien, alors ma présence lui était réellement nécessaire.

Nos rôles n’étaient pas indispensables à la réalisation de notre mission. Mais nous nous étions mises d’accord en amont du trajet de ne pas voyager sous notre réelle identité. C’était d’ailleurs impossible – on nous aurait prises pour des folles. Mais s’inventer un passé, des objectifs, des souhaits pour l’avenir nous avait, en quelque sorte, permis d’oublier qui nous étions vraiment. Se glisser dans la peau d’une marchande et de son aide nous offrait l’opportunité d’alléger notre esprit et notre cœur. Et cela nous permettrait de nous fondre dans la masse, une fois arrivées à Gahana.


Lorsque d’imposants nuages d’un gris menaçant cachèrent le soleil, Soraya partit s’abriter dans la cale. Pour ma part, j’attendis les premières gouttes. Lorsqu’elles commencèrent à chatouiller mon visage, je soupirai puis me décidai à descendre.

Les regards des marins comme des autres voyageurs s’accrochèrent à moi tandis que j’arpentais prudemment les marches en bois branlantes. Avec le vent ragaillardi par la colère du ciel, les vagues avaient grossi et le navire tanguait. Légèrement nauséeuse, je me précipitai vers le hamac que Soraya et moi partagions. Nous avions obtenu une place contre un mur avec un bout de paillasse. Nous alternions, chacune profitant du hamac à tour de rôle pendant la nuit.

Tandis que j’évitais les cages de poulets, les caisses d’artillerie, les tonneaux d’alcool et les sacs de grain, plusieurs hommes grognèrent à mon passage. Je les ignorai, ne pouvant tout de même pas empêcher la chair de poule de grimper le long de mes bras. Les passagers masculins du bateau avaient tenu deux jours avant de nous coincer contre un bout de mur, Soraya et moi. Je me demandais souvent ce que nous serions devenues sans nos pouvoirs. Seules les étincelles avec lesquelles j’avais assommé plusieurs hommes et immobilisé certains autres m’avaient épargnée du viol.

Soraya n’avait pas été aussi tendre. Dès qu’un marchand avirien ivre avait touché sa cuisse, elle lui avait brûlé la main si fort qu’il avait fallu l’amputer. Plus personne n’avait osé l’approcher après cet incident. Ce n’était pas seulement un geste déplacé pour l’Impératrice, c’était un outrage. Le Sud, matriarcal depuis des siècles, avait une notion de consentement plus développé que sur d’autres Terres.


Soraya jouait avec son collier, allongée dans le hamac, lorsque je parvins jusqu’à elle. Elle m’adressa un regard furtif de ses jolis yeux mordorés puis s’enquit :

— Tu veux le hamac pour la fin du voyage, comme j’ai dormi dedans la nuit dernière ?

— Non, non, refusai-je en me laissant choir sur le tas de paille.

Les semaines que j’avais passées à dormir à la belle étoile, que ce fût avec Aion et les troupes royales ou Achalmy, m’avaient habituée à un confort de vie plus humble.

— Nous sommes bientôt arrivées, tu crois ? demanda soudain Soraya d’un ton grincheux.

— Nous devrions débarquer avant la tombée de la nuit. J’ai entendu le capitaine parler de quelques heures.

— Tant mieux, je n’en peux plus de ce navire. Il sent l’humidité, il grince de partout, l’air passe et, surtout, il est infesté de rats répugnants.

Je me permis un petit rire en comprenant parfaitement qu’elle ne parlait pas d’animaux. Étant les deux seules femmes du voyage, nous avions dû faire face, en plus des tentatives d’attouchements, aux remarques acides, aux regards appuyés, aux coups de coude dans les couloirs et à l’exclusion des rares moments de convivialité. Puisque nous les avions chassés de nos couchages, ils nous avaient chassées de la vie du navire.

— Tu es sûre que nous allons trouver Kan ?

La question de l’Impératrice me fit rouvrir les yeux. Je m’étais assoupie, pendant quelques minutes. J’attendis d’avoir pleinement recouvré mes esprits avant de répondre.

— Je ne suis sûre de rien. Je ne suis même pas certaine que Kan soit à Mor Avi. C’est Dame Galadriel qui m’a envoyée. J’espère simplement qu’elle ne s’est pas trompée.

— J’espère aussi, grommela-t-elle en laissant tomber son bras dans le vide.

Elle avait la peau dorée, comme gorgée de soleil. La mienne était pâle, encline à rougir au moindre coup, physique ou de soleil.

— Ce serait bête d’avoir fait le voyage pour rien, ajouta Soraya d’un ton blasé.

Je soupirai en fermant de nouveau les yeux. Moi aussi, je priais les Dieux de nous orienter sur le bon chemin. J’avais tout aussi mal vécu le trajet et désespérais à l’idée de le réaliser en sens inverse. Alors, si nous devions revenir les mains vides à Oneiris… ce serait trop.

— Alice ? (Comme je ne disais rien, elle souffla doucement :) Tu dors ?

— Non, non, je t’écoute.

— Si nous réussissons… si nous trouvons Kan et la convainquons de retrouver les autres Dieux… Est-ce que tu rentreras chez toi ?

— Bien sûr que oui, répondis-je sans hésiter un instant. C’est ce que j’attends le plus.

— Plus que de retrouver ton Chasseur ?

La remarque me fit brusquement rougir et j’ouvris la bouche pour protester. Je me ravisai à temps, déglutis péniblement puis déclarai :

— Ma famille me manque terriblement. Je n’ai pas revu ma mère et mon frère depuis des mois. Et… (Ma voix se brisa légèrement.) Ils s’imaginent que je suis morte, alors je dois à tout prix rentrer pour leur prouver que non.

— Nous aurions pu faire un détour par le Château du Crépuscule pour que tu voies ta…

— Non, la coupai-je fermement, nous aurions pris du retard. Le trajet de Ma’an jusqu’à Vasilias nous a déjà pris du temps. Nous sommes arrivées parfaitement au bon moment pour acheter une place à bord du navire. Un jour de plus et il n’y avait plus de bateau pour Mor Avi avant une semaine.

Soraya ne répondit rien, sûrement convaincue par mon argument. Que croyait-elle ? Que la possibilité de rentrer chez moi, de discuter avec ma mère, serrer Ash dans mes bras et me balader à cheval dans les vergers, ne m’avait pas effleuré l’esprit ? Bien au contraire. Alors que nous remontions vers Vasilias, après avoir quitté Wilwarin et Vanä à Ma’an, j’avais failli demander à Soraya de faire le détour. Néanmoins, notre vitesse de marche n’était pas assez rapide et nous aurions été en retard.

En retard par rapport à quoi ? souffla une voix moqueuse au fond de mon crâne.

C’était vrai, nous n’avions pas de délai. Pas de date fatidique. Mais les espoirs des Dieux reposaient sur moi. L’avenir de mes Terres était en suspens. Alors je refusais de flâner, de me laisser aller, et je préférais aller immédiatement de l’avant. Plus rapidement j’aurais retrouvé Kan, plus rapidement je serais de retour chez moi.

Et, plus que tout au monde en ce moment, j’avais besoin d’un foyer.


L’esprit à la fois vide et trop plein, je suivais du doigt les courbures du bois à ma droite. Quelques heures seulement et nous aurions enfin les pieds sur le sol ferme. J’attendais le débarquement avec impatience. De prendre un bon repas chaud et d’avoir un lit digne de ce nom, aussi.

— Soraya ?

La jeune femme émit un grognement épuisé puis marmonna :

— Oui ?

— Est-ce que… tu rentreras chez toi, une fois que nous serons rentrées ?

— Je ne sais pas. (Comme j’attendais qu’elle poursuivît, elle finit par expliquer en grommelant :) Contrairement à toi, je ne serai pas la bienvenue à Lissa. Le Sud ne m’a jamais vraiment aimée.

Elle lâcha un rire grave.

— Oui, j’en ai conscience, je ne suis pas stupide et aveuglée à ce point par ma personne. J’adore mes Terres et le peuple qui y vit. J’apprécie chaque repas et chaque étoffe qu’on me propose. Je tombe amoureuse chaque mois d’un nouveau concubin. Je pense que notre culture est la plus diversifiée d’Oneiris, en raison de l’expansion de notre empire, et qu’elle doit être protégée et entretenue à tout prix. Mais… je…

Même séparée d’elle par plusieurs dizaines de centimètres, je l’entendis déglutir péniblement.

— Je ne crois pas être faite pour diriger.

Sa révélation m’arracha un sourire attristé. J’en avais pris conscience il y avait des mois, lorsque j’avais été témoin de son enlèvement par son propre frère. Dastan Samay – qui était aussi mon ancien fiancé – m’avait alors expliqué le comportement enfantin et égoïste de sa petite sœur. Comme il était né homme, l’aîné de l’ancienne Impératrice Samay n’avait jamais pu accéder au trône. Quelques mois plus tôt, après avoir fui le champ de bataille, Dastan avait brisé des siècles de tradition matriarcale en prenant le pouvoir au Palais d’Or. Comme j’avais été occupée par monts et par vaux à subir les désirs des Dieux, je ne savais pas vraiment comment le peuple avait réagi. Pour l’avoir fréquenté quelques jours, l’aîné des Samay me semblait être un homme ambitieux et froidement calculateur. Oui, il saurait prendre des choix essentiels pour le Sud. Mais saurait-il se faire aimer du peuple comme les Sudistes avaient toujours adoré leurs Impératrices ?

Comme Soraya ne disait plus rien, peut-être vexée par mon manque de réponse immédiate, je finis par souffler d’un ton doux :

— Personne n’est figé dans le temps, Soraya. Nous avons tous le droit et l’opportunité de changer. Ce n’est pas parce que tu as été une mauvaise dirigeante la première partie de ta vie que tu n’auras plus la chance de faire tes preuves.

— Dastan fera tout pour m’éloigner du pouvoir. Il me préfère dans les bordels luxueux de Lissa que dans la salle du trône.

Je rougis de la comparaison avant de soupirer discrètement. Les Sudistes, à la manière des Nordistes, étaient bien plus… ouverts, concernant la vie conjugale. Pendant le voyage, Soraya m’avait conté de nombreuses anecdotes à propos de ses partenaires. Hommes, femmes, Nordistes, Orientaux, seuls ou à plusieurs… elle avait peut-être tout exploré, sans jamais être déçue. À côté d’elle et de ses expériences, je me sentais comme une enfant tout juste mature. Préoccupée par mon souhait d’annuler mes fiançailles, je ne m’étais jamais demandé quel genre de partenaire j’avais envie d’avoir.

Évidemment, je pensais à Al. Il me manquait. En dehors de ma famille proche et de quelques amies au Château, je m’étais rarement attachée aussi fort à quelqu’un. Nous étions loin l’un de l’autre depuis moins de deux mois, mais j’avais déjà envie de le revoir. La dernière nuit de que nous avions passée ensemble, blottis l’un contre l’autre à même le sol, me semblait lointaine et diffuse. Je regrettais d’avoir refusé son baiser, cette soirée-là. Je ne m’étais pas sentie assez forte pour accepter cette part de lui en sachant que je n’en aurais pas plus. Pourtant, j’estimais à présent que ce geste affectueux m’aurait aidé à surmonter la séparation. Je n’avais rien de lui pour me raccrocher à son souvenir – si ce n’étaient ses bras protecteurs autour de moi, son regard sévère, mais bienveillant, et sa voix basse près de mon oreille. Peut-être me sentirais-je aujourd’hui plus courageuse si j’avais la certitude que son affection était sincère et qu’il attendait tout aussi impatiemment que moi nos retrouvailles.


Alors que mon estomac commençait à se creuser à la perspective du dîner à venir, l’agitation augmenta sur le navire. Les matelots allèrent s’affairer sur le pont et les quelques autres voyageurs qui avaient payé pour une place dans la cale commencèrent à rassembler leurs affaires. Comprenant que nous approchions des côtes, je me redressai et touchai l’épaule de Soraya qui dépassait du hamac. Elle grogna dans son demi-sommeil.

— Nous sommes arrivées à Gahana.

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