Nane, slow down

4 minutes de lecture

- non autobiographique -

Partie 1

Il était près de vingt-trois heures à La Boucle, je ne savais pas trop ce que les horloges donnaient autre part - à New York, par exemple, qu'en était-il ? La Boucle était creusée au sein de Tokyo et Tokyo était déjà très célèbre dans le monde alors je ne savais même pas pourquoi New York m'importait tant. J'avais envie de boire plus pour oublier l'Amérique. A l'intérieur du bar, j'étais à demi cachée dans la nuit et à demi découverte par les jeux de lumière intermittents des projecteurs suspendus à la taule toute neuve.

Au départ, je parlais beaucoup. Avec des gens que je ne connaissais même pas et qu’ensuite, je connaissais trop. Certains avaient une histoire qui sentait le sucre, c’était drôle ou simplement dégoûtant, comme les mauvais cocktails qui s'enchaînaient devant moi. En fait, je m’amusais plutôt bien et Nane m’envoyait des signaux contradictoires à l’autre bout de la pièce, derrière un contrebassiste. Je lui tirais la langue, elle se léchait les lèvres. Je souriais, elle faisait ces yeux des réseaux sociaux : les "siren eyes". Sauf que je n'avais jamais fait l'amour à une sirène et l'entreprise me paraissait incompatible avec mes capacités physiques. Alors je laissai tomber l'idée de draguer Nane puis de la déguster dans les toilettes de La Boucle. Je me levai, courrai vers un musicien pour le faire danser. On gigotait. Puis, j'en redemandais et quelqu'un d'autre apparaissait, ça s'enchaînait. Manque de chance, mon tailleur de bureau fut taché sous la courbe de ma fesse gauche par un quarantenaire qui ne savait pas tenir sa trompette, ni son verre de whisky, ni sa main.

Personne ne semblait s’être aperçu de l’incident mais dans le doute, mon corps se laissa discrètement absorber par les murs. Pour la première fois de la soirée, je me rendis compte qu’il y avait un sacré monde à La Boucle pour un mercredi. Même les jazzman étaient venus remplir l’espace de densité musicale. Ils étaient beaucoup trop, démultipliés, énormes et affreux, fusionnés à leurs instruments. Les gens mangeaient le bois et les notes avidemment, sans se rendre compte de la supercherie. La Boucle était un vieux rafiot répugnant, parfois. Ce mercredi, de toute évidence, on était devenu un "parfois".

L'alcool était toujours coincé entre mes neurones alors je ne bougeais pas trop, dans mon renfoncement de mur. J’observais les gens être déplacés dans toutes leurs interactions, et déplaçables. Puis Nane et son cousin passèrent et scrutèrent la tapisserie jusqu’à me trouver entre deux fleurs japonaises bien laides, cousues très certainement au siècle précédent. Ils m’en arrachèrent et me traînèrent dehors pour qu’on crache des bronches contre le ciel pollué de Tokyo. Leurs haleines étaient fétides, un fragment de réalité auquel, enfin, je pouvais m’agripper. Nane soufflait répétitivement qu'elle se sentait « étouffée par l’air trop pur, là, à l’intérieur » et qu'il fallait qu'on sorte. Ce que je comprenais mais auquel j’associais aussi la notion d’atmosphère trop lucide et faussement déraisonnable.

De l'autre côté la porte, il faisait si froid que le cousin de Nane - il s'appelait Junpei - voulut arracher la nuit et la lune, et la taule, et les vapeurs huileuses dans les nuages, et les enseignes criardes de toute la rue. On le fit s’asseoir pour fumer et d’un coup, il était de nouveau placide. À mon avis, il n’y avait pas que du tabac dans leurs cylindres. Chaque fois qu'ils finissaient une cigarette, ils fourraient intensément un nouveau carré de papier de feuilles comme on remplit des sachets avec du thé toxique. Après ils roulaient, roulaient activement le tout et Nane disait « slow down » quand ils perdaient de la matière. À la fin, leurs doigts étaient imprégnés d’arôme douceâtre et moi, je m’ennuyais. Mes poumons étaient si intoxiqués que je ne pensais même plus à la tache sur mon tailleur de bureau.

Dehors, il y avait, comme à l'intérieur, des sortes de stroboscopes entre les enseignes phosphorescentes. D'un rouge choquant, d'un jaune tapageur, d'un orange épileptique. Autrement, la nuit était bien sombre. Il était un peu plus de vingt-trois heures. Je me savais noire, puis bleue, et le plus souvent : rouge et violette. Une tache de la tête au pied, uniformément déformée. Ma peau me semblait violente et le monde, rapeux, sous l’air oxydé. J’avais sans doute abusé de rhum car je voyais Nane floue quand elle discutait ; elle était un amas dense de tissu, de cheveux et de lunettes, alors que je connaissais ses traits par cœur, d’habitude. Elle discutait d’un sujet très sérieux avec Junpei. Ils s’engloutissaient mutuellement dans une discussion pauvre en mots mais avide d’informations. Nane avait revu son ex la veille, pour qu’il lui rende un pull, et l’individu était arrivé défoncé, plus ralenti qu’un administratif à quartorze heures. Il n’avait même pas le pull avec lui, son sac était vide et ses yeux, presque hémorragiques. Je me demandais toujours si ça valait le coup de séduire Nane. Elle sortait d'une relation longue et cancéreuse. Par contre, c'était le genre de filles qui aime faire l'amour. Vraiment, j'hésitais.

Tokyo, ce mercredi, ce n'était décidément pas encore l'Amérique.

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