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— C'est encore loin ?

— Chut ! On y est presque. Tu vois ces câbles devant nous ? Il suffit de les suivre pour trouver le panneau de commandes.

La nuit était tellement sombre qu'Allie ne distinguait même pas le sol, loin sous leurs pieds. La passerelle étroite sur laquelle ils avançaient ne semblait pas conçue pour supporter le poids de deux personnes. Elle grinçait et tanguait, menaçait à tout moment de les précipiter dans le vide. Pourtant, Ian continuait son chemin vers le toit du bâtiment.

Allie bascula ses jambes de l'autre côté du parapet. Son cœur battait la chamade. Elle s'efforça de ne rien laisser paraître. Après tout, elle avait tenu à suivre son frère.

Le jeune homme se précipita sur une armoire métallique. Seule la lueur de sa tablette éclairait ses gestes maladroits. Il finit par ouvrir le compartiment et brancha un câble dans l'un des ports de l'écran. Des symboles défilèrent devant ses yeux tandis que le virus qu'il avait soigneusement créé s'introduisait dans le système.

— Trop facile, murmura-t-il. Ils ne se protègent même pas ! Les habitants de Silda vont avoir une drôle de surprise demain ! Allez, on a fini ici.

— Tu… comptes reprendre le même chemin ? s’enquit Allie avec appréhension.

— Ne fais pas ta chochotte ! Il n'y a rien à craindre…

Une lumière blanche éclaira soudain l'espace autour d'eux, se refléta sur les surfaces argentées et força les deux jeunes à fermer les yeux pour ne pas être aveuglés.

— Que diable faites-vous là ?

L'homme affichait une expression confuse. Il promenait sa lampe de l'un à l'autre, pour dévoiler les visages des deux rebelles. La fille devant lui affichait un air apeuré. Sa frange sombre cachait de grands yeux remplis de larmes. Le jeune homme lui jeta un regard ironique avant d'attraper le bras de sa sœur et de l'entraîner dans l'escalier de secours, toute prudence envolée.

— Ça ne sert à rien de courir ! Je sais qui vous êtes !

Ils descendirent les marches quatre à quatre avant de se retrouver au niveau de la rue sombre et déserte. Pas un souffle de vent ne venait perturber l'atmosphère et les réverbères étaient tous éteints à cette heure de la nuit. Ian regarda vers le sommet de l'immeuble avec un soupir. Il espérait simplement que le gardien n'aurait pas l'idée de faire une vérification complète du système. Peu probable : à Lor, les écrans faisaient partie de la vie quotidienne. Des centaines de personnes consultaient tous les jours les informations qui s'y affichaient. C'était pour cela entre autres qu'il avait choisi ce moyen de communication pour diffuser son message.

— Ian ? Et maintenant ?

— Bah, on rentre… Que veux-tu faire d'autre ?

La montée jusqu'au phare leur parut interminable. Le jeune homme leva à un moment la tête pour voir le rayon lumineux au sommet de l'édifice se détacher sur le noir du ciel. Il suivit son mouvement du regard, comme à chaque fois qu'il rentrait chez lui. C'était devenu une habitude depuis le départ de sa mère. Pour sécher ses larmes, elle lui avait affirmé que la lumière de la lampe la guiderait jusqu'à la maison. Et Ian avait attendu, longtemps. Mais sa mère n'était jamais revenue.

Elle n'était même pas sa vraie mère, il le savait. Il n'avait aucun souvenir de sa génitrice, décédée alors qu'il n'était qu'un enfant. Eileen l'avait pourtant élevé comme son fils, sans jamais faire de différence entre Allie et lui. Elle les avait finalement abandonnés tous les deux. Tous les trois, en comptant Arthur. Et il ne se passait pas un jour sans qu'elle leur manque…

Ian jeta un coup d’œil à sa sœur qui avançait silencieusement dans ses pas, la tête basse. Il s'en voulait de l'avoir entraînée dans cette histoire, elle allait maintenant en subir les conséquences. Tout comme lui, mais il y était habitué depuis un bon moment déjà.

Il sourit au souvenir de certains de ses hauts faits. Comme cette fois où il avait pénétré dans les hangars en pleine nuit pour détacher les amarres du zeppelin. Le dirigeable avait dérivé autour de l'île durant deux jours avant qu'un pilote téméraire ne prenne le risque de monter à bord pour lui faire regagner la terre ferme…

Son sourire s'évanouit net lorsqu'il remarqua les silhouettes qui se détachaient dans l'encadrement de la porte.

— Ils ont été rapides cette fois-ci, soupira-t-il.

Il ralentit le pas, mais savait que cela ne lui permettrait pas d'échapper à la sanction qui l'attendait. Qui les attendait tous les deux, il ne devait pas l'oublier. Il se maudit à nouveau d'avoir laissé Allie l'accompagner. La douce, la sage Allie, tout son contraire… Avoir une mauvaise influence, était-ce la bonne expression en ce moment ?

Le salon était éclairé par les deux lampes-tempête qu'avaient posées les gardiens sur la table. Toute l'électricité du phare était utilisée pour faire briller la lampe du sommet, il n'y en avait jamais assez pour les étages du bas. Les trois hommes les regardaient d'un air sévère, quelque peu exaspéré dans le cas d'Arthur. Ian constata qu'il était moyennement ravi d'avoir été tiré de son lit à cette heure tardive. Son père était tout décoiffé et de larges cernes soulignaient ses yeux.

— « Les autorités vous mentent », vraiment ? soupira Arthur. Ian, j'y suis habitué mais toi, Aliénor ?

La jeune fille eut le bon sens de garder la bouche close.

— C'est vrai, quoi ! s'exclama Ian. Je ne fais que prévenir le monde de l'immense supercherie qui leur est imposée !

Le gardien en chef, un homme barbu vêtu d’un uniforme kaki impeccablement repassé, leva les yeux au plafond avant de fixer Arthur.

— Je croyais avoir été clair sur ce sujet, dit-il gravement. Détourner les canaux de communication officiels pour délivrer un message incitant à la rébellion est passible d'une sanction bien pire qu'un simple travail d'intérêt général. Vous devriez être reconnaissants que la pénurie de courant ait empêché ce virus de corrompre tout le réseau.

— Mais vous vous entendez parler ? Comme si c'était normal de…

— Ian ! Tu te tais maintenant ! s'emporta Arthur.

— T'as pas d'ordres à me donner ! T'es même pas mon père de toute façon !

Allie lui jeta un regard surpris. Le visage d'Arthur exprima une certaine appréhension. Le jeune homme comprit qu'il était allé trop loin lorsqu'il remarqua que le second gardien avait sorti son ordinateur pour, sans doute, le vérifier.

— Euh… C'est pas ce que je voulais dire… Désolé…

— Laisse couler Kaed, intervint son patron. Ce jeune nous cause déjà assez d'ennuis comme ça.

Il se retourna à nouveau vers Arthur.

— Vous avez de la chance, il ne s'est rien passé de grave cette fois-ci. Je vous laisse donc décider de la punition à infliger à vos deux garnements, conclut-il avec un sourire sinistre.

— Vous pouvez compter sur moi.

Les gardiens attrapèrent les lampes et se dirigèrent vers la sortie.

— Et que ça ne se reproduise pas. Je ne serai pas aussi accommodant la prochaine fois.

Ian put sentir la menace contenue dans ces mots alors qu'il refermait la porte derrière leurs deux visiteurs. Il resta un moment face au battant, sans oser affronter le courroux d’Arthur.

— Allie, va dans ta chambre. Nous en reparlerons demain.

— Mais papa, je…

— Tout de suite !

— D'accord, d'accord, maugréa-t-elle.

La jeune fille monta silencieusement les marches, non sans jeter un regard d'encouragement à son frère. Celui-ci s'apprêtait à la suivre quand le bras d'Arthur s'interposa entre lui et l'escalier.

— Pas toi. Nous avons à parler.

Il soupira avant de se poster devant la fenêtre, le regard perdu dans le vide sombre de la nuit étoilée. Dans la lueur du feu mourant, Ian put voir ses yeux fatigués dans la vitre.

— Écoute, commença le jeune homme, je suis désolé. C'est sorti tout seul. Je ne voulais pas te faire de la peine…

Arthur ne lui répondit pas, plongé dans des souvenirs qu'il était le seul à voir. Ian le savait, vu que c'était toujours ainsi depuis des années. C'était lui qui avait dû prendre soin de sa sœur, veiller à ce qu'elle ne manque de rien. Parce que si Arthur s'assurait qu'ils aient toujours de la nourriture sur la table, son rôle de père semblait s'arrêter là. La joie et la bonne humeur avaient quitté cette maison en même temps que sa mère. Et les enfants avaient grandi dans son souvenir.

En repensant à Eileen, Ian sentit une boule se former dans sa gorge. Il arrivait quelques fois qu'il ne se rappelle même plus de son visage. Quant au son de sa voix… Des larmes vinrent embuer ses yeux et il les essuya avec rage.

— Tu as pensé à ta sœur ? dit doucement Arthur. Tu penses à nous des fois ? Ou est-ce que tout ce qui t'importe ce sont tes actions stupides ?

— Mais pour qui tu me prends ? Je ne suis plus un enfant, je peux prendre mes décisions tout seul !

— Plus un gamin, hein ? Alors comporte-toi enfin en adulte !

Il le fixa avec colère. Arthur était patient, absent des fois, mais il n'élevait que peu souvent la voix sur ses enfants. Ian sentit que cette nuit était la fois de trop.

— Dégradation de biens publics, vol, effraction et maintenant ça ! Combien de temps est-ce que ça va encore durer ? À quinze ans, je voulais bien laisser passer mais tu en as dix-neuf maintenant ! Et, franchement, pour tout te dire, j'en ai assez que les gardiens se pointent toutes les deux semaines pour me faire la morale.

— Oh ça va ! Les autorités sont corrompues de toute façon. Ce n'est que justice que je révèle…

— Dois-je te rappeler que nous ne sommes que des invités dans ce monde ? l’interrompit Arthur d'une voix sinistre. Tu as peut-être oublié d'où l'on vient et les sacrifices qu'Eileen et moi avons dû accomplir pour arriver ici, pour t'offrir une vie plus heureuse.

— Une vie plus heureuse ? Tu rigoles ! Je ne me rappelle presque rien de ma planète et je ne serai jamais un vrai Loran. Un diplôme ou un travail n’y changera rien ! Je serai toujours un étranger à leurs yeux. Eileen et toi n'avez pas pensé une seconde à ce que serait notre avenir à Lor, vous avez simplement cherché à assouvir votre propre curiosité !

Arthur soupira, toute trace de colère envolée.

— C'est vraiment ce que tu penses ? demanda-t-il. C'est pour ça que tu essaies à tout prix de mettre à mal ce qu'on a construit ? Je ne suis peut-être pas ton père, c'est vrai. Mais nos hôtes n'avaient pas besoin de le savoir.

— Je t'ai dit que j'étais désolé pour ça… Et puis, c'est toi qui as inventé ce mensonge. Rassembler de parfaits inconnus pour en faire une famille ?

— Un mensonge qui nous a permis de vivre heureux pendant des années. Je me souviens encore d'un petit garçon qui était bien plus raisonnable que toi. Ce n'était pas il y a si longtemps, quand on y pense…

— C'était surtout quand Eileen était encore là… J'aurais tant aimé qu'elle reste avec nous.

— Elle me manque à moi aussi, soupira-t-il.

Ian resta longtemps accoudé à la balustrade de la terrasse cette nuit-là, bien après que toute la maisonnée se soit endormie. Le sommeil le fuyait. Il sentait confusément au plus profond de lui qu'il était maintenant temps qu'il fasse quelque chose de sa vie. Il avait attendu le retour d'Eileen pendant trop longtemps.

Tu vois cette étoile là-bas ?

— Celle qui brille toute seule dans le ciel ? murmura le jeune homme.

Oui, si tu veux… Elle est particulière, parce que c’est notre étoile. Pense à moi quand tu regarderas le ciel. Je t'aime, mon trésor, et je t'aimerai toujours, peu importe l'espace ou le temps qui nous sépare.

Il soupira.

— La nuit est là mais je ne vois pas les lunes. Peut-être qu'elles te cherchent aussi… Je ne vois pas ton étoile favorite, toutes les étoiles me semblent pareilles sans toi. Tu me manques plus que jamais…

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