La traversée

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C’est une douce fin de journée à New York. Le soleil se couche alors que je marche tranquillement sur le pont de Brooklyn, en direction de Manhattan. Sous mes pieds défilent les longerons de bois, bien parallèles qui relient les deux côtés du pont, les deux rails énormes aux rivets proéminents. La peinture, grise, y est craquelée par endroits et les câbles tissent peu à peu leur toile d’araignée à mesure que je progresse. Je repense à ce clochard croisé à l’entrée du pont, à ses mots : « Don’t move my friend ! don’t move !... ». Une bien curieuse phrase, sans signification cohérente et issue probablement d’un esprit un peu abîmé par l’alcool et les heurts de la vie. C’est comme-ça. Pauvre homme. Il semblait avoir perdu la raison. C’est triste. Puis son image s’efface de mon esprit dans les reflets scintillants de l’eau sous le pont.

Ce pont est vraiment immense, et disposé sur plusieurs étages. À ma gauche, au niveau inférieur de l’édifice, on peut voir la voie rapide des voitures, au goudron bien lisse et peint de longues lignes discontinues. « Que de lignes qui se croisent... » pense-je en regardant les éclats du soleil couchant sur l’Hudson river au travers des câbles tendus. Lignes verticales, horizontales, diagonales… La voie est calme. Pas de trafic. Tant mieux. Ça me laisse jouir des lieux plus agréablement.

L’air est frais. Paisible. Pas de vent, ou peu, juste une légère brise. Je vais d’un pas tranquille. Le bruit de mes chaussures sur les planches de bois, résonne un peu. C’est le seul son que je puis entendre d’ailleurs, avec celui des sifflement du vent dans les filins au dessus de moi.

Manhattan se profile peu à peu à l’horizon, avec ses hauts immeubles dressés comme des cubes emboîtés les uns sur les autres, les uns à côté des autres. On dirait un graphique en 3D représentant quelque courbe d’inflation monétaire, de taux de change, de bourse. Ça correspond d’ailleurs bien au quartier dans le flanc duquel ce pont plante son aiguille, tout au bout : Un quartier de finances et d’affaires. Un quartier d’argent et de métal, de vitres et de verre. Un quartier de miroirs où rien ne se reflète, si ce n’est les reflets du building d’en face, de la richesse des autres en miroir à sa propre richesse. Duels de reflets.

« Ce pont est bien désert... » me dis-je. Je réalise que je suis seul ou presque… Enfin le seul à marcher. Quelques couples et touristes posent le long de ces longues barrières de métal massif. Certains regardent au loin, vers le large, d’autres se regardent, d’autres regardent le ciel. C’est marrant. On dirait des statues, comme au musée Grévin. On dirait qu’ils ont été posés là, comme des objets de décor, comme pour un film. Un beau décor que ce pont, haut lieu touristique et tellement photogénique.

Je poursuis ma marche, et j’avance vers le bout de ce pont qui semble jamais ne devoir finir. Les hauts cubes des immeubles semblent bomber le torse pour m’accueillir tandis que leur ombre m’absorbe avec le soir.

Le doux sifflement des câbles disparaît peu à peu, remplacé par celui des petits arbres d’un parc dans lequel j’arrive à présent, les jambes lourdes. Je traverse la rue. Les voitures me laissent gentiment passer. J’en profite. C’est un drôle d’embouteillage où les véhicules se laissent beaucoup d’espace entre-elles… sans avancer. Bon. C’est sympa. Peut-être une nouvelle règle du code de la route ici? J’en profite donc et je fais un merci de la main au premier automobiliste, signe auquel personne ne répond. Après tout, je suis dans mon bon droit. Pourquoi remercier ?

Sur le trottoir, à l’entrée de ce jardin, il y a quelques vendeurs de hot-dogs. Ça me donne faim, après cette longue traversée, j’ai bien mérité une petite collation de réconfort… Je m’approche de l’une des petites carrioles surplombées de parasols avec écrit Halal food, 100 % Beef. Après longue consultation du menu, je me décide pour un hot chilly dog et fais fièrement ma requête à l’homme à la casquette assis derrière…

Celui-ci est affairé à la lecture de son journal et semble ne pas m’entendre. Je m’éclaircis donc la voix bruyamment et réitère ma commande, d’une voix plus engagée… mais sans plus de résultat. L’homme m’ignore complètement. Un peu vexé, je décide donc d’aller faire marcher la concurrence. À quelques mètres de distance se trouve en effet une similaire carriole avec sensiblement le même menu. Bon, ils n’ont pas de chilly hot dog, mais un regular fera bien mon affaire… l’autre gars n’avait qu’à me servir après tout… Tant pis pour lui, il a perdu un client. Je commande donc joyeusement à ce second vendeur qui regarde dans le vide. Au moins, lui, ne lit-il pas son journal, me dis-je…

« Can i have a regular hot-dog please ? »

L’homme, perdu dans ses rêveries, ne répond pas. Décidément. Pas mon jour de chance ! J’attends un instant et reformule ma question :

« It’s possible to have a hot dog sir? »

Rien. Toujours rien. L’homme regarde devant lui, dans le silence de l’avenue. L’énervement me gagne et je contourne la petite guérite sur roulettes afin de me placer face à lui et recommencer une nouvelle fois ma phrase, passablement agacé, je dois dire !… Mince alors, mais à quoi jouent-ils ces deux-là ?

« Eh mister ! Can i have food ? »

L’homme au tablier orange me regarde l’air éteint. Je n’arrive pas bien à croiser son regard. Celui-ci semble vide. Il me regarde sans me regarder. Pas dans les yeux. C’est bizarre. Je reste interloqué face à cette attitude fort peu commerciale. Il a vraiment l’air de se moquer de moi à sa façon de rester immobile comme-ça.

« Bon et bien puisque c’est comme-ça, ils iront tous ce faire foutre avec leurs hot-dogs à la con... » me dis-je en tournant les talons, hors de moi, et je m’engage sur le trottoir bordant les arbres du jardin en direction de plus grandes avenues où je pourrai certainement enfin rencontrer des gens civilisés et me sustenter à loisir. Non, mais c’est insensé cette attitude ! Quelle bande de cons.

Le pas nettement plus vif, je marche, énervé de ce qui vient de se passer, et remarque, assis sur des bancs accolés aux grilles du jardin, quelques personnes immobiles, au regards lointains, elles aussi…

Serait-ce moi qui délire ou bien tout le monde se moque de moi ? Je m’approche d’un couple, au prétexte de leur demander mon chemin et, avant même d’ouvrir la bouche, je me rend compte que quelque-chose cloche : Le couple est pareil aux vendeurs de hot-dogs… comme assoupi, en une sorte de léthargie immobile.

« Hello… Can you hear me ? » me hasardai-je… sans retour, qu’un vague regard qui n’en était pas un… le même que le vendeur au tablier orange et son concurrent. Un vague regard que j’essaye de capter en me plaçant exactement devant, bien en ligne, mes yeux bien en face… Mais rien. Le vide !

Tout cela commence à me foutre les jetons. Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? C’est une blague ? Je regarde autour de moi, à la recherche de quelques caméras qui filmeraient cette surprise-surprise de mauvais goût, cette farce à grande échelle !… Toute une rue, faut quand-même le faire… ...tout un pont même, en y repensant. Incroyable. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

Je tourne sur moi-même en un rapide 360 degrés à la recherche de quelque réponse cohérente, mais RIEN ! Pas un signe de vie. Cela me frappe soudain : Il n’y a pas un bruit dans la rue et rien ne semble bouger, aussi loin que porte mon regard. Seules quelques feuilles au sol, se déplacent aléatoirement au gré du vent léger. Les voitures sont immobiles et je comprends mieux ma facilité à traverser la rue un peu plus tôt : On ne m’a pas laissé passer, les voitures étaient juste arrêtées. C’est comme si quelqu’un avait appuyé sur le bouton pause et que toute la ville était soudain figée, comme en attente d’une reprise de vie… mais juste en attente. C’est comme si les gens retenaient leur souffle.

À la fois éberlué de ce spectacle saisissant d’un New York immobile et silencieux, ce qui n’arrive jamais évidemment, et inquiet de ces sensations anormales, je cherche, immobile face au couple assis sur le banc, une explication rationnelle. Pas la peine de compter sur eux : Ils ne me répondront pas. Inutile d’insister.

De toute évidence, je suis la proie d’une vaste blague, mais c’est drôlement bien organisé. « Gros moyens » me dis-je… Il n’y a pas d’autre explication. Le monde ne peut pas s’arrêter comme-ça, sans raison, se mettre en stand-by de la sorte tout de même. Tout a dû être organisé, planifié, pour créer cet effet de surprise à mon intention. Évidemment que c’est moi le sujet de cette plaisanterie: Je suis le seul à bouger, à me déplacer, à paraître surpris au milieu de cette avenue désertée de toute vie. Tout le monde semble dormir, des vendeurs de hot-dogs aux passants. On dirait presque un jeu : le premier qui bouge a perdu ! Mais bon, je n’en vois pas de faille et les règles m’échappent.

Une idée me vient : les animaux!Où sont passé les animaux ? Si j’en trouve un, j’aurais peut-être une piste, une réponse. Je me dis qu’un animal ne pourrait pas participer à une telle supercherie, qu’il ne jouerait pas le jeu de la pose immobile comme tous ces gens. Ou alors il faudrait qu’il soit sacrément bien dressé ! Mais rien. Aucun animal à l’horizon. Pas de chien, pas d’écureuils sur les pelouses comme on en voit tant d’ordinaire, pas même d’oiseaux dans les arbres. Auraient-ils poussé la blague à faire fuir tout les oiseaux ? Chasser et cacher tous les animaux ? Non. C’est ridicule. Ça ne se peut pas. Ça n’a aucun sens. Mais alors, où sont-ils bien passés ? Je scrute les branches des arbres. Rien. J’essaye d’écouter les bruits. Rien. Rien que le souffle du vent qui siffle son angoisse dans ce décor immense figé dans le temps. Aucun oiseau ne chante. Aucun chien n’aboie, même au loin. Terrible sensation de vide, de mort, d’oubli.

Comment a-t-on pu organiser un tel événement ? Et quand ? Et pourquoi ? Et pourquoi moi ? Je réfléchis. Ça remonte à ma traversée du pont. En y repensant, c’est là que j’ai commencé à voir des gens immobiles, sans bien réaliser qu’ils l’étaient alors pour de bon en fait. Je me souviens de la voie rapide en contrebas du pont… Je m’étais dit qu’il n’y avait pas de trafic, mais en réalité il n’y avait aucun trafic ! Mince alors. Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ?

La dernière personne vivante que je me souviens avoir croisée, est ce clochard, au tout début du pont. Celui qui avait prononcé ces paroles bizarres, que j’ai d’ailleurs oubliées. Que m’avait-il dit déjà ? Ça avait l’air confus. Peut-être était-ce important ? Peut-être était-ce une mise en garde ? Un avertissement ? Sans doute était-il la dernière personne hors de ce complot qui se jouait contre moi… Peut-être n’avait-il pas été assez bien payé pour accepter d’être figurant dans cette farce ? Ou bien était-il définitivement un rebelle, hors de cette société décadente… et ne voulait-il pas participer à tout ça. Ah oui, il m’avait dit de ne pas bouger !… comme les autres quoi. Comme si je devais participer à cette grande fresque sans qu’on ne m’ait rien demandé. Tout cela est si confus.

La ville semble dormir. Le soleil se couche et la lumière décroît. Enfin il me semble. Je ne suis plus sûr de rien. « Ils n’auraient pas poussé la supercherie jusqu’à arrêter le soleil quand-même ?... » me dis-je en tentant de m’accrocher à quelques mots d’humour pour ne pas sombrer et me laisser aspirer définitivement dans les tourbillons sombres de l’angoisse et de la peur. Et si je bouge, que va-t-il m’arriver ? Vais-je contrarier un vaste plan ?… un film hollywoodien à gros budget ou je ne sais quoi ? Tout le monde a l’air de si bien exécuter son rôle. Tant-pis, je prends le risque. Après tout on ne m’a rien expliqué, rien demandé… Si on me crie dessus, je dirai que je ne savais pas.

Je reprends ma marche, accélérée cette fois, et plus seulement agacée. J’ai dépassé le stade de l’agacement et me sens comme dans un courant d’adrénaline qui me tient debout et me fait maintenant courir sur ce trottoir en longeant les barrières de ce parc qui défilent rapidement sur ma droite. Au moins ai-je la sensation que quelque-chose bouge : Moi. Où les barrières… C’est la preuve que je suis en vie. « Quand il y a de la vie il y a de l’espoir » dit-on… Au moins, cette sensation d’être en vie, de courir, me rassure.. me fait tenir.

Je courre donc comme un dératé et contourne le parc pour m’arrêter reprendre mon souffle sur Broadway. Je n’ai visiblement pas atteint les limites du périmètre du film, du décor, car rien ne bouge non-plus ici : les voitures sont figées au milieu de la rue, et la foule, disséminée, immobile. Je marche au milieu de tous ces gens qui regardent droit devant eux. Je les dévisage un à un sans trouver la moindre faille, le moindre clignement d’yeux… Quelqu’un regarde son téléphone. Celui-ci est éteint. Quelle comédie ! Je lui attrape le bras et le secoue vivement en lui criant dessus :

« Mais c’est quoi ce jeu ?? Vous allez arrêter de vous foutre de moi oui ?? » et ce faisant je le déséquilibre et il tombe de tout son poids par terre, cassant son téléphone qui s’éclate au sol en plusieurs morceaux et se heurtant violemment la tête sur le bitume en un son mat et caverneux. «Oh merde! Désolé… je ne voulais pas vous faire de mal... ça va ?»… dis-je en m’accroupissant à ses côtés. L’homme ne répond pas. Il commence à saigner de la tête : Je le vois à travers ses cheveux. Son regard, fixe, est tourné vers le sol. Merde. Ou il joue super bien son rôle de zombie, ou il en est vraiment un… Carrément flippant. Ça existe les zombies ? Dans les films ils sont tout sale et en guenilles à se traîner en râlant et en titubant… Lui, eux, ils sont juste immobiles. Tout propres mais immobiles. Comme devenus des statues. Tout cela semble dépasser le cadre d’un simple film ou d’un canular. Je nage en plein cauchemar. C’est irréel.

« Quelqu’un peut m’aider? » crie-je en cherchant désespérément quelque soutien autour de moi… peut-être une équipe de télé qui serait cachée quelque-part et qui pourrait stopper le jeu un instant pour venir aider ce pauvre homme sérieusement blessé à la tête… « Cet homme est blessé ! Il saigne… Venez m’aider, je vous en prie, c’est sérieux! Help me please !» ...mais personne ne bouge.

Je cale comme je peux la tête de l’homme avec un mouchoir que je trouve dans sa poche et que je mets comme pansement sur sa tête. Il respire. C’est là son seul mouvement. La seule preuve qu’il est en vie. C’est le seul mouvement perceptible de toutes ces personnes immobiles autour de moi : elle respirent. C’est leur point commun rassurant. Leurs poumons se gonflent et se dégonflent lentement, comme au ralenti, mais perceptiblement.

La blessure de l’homme n’a pas l’air trop grave. Il saigne beaucoup, mais c’est normal : Ça saigne le cuir chevelu. Je ne suis pas médecin mais je pense qu’il se remettra… enfin, si il se relève un jour ! Tout cela est dément. Je me remets en marche, tourne à gauche sur Broadway, slalomant au milieu des passants statufiés au regards fixes. Jusqu’où s’étend ce phénomène étrange et angoissant. J’ai abandonné l’idée, pourtant finalement rassurante, que tout cela était un jeu dont j’étais le héros malgré moi… ou bien un film dans lequel je me serai infiltré sans faire attention, gâchant alors une prise impressionnante. Cela a décidément trop d’ampleur. Encore cela n’aurait-il été localisé que sur le pont, pourquoi pas, c’était faisable, mais là… on dirait que tout Manhattan est dans le coup. C’est carrément impossible. Et puis cet homme qui saigne en se tapant la tête par terre et qui ne réagit pas. En plus il n’a même pas essayé d’amortir sa chute comme le ferait n’importe qui, par réflexe, en pareil situation de déséquilibre. Non, lui il est tombé d’un bloc, comme une merde, de tout son long. Si c’est un acteur, il doit être drôlement bien payé pour tenir son rôle aussi vaillamment. Mais je ne crois plus au canular, à l’émission de télé à gros budget, au film hollywoodien. Tout ça dépasse les bornes, et de loin. Je n’ai aucune explication. Je marche sans but, si ce n’est celui d’en trouver une… de trouver une faille au système, un truc qui ne colle pas dans ce gigantesque scénario que l’on m’impose.

Passant devant la Chapelle Saint Paul, et voyant sa grille ouverte, j’y entre dans je ne sais quel espoir ou sentiment de protection divine. L’endroit est serein. Peut-être trouverai-je quelque réconfort en ce lieu peu propice aux blagues. Quelqu’un échappé du complot, qui se cacherait là, comme moi. Après tout, peut-être ne suis-je pas le seul ? Peut-être d’autres personnes sont en train d’errer dans ces rues en se demandant, comme moi, ce qui leur arrive ? Je m’accroche à cet espoir à présent : ne pas être seul.

La chapelle est déserte. Une douce lumière éclaire le lieu. Je m’assois sur une chaise en osier et regarde le plafond, les blancs piliers. Les hauts murs. Le lieu semble être un musée désormais. Une salle de concert. Il y a un piano dans le fond. C’est propre, blanc. C’est calme… mais tout est calme, alors…

« Y’a quelqu’un ? » crie-je, au cas où… Ma voix résonne un moment dans la grande pièce puis s’éteint, sans réponse. Je reste un moment là, à écouter le silence, espérer un bruit, un signe. Rien. Que se passe-t-il donc ? Suis-je devenu fou ? Suis-je en train de faire un cauchemar ? De rêver tout cela dans un délire nocturne ?… Mais tout à l’air si vrai, si réel, en dépit de l’absurdité de tout ce qui se passe… ou plutôt de tout ce qui ne se passe pas.

Je ressort de la chapelle, bien décidé à trouver une échappatoire au phénomène et reprend ma marche au milieu des zombies immobiles. Je marche et je marche et je marche. Rien ne bouge. Rien ne trahit une quelconque supercherie. Tout cela est si aberrant que je n’éprouve même plus de peur. Je suis comme hors limites !… hors des limites de ma compréhension et de mes craintes. Toute logique est à présent balayée, même celle d’un danger pour ma vie. Ma vie même est dépassée par tout ce chaos silencieux.

Les magasins défilent à mes côtés. Les mannequins figés dans leur moulures de plastique, posés dans les vitrines se confondent aux passants sur les trottoirs. Comme posés eux aussi. On ne sait plus qui est qui. Seule ma silhouette, qui se reflète sur les grandes façades vitrées des magasins, est en mouvement.

Arrivé au coin de Broadway et de Liberty street, je vois de nouvelles petites carrioles à Hot dogs. Je m’en approche et, sans plus demander leur avis aux immobiles vendeurs, je me sers moi-même avec ce que je trouve, et me concocte un petit sandwich avec des saucisses chaudes rangées dans un appareil chauffant, du pain avec des légumes et du ketchup. Sensation d’être un voleur, mais bon, après-tout, ce n’est pas moi qui ai choisi de jouer à ce jeu là. Tant pis pour eux. Je m’assied sur le rebord du trottoir face au petit square de l’autre côté de la rue. Toujours pas de bruit. Pas d’oiseaux. Pas de mouvement si ce n’est quelques papiers en mouvement balayés par le vent, toujours. Je me dis que si il y a du vent, c’est que le mouvement existe, que la terre tourne, que les pressions et dépressions météorologiques sont actives. Je ne sais pas si c’est bon signe ou non. Je veux penser que si.

Je me relève et, à une seconde carriole où est inscrit Smoothies, me fais un jus de fruits en essayant tant bien que mal d’utiliser l’appareil, sous l’œil vide et indifférent de l’employé qui est appuyé au comptoir. « Tu crois qu’il m’aiderait ? Pfff... » fis-je dans mon obstination à garder une distance humoristique avec les faits. C’est la seule chose qui peut dénaturer la dramatique tournure qu’à pris cette ville aujourd’hui. Autre point positif à relever : le courant électrique. Il y a du courant… Les lumières des magasins sont d’ailleurs toutes allumées, ou presque. C’est donc qu’une centrale électrique, quelque-part, fonctionne. Une usine comme ça, ça a des employés, des ingénieurs, des techniciens, pour tourner. C’est donc que je ne suis pas seul. C’est donc qu’il y a une explication à tout ceci. Mais laquelle ? Il faut que je trouve.

Je remplis un gros mug en carton avec le jus que j’ai réussi à extraire et repars en direction du sud, tout à mon exploration en quête d’indice et de logiques conclusions.

Je croise une autre église, étroite et haute, la Trinity church. Comme pour la chapelle précédente, sans trop savoir pourquoi, je décide d’y entrer et m’assois sur un des bancs de bois. Je regarde les vitraux, les hautes arches gothiques… et finis mon jus de fruit dans le silence de l’église, où résonne le bruit de succion de ma paille dans le mug. Je pose celui-ci sur le banc. Toujours pas âme qui vive. Le lieu est désert également. « Que faire ?... » me dis-je ? Où aller ? Je ne vais pas continuer de marcher ainsi toute la nuit: Il n’y a rien qui change. Aussi loin que j’aille, c’est toujours pareil. Figé. Invraisemblable.

L’église est majestueuse. Je me lève et me dirige vers les vitraux par lesquels fuse une extraordinaire lumière, faite de rayons multicolores et je reste immobile à mon tour au milieu de cette allée centrale à regarder cette lumière qui descend sur moi. Il n’y a plus un bruit. Seule ma respiration m’est perceptible. Sur l’autel, un peu en dessous des vitraux magnifiques, il y a une inscription : « Your decision ». Laconique phrase. Your decision… comment interpréter cette phrase ? M’est-elle destinée ? Ou bien a-t-elle été placée là lorsque le monde bougeait encore ? Fait-elle partie de ce jeu étrange dans lequel je me meut sans trop savoir où aller… Quelle est cette décision que je devrais ainsi prendre ? La décision de ne plus jouer peut-être… Mais à quel jeu ? Le jeu de la vie ? Le jeu de la mort ou de ce qui y ressemble avec tous ces personnages rigidifiés dans leur silhouettes pâles ? Je ne demande pas mieux que d’arrêter ce jeu moi… Cette phrase résonne dans ma tête à présent et semble résonner dans toute l’église, à la lumière de ces vitraux colorés. Your decision

Je repense au clochard, cet être étrange qui m’avait interpellé plus tôt. Peut-être devrais-je retourner à l’endroit où tout a ainsi semblé commencer… au début de ce pont ? Je me souviens qu’à Brooklyn, les gens bougeaient bel et bien. J’ai même failli me faire renverser par un cycliste qui roulait comme un dingue sur le trottoir…

Cette idée me convainc : je dois retourner sur ce pont et le retraverser pour retrouver l’origine de tous mes maux. C’est peut-être là-bas que je trouverai la solution. Peut-être ce clochard, si il bouge encore, saura-t-il me donner quelque explication, si avinée soit-elle ?… Peut-être, si je le retrouve, saura-t-il m’aiguiller sur la décision qu’il me faut prendre ?… Oui ! C’est sûrement ça. La clé de cette énigme et certainement là-bas. Il faut que j’y retourne, tout de suite !

Je sors ainsi prestement de l’église et refais en hâte mon chemin à l’envers, motivé par mon idée et mon espoir d’annuler ce sort. Je repasse près des carrioles à frites, longe les magasins, slalome entre les mannequins et regagne peu à peu le petit parc où tout à commencé pour moi.

L’homme au portable est toujours allongé dans la même position. Je ne m’arrête pas, passe à côté et presse le pas en direction du pont. Je me mets à nouveau à courir vers celui-ci et m’y engage le plus vite que je peux, comme pour fuir ce péril dans lequel je me suis hasardé depuis tout à l’heure… Personne ne stoppe ma course, personne n’essaye de m’arrêter, de me retenir… Tant mieux. Je courre de plus belle. Il me faut d’ailleurs faire des haltes : je ne suis plus tout jeune et je ressens la douleur aux genoux et mon souffle coupé. Je m’arrête ainsi quelques fois lors de cette longue traversée de ce pont immense, traversé de brumes pâles en cette fin de jour. Manhattan et son lourd secret s’éloignent et rapetissent à mesure que j’avance. Aucune horde n’est à ma poursuite. Je courre, seul… sans savoir ce que je fuis, mais sachant juste ce que je souhaite retrouver…

Arrivé aux trois quarts du pont, je refais une halte. Je dois reprendre mon souffle. Je regarde mes pieds, les planches de bois, puis l’eau, par dessus la grosse rambarde rivetée. Manhattan n’est plus qu’une silhouette de buildings imbriqués les uns contre les autres dans l’ombre de la rive, au loin. C’est bizarre, j’ai l’impression que certaines lumières bougent là-bas… comme si la circulation avait repris. Sans doute mes yeux, l’étourdissement de ma course… que je reprends pour achever au plus vite ma traversée.

Enfin arrivé au bout du pont, je ne vois toujours personne. Rien ne semble bouger non-plus. Le pont se poursuit en une allée cyclable bétonnée que je quitte par une rampe qui mène à la rue, en dessous. Je reprends mon souffle appuyé sur mes genoux à regarder mes pieds… lorsque j’entends une voix :

« Don’t move my friend, don’t move !»… la voix du clochard de tout à l’heure. Je me redresse et vois plusieurs visages au dessus de moi. La voix réitère son conseil : « Don’t move my friend… rescue is coming ! ». Un homme me tient la tête avec un grand mouchoir blanc taché de sang. Un peu plus loin d’autres téléphonent. La nuit tombe. Il fait sombre, ou bien est-ce le pont au dessus de moi dont je distingue les poutres métalliques alignées? Un homme habillé en tenue de coureur cycliste avec un casque sur la tête, discute avec un autre homme, un policier. Il dit qu’il ne m’a pas vu, que j’étais caché par un poteau et que j’ai débouché devant lui sans prévenir… que ce n’est pas de sa faute. L’homme a l’air atterré. Une femme me tient la main. En voyant que je la dévisage, elle dit : « He’s back ! He’s coming back !… » et tout le monde s’attroupe au dessus de moi en un brouhaha sourd.

Je reviens… je suis revenu ! Mais d’où ? ...de ce pont traversé en hâte ?… de cette escapade glaciaire au pays des morts vivants. Incroyable. C’était donc un rêve ? Un cauchemar? Une vision traumatique due à ma chute, mon accident. J’ai donc eu un accident… c’est ça ? Le vélo du mec, là ? Sous ce pont, à ce carrefour mal éclairé ?

« Vous revenez de loin mon vieux... » me dit quelqu’un penché sur moi dont je ne distingue pas le visage, alors que des lumières bleues et flashantes envahissent le noir de ce dessous de pont et font clignoter les visages au dessus de moi.

« Non… j’ai juste traversé le pont... » fais-je.

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