1-D'un côté.

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Elle se saisit d’un grand couteau de cuisine et entreprit de découper tranquillement la peau brune du lapin qui pendait par les pieds devant elle.

La cuisine était petite mais les volets ouverts apportaient une douce lumière de début d’automne. Le clapotis réconfortant de l’eau qui commençait à bouillir dans la grande casserole lui parvenait aux oreilles. Elle portait dans la pièce une vapeur chaude qui se dirigeait paresseusement vers les carreaux, déterminée à les embuer rapidement.

Quand elle entendit le son retentissant de la Grande Corne, elle frémit.

C’était le signal.

- Non… murmura t-elle en serrant ses doigts sur le manche du couteau.

Le ciel s’assombrit comme si une volute opaque de nuages noirs s’était soudainement réunie juste au-dessus de sa maison. Elle compta en silence : une, deux… trois… quatre fois. Puis la sirène mugissante se perdit dans un étranglement flou jusqu’à s’éteindre complètement.

Elle se retourna car le clapotis de la casserole avait subitement cessé d’émettre le moindre bruit.

Son estomac se serra. La lumière au-dessus du fourneau était toujours allumée et ce simple fait lui procura un sentiment de réconfort. Il fallait aller voir.

Son corps se mit en mouvement et contournant la table centrale de la cuisine, elle franchit en quelques pas la courte distance qui la séparait de la gazinière. Elle déglutit : était-ce bien elle qui avait placé le couvercle en fonte rouge ?

Sa main se dirigea vers le bouton noir en acier sur lequel ses doigts se refermèrent comme les longues pattes d’une araignée affamée. Elle se pencha au-dessus du contenant et ne vit d’abord que les ténèbres, comme si la profondeur de la marmite s’étaient étendue sur des kilomètres, un puits sans fond dans lequel elle risquait de basculer si elle se penchait trop.

Elle eut un vertige et manqua de trébucher.

Elle ferma les yeux et compta encore. Un… deux…

Au fond de la casserole, une tête de poupée à la chevelure blonde, courte et frisée comme un mouton, la dévisage de son unique œil à demi fermé. Sa petite bouche parfaitement dessinée semble l’appeler dans le liquide noir dans lequel elle flotte. Deux petites mains aux doigts rigides et boudinées sortent du liquide - qui n’est pas sans lui rappeler la viscosité du goudron - et se tendent vers elle.

« Ma… man… »

La voix enfantine, éraillée, résonne du fond du récipient, dans un écho plus ou moins clair.

La paupière en plastique cligne.

Avec un mouvement de recul brusque, elle jeta le couvercle pour refermer – enfermer – l’apparition.

Sa respiration s’est accélérée… c’est normal.

On lui a dit, c’est normal.

Un bruit métallique résonna derrière elle, par terre, de l’autre côté de la table.

Elle tenta de contenir son souffle qui lui comprimait les poumons et écarta ses doigts comme des éventails qu’on ouvre, en les observant, cherchant à contrôler le tremblement presque convulsif qui les agitait maintenant.

C’est à instant qu’elle réalisa que le couteau de cuisine n’était plus dans ses mains.

C’est normal.

De nouveau le bruit métallique derrière elle heurta plusieurs fois, en une rythmique chaotique, la tommette du sol.

Irrépressiblement, elle pivota sur ses talons, sachant qu’elle devait aller voir, qu’il était nécessaire de constater de ses yeux. Son corps était tendu comme les cordes d’un violon mais ses pieds se posaient, l’un devant l’autre, lentement, calmement.

Le grincement aigu sur le sol recommença, s’agita, s’accéléra comme s’il cherchait à la fuir, à se cacher quelque part.

Elle avança le regard droit devant et prit alors conscience avec un violent malaise que le gibier qu’elle s’apprêtait à dépecer n’était plus là, sagement suspendue par les pattes comme elle l’avait laissé quelques minutes auparavant.

C’est normal.

Un froid intense la pénétra par les extrémités des doigts avant de s’insinuer comme un serpent le long de ses bras et de s’enrouler le long de sa colonne vertébrale.

Il est là.

… là…

Elle s’approcha, s’accroupit… encore un pas.

Il tourna la tête vers elle, une de ses longues oreilles à demi arrachée pendouillant sur le côté alors qu’il la scrutait de ses petits yeux noirs. Elle resta pétrifiée. Les pattes n’étaient plus les charmantes touffes de poils douces, châtains et blanches, mais de longues lames acérées au nombre de quatre par pattes, exagérément grandes. Un hoquet de peur et de dégoût s’échappa de ses lèvres et l’animal sursauta, glissant sur le carrelage usé et tenta maladroitement de détaler sur les pointes des couteaux. La gaucherie dont il fit preuve créa un nouveau sursaut chez elle et elle se plaqua contre le mur en le voyant disparaitre de l’autre côté de la table.

De grandes éraflures striaient le carrelage à l’endroit où il s’était tenu.

Elle l’entendit gratter et gratter encore, frénétiquement. Soudain, un courant froid passa dans la pièce et le bruit s’évanouit.

Elle tourna la tête et vit la porte d’entrée ouverte.

Depuis l’extérieur, un son de cloches lui parvint, comme enveloppé de coton.

Elle se dirigea vers la sortie, cet échappatoire incertain, non sans avoir encore entendu derrière elle un « ma… man » étouffé, en provenance de la gazinière.

Quand elle tira d’avantage la porte, le bois s’effrita entre ses doigts, y déposant une poudre noire épaisse. Elle ne pouvait pas rester ici, tout comme il lui était impossible de courir pour fuir. Elle avait un sentiment d’emprisonnement exacerbé, bien que tout ceci lui soit douloureusement familier.

L’automne était présent dehors, mais il ne s’agissait plus de la tendre saison aux couleurs chaudes et dorées, nimbée de la lumière du soleil. C’était la morte saison avec les arbres décharnés qui perdaient leur ramage, le ciel gris sombre aux nuages épais et ce brouillard humide qui vous glaçait jusqu’à l’os. A chaque pas, elle entendait les feuilles craquer sous son poids comme un tapis d’ossements. Au loin, elle l’aperçut de nouveau. Griffant les branches gisant au sol avec les longues lames qui lui servaient de pattes, le lapin s’élança au pied d’un arbre, le pompon de son arrière train s’agitant en l’air avant de disparaitre brusquement.

« Ma… man ! » grinça dans son dos une voix nasillarde, plus proche que ce qu’elle aurait dû.

Réprimant un frisson glacé, elle s’élança en avant jusqu’à l’arbre où le lapin avait disparu.

Sans réfléchir, alors que le « maman » se rapprochait dans son dos, se démultipliant en échos innombrables, elle se mit à gratter le sol, comme l’avait fait avant elle le lapin effrayé, gratter, gratter…

… gratter…

Jusqu’à ce que ses mains s’enfoncent dans une sorte de purée de pois sombre et qu’elle bascule en avant, littéralement avalée par une substance épaisse et gluante. Elle ouvrit les lèvres pour crier mais rapidement la matière pâteuse lui emplit la bouche, couvrant sa langue, ses dents avant de boucher complètement sa gorge pour qu’aucun son n’en sorte.

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