Les femmes de l'ombre

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 Sa vue était floue et ne percevait que de très vagues formes indescriptibles. À mesure qu’elle redevenait nette, Rabirius comprit qu’il était allongé sur le dos car il voyait un haut plafond illuminé par une chaleureuse lumière orangée. Totalement sorti de sa torpeur, il fut surpris de voir qu’il était déshabillé et surtout attaché par les mains et les pieds sur une longue dalle de marbre. Il essaya en vain de se libérer mais les cordes étaient si bien serrées qu’elles lui frottaient douloureusement les poignets. Cherchant ses repères, il regarda autour de lui et fut impressionné par l’immense statue de femme à sa gauche. Elle était habillée d’un long manteau noir dont les extrémités étaient noueés au niveau de la poitrine et sa coiffure bouclée était couronnée d’une paire de cornes portant un disque solaire. Même si elle n’avait que des yeux de pierres peints, Rabirius avait l’étrange sensation que la statue le dévisageait comme si une entité consciente en avait pris possession. Après un ultime effort pour se détacher du regard de la statue, il observa la salle dans laquelle il se trouvait. et aperçut encore de dos la femme qu’il avait vu dans l’atrium un peu plus tôt. Elle se tenait devant une assemblée de femmes habillées de noir comme elle et deux hommes chauves habillés à l’égyptienne et portant des plumes de faucon se tenaient à ses côtés. Elle se retourna, révélant son visage à Rabirius qui reconnut immédiatement Servia Valeria Caria, la veuve soupçonnée du meurtre du Bacchus des médias.

 — Bienvenue dans notre temple, Lucius Rabirius Hirus, dit-elle en s’approchant de lui avec un sourire triomphant, vous êtes l’un des rares hommes à avoir le privilège d’y entrer.

 — C’est trop d’honneur, répondit ironiquement Rabirius, mais vu ma position, j’aimerai tout de même savoir ce que vous allez faire de moi !

 — Oh, ce n’est pas à nous de décider, inquisitor. C’est Isis, ô reine divine toute puissante, qui décidera de votre sort car elle sait et voit tout, s’exclama-t-elle en brandissant ses mains vers l’imposante représentation de la divinité.

 — Je suppose que c’est aussi votre divinité égyptienne qui vous a ordonné d’assassiner votre mari ? Le faire sur ordre d’une statue qui parle pourrait relever soit de la maladie mentale ou du fanatisme religieux digne des Chrétiens ou des Mahométans.

 — Faites bien attention à ce que vous dites, Rabirius ! Isis est puissante entre toutes les femmes et nous apporte du soutien dans notre lutte contre la société patriarcale qui règne sur Rome et le monde depuis des siècles. Mon mari en était le meilleur représentant ! À partir du moment où je lui ai donné un héritier mâle, il s’est permis de séduire toutes les jeunes femmes influençables qu’il rencontrait durant ses orgies, qu’elles soient esclaves ou des femmes libres. En plus du pouvoir qu’il exerçait sur le peuple avec ses chaînes d’informations et de divertissement abrutissantes, il abusait des femmes dont il achetait le silence par des cadeaux de luxe ou des menaces. Et personne n’osait s’en prendre à lui car sa richesse et ses influences lui permettaient de se mettre à l’abri de la justice, qui considère d’office les femmes comme des mineures. Il était donc nécessaire qu’une autre justice s’applique à lui, celui de la justice divine !

 — Sous vos airs de défenseur des femmes et de l’injustice, je suis sûr que c’est surtout la jalousie qui vous a poussée à manipuler cette esclave pour assassiner un mari que vous détestiez car il vous a abandonné après que vous ayez accompli votre devoir d’épouse.

 Face à cette affirmation poussée par Rabirius, la veuve resta muette et dévisagea l’inquisitor d’un regard dans lequel se lisait une rage intériorisée et qu’elle ne voulait laisser transparaître.

 — Voir votre mari prendre du plaisir avec une esclave égyptienne était de trop pour vous, renchérit Rabirius espérant déstabiliser la maîtresse de cérémonie, vous avez donc décidé d’agir et êtes allée voir le vieil Ahmosis pour qu’il vous prépare les colliers magiques avec lesquels vous pourrez exercer votre vengeance. Non seulement vous vous débarrassiez de votre mari trop puissant et irrévérencieux, mais vous condamniez une esclave innocente, victime de votre courroux !

 — Silence, éclata Valeria Caria imposant le silence dans la salle, vous paierez cette insolence, pauvre fou ! Derrière mon rôle de bonne femme mariée, je cachais la souffrance que mon mari m’infligeait par sa débauche et sa grossièreté ! Avec le temps, cette souffrance s’est muée en haine à son égard et pour tout ce qu’il représente. Tous les moyens étaient désormais bienvenus pour lui nuire ! Kleopatra n’a été que l’instrument de ma puissance que m’a procurée ce vieux fou d’Ahmosis, qui avait été un des nôtres avant qu’il ne décide d’offrir des malédictions et autres sorcelleries aux plus offrants. Et quand mon esprit prit possession du corps de cette louve égyptienne, je ressentis la hargne avec laquelle mon obscène de mari la prenait. C’était bien plus intense que ce qu’il m’avait donné, se contentant de me mettre enceinte de son héritier qu’il espérait tant. Maintenant qu’il est mort et que son esclave sera condamnée comme il se doit, c’est moi qui vais hériter de son pouvoir médiatique ! Il servira à promouvoir une société nouvelle, débarrassée de la tyrannie du patriarcat pour instaurer la République du matriarcat suprême ! Et Isis, ô puissante mère sublime, nous soutiendra dans notre oeuvre tout en nous aidant à supprimer tous ceux qui oseront s’opposer à nous !

 Elle avait récité ces paroles avec emphase et autorité et paraissait être entrée dans un état second lui procurant puissance et détermination. Elle se détourna de l’inquisitor et fit face à l’assemblée de femmes et aux deux prêtres égyptiens. Les femmes du premier rang sortirent de sous leur manteau un sistrum, cet instrument égyptien à percussion constitué d’un manche au bout duquel était attaché un arc relié par des tiges sur lesquelles coulissaient des anneaux métalliques. Elles secouèrent d’un geste rapide leurs instruments faisant répercuter les anneaux entre eux. Elles recommencèrent une fois, deux fois, puis trois jusqu’à progressivement faire résonner de manière continue leurs instruments dont les sonorités envahirent toute la salle. La percussion des anneaux en devint tellement frénétique qu’elle ne semblait jamais pouvoir s’arrêter tout en devenant de plus en forte. Agissant comme mues par une seule volonté les unissant, les autres femmes se mirent à genoux, levèrent les mains bien haut et se secouèrent tout en entonnant un chant à la gloire de la divinité égyptienne. Même Rabirius eut la sensation que cette musique aux sonorités rituelles s’emparait de lui pour le plonger dans un état de transe sans que sa volonté puisse s’y opposer. Les prêtres s’avancèrent vers les larges coupes de feu qui illuminaient la salle et versèrent un liquide dans le feu qui émit de légères vapeurs parfumées.

 Celles-ci gagnèrent le sommet de la salle et entourèrent le visage de la statue qui semblait soudain s’animer. Ses yeux fixèrent l’inquisitor attaché sur un autel à ses pieds et ce dernier sentit une peur d’inspiration superstitieuse le gagner. Il n’arrivait pas à savoir si la statue prenait bel et bien vie ou si l’illusion était produite par les vapeurs parfumées. Plus effrayant encore, la bouche d’Isis commençait à bouger et une voix féminine à l’écho fantomatique s’exprima :

 — Un seul châtiment s’impose à ce mortel : la mort… comme celle que Seth avait infligé à Osiris, mon frère et époux ! Que toutes les parties de son corps soient séparées et éparpillées à travers le monde pour n’être jamais reconstituées !

 Rabirius refusait de croire à cette condamnation croyant que tout ceci n’était qu’un mauvais rêve ou une illusion trompeuse. Il vit pourtant s’approcher de lui les deux prêtres tenant chacun un poignard égyptien bien aiguisé. Ils s’arrêtèrent devant l’autel et regardèrent le sacrifié qui tentait en vain de se libérer de ses liens. Un prêtre retint le bras de Rabirius, l’autre un pied et brandirent tous deux leurs armes. Ils commencèrent à trancher les membres de l’inquisitor, ce dernier hurlant à pleine voix, son cri se mêlant aux percussions et chants rituels qui envahirent la salle. Valeria Caria contempla ce spectacle sacré et un sourire de triomphe se dessina sur son visage.

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