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Cadillac aurait dû être de l’histoire ancienne. Il avait purgé sa peine pendant quinze ans mais sa mauvaise réputation lui collait à la peau. Sa libération avait fait la une des journaux télévisés. TF1 projetait de produire plusieurs épisodes de son feuilleton avec Maria. Elle n’était pas morte tout à fait. À travers elle, vivait tout un tas de gens haineux et vindicatifs. La lettre qu’il avait reçue à l’asile n’était pas signée mais il devinait entre les lignes la menace de mort qui pesait sur lui. On lui écrivait que le père de Juanito s’était évadé de prison, que de là où il se cachait, il ruminait sa vengeance. « Comme tu le sais, nous sommes les siens, et nous ne te pardonneront jamais de l’avoir accusée en plein tribunal. Tu leur as dit que Maria était une femme violente et sans affect, un monstre de jalousie et d’envie mais t’es-tu regardé en face ? Tu n’as même pas été capable d’avouer ton statut de rentier et d’évoquer tes placements de capitaliste cupide et pingre. Tu as assassiné un petit agent immobilier, troué la peau d’un des hommes de Pery, et tu nous as clairement désignés comme étant la tête de votre duo, tandis que tu n’auras été que le bras armé de l’ultragauche. En réalité, tu nous détestes et tu nous crains, car le jour où l’on reversera le pouvoir en place, crois bien qu’on te dépossèdera de tes biens, de ta fortune, de la quiétude dont tu jouis à l’hôpital. »

Le juge d’application des peines lui avait laissé de quoi vivre. Il venait d’acheter une voiture, un de ces modèles électriques repéré sur internet dans un garage de Bordeaux. Dans le TGV, certains le reconnaissaient et s’éloignaient en prenant soin de s’installer loin de lui. Sans s’embarrasser de murmurer, ils disaient qu’il était un danger public, un terroriste à la cause absurde et démentielle. « Le fou est de retour, » s’effrayaient-t-ils en désertant leur siège. Le wagon s’était vidé de ces occupants et il ressassait ce qui allait pouvoir lui arriver. Encore plus fou que lui, un homme surgi du peuple en colère lui transpercerait l’estomac d’un coup de poignard. À moins que la foule ne se précipite pour le lapider et l’écraser dans un remous assassin et vengeur. Il ignorait le sort que les autres lui réserveraient et s’en rongeait déjà les sangs. Au sortir de la gare, à peine posa-t-il le pied sur le parvis, avec sa tenue de sport achetée à l’asile et ses baskets trouées, que des gens se moquèrent sans une once de vergogne de sa différence qui boitait, supportant difficilement le poids du corps rendu gourd et alourdi par les médicaments. Il boitait et suait de telle façon que les gouttes coulaient le long de son échine qui frémissait à leur contact glacé. Ses cheveux trempés et poisseux de sueur collaient à sa nuque et il se sentit comme un moins que rien au milieu de la foule qui envahissait la ville. La rumeur enfla, se propageant d’un bout à l’autre de la rue. « Le fou est là, l’ennemi public numéro 1 est à Bordeaux. Les passants qui le reconnurent s’écartèrent ou bien au contraire s’approchèrent de très près en en dévisageant les traces que le temps avait enraciné sur son visage replet et circonspect. Il détourna la tête de dégoût. Comment pouvait-on le regarder comme un animal de cirque ? Une bête sauvage qui sortait d’un lieu de fous furieux, de caractériels personnages susceptibles de bondir incessamment sans raison pour une histoire de regard ou de mot de travers. Devant lui, un groupe de grands gaillards bien bâtis se pavanaient à pas lents en occupant l’espace de façon à bloquer le passage. Son passage. Il se mit à trembler à l’idée d’être passé à tabac. Heureusement, l’hôtel qu’il avait réservé sur un site hôtelier se trouvait à proximité. Il en voyait l’enseigne. À pas pressés, il marcha jusqu’à elle. Dans le hall, ses jambes flageolèrent à la vue des touristes. Après les formalités d’usage, il fut arrêté dans son élan par un groupe de jeunes qui lui barra la route. Il ne savait que les regarder sous la ceinture tant il s’en méfiait. Il éprouva un instant d’agacement, essuya leurs sarcasmes sans un mot. Parvenu à s’extirper de leurs pattes, il s’avança vers les escaliers en colimaçon. Un rire tout masculin éclata dans son dos et le poursuivit jusqu’à la première marche. On le frôla. Il arrêta l’homme d’un regard assassin, découvrit, stupéfait, sa jeunesse insolente. Le jeune bien nourri se figea dans sa tenue de sport. Un geste, parfois, suffit à stopper ces fils à papa.

Il ne prit pas l’ascenseur, de peur de se confronter aux autres dans un espace aussi exigu. Au moins, en montant les escaliers, il n’aurait pas à surveiller son comportement, à ravaler un mouvement d’humeur dangereux. Dans la chambre, il posa son sac à dos sur le jeté de lit à rayures turquoise et maronnées et après avoir pris soin de fermer portes en bois et doubles rideaux pour ne pas qu’on l’observe ou l’entende, il entreprit de se laver. Il y avait dans la salle d’eau une baignoire qui côtoyait un bac à douche, deux vasques aux canalisations béantes par lesquelles passaient les propos graveleux des amoureux et les commentaires désobligeants des employés. Les voix du personnel remontaient par la tuyauterie jusqu’à lui. Que fait ce mendigot dans un hôtel à cent euros la nuit ? Va-t-il provoquer un scandale, saccager le mobilier ou trouer la moquette de braises de cigarette ? Comment ? C’est lui, l’assassin, le terroriste en puissance dont les journaux se sont repus de la libération ? Il s’habilla, légèrement déguisé en bourgeois, d’un vieux costume sans cravate donné par Émmaüs, d’un cadran surmonté d’une étoile jaune en guise de pendentif, pour qu’on ne me prît pas pour l’alcoolique ou la drogué qu’il avait pu être mais bien pour le persécuté qu’il était devenu.

Dehors, il serra les dents qu’il cacha par-dessous les lèvres abîmées par la cigarette et les joints d’on ne sait quoi fumés dans la cour de l’hôpital en cachette des infirmiers avec Gaby, le fournisseur de ce traquenard d’aliénés. Près de la gare de Bordeaux, le monde se pressait avant que les magasins ne ferment. Des hommes s’approchèrent trop près de lui pour scruter ses défauts. Il s’éloigna, affecta l’indifférence face à eux qui soufflaient à sa figure des remarques sur son physique délabré et son passé désastreux. La vie était un marasme où il se noyait, forcé d’affronter les dires de la foule dont il ignorait tout. Sauf sans aucun doute la méchanceté innée, camouflée par des yeux qui se dérobaient aux siens. Jamais il n’entendait les excuses que peut-être quelques rares adeptes prononçaient en pensée sans oser prendre sa défense. Oui, ils existaient, ils lui avaient écrit en prison, l’avaient soutenu en ne jurant que par sa légitime défense. Ils l’appelaient « le maître », persuadés de la clairvoyance qui l’habitait. Ils disaient « la passion du Christ », lui qui avait tant souffert de l’emprise de Maria, d’avoir été le harcelé de son village, l’exclus, l’humilié relégué au rang des bannis. Ainsi tourne la vie parfois quand la risée du monde répond au provocations.

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