Mea culpa

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Cinq ans...

Il m'a fallu cinq ans pour comprendre, pour enfin mettre un mot sur le problème, pour enfin m'avouer la vérité...

Cette personne, je l'ai harcelé.

Rien ne s'est passé comme on pourrait se l'imaginer quand on parle de harcèlement : avec elle, il n'était pas question de coups ni d'insultes directes, mais cela restait violent car constituait une attaque sur ce qu'elle faisait, et même pire sur ce qu'elle était.

Cinq ans...

J'ai passé cinq ans à me foutre de sa gueule, à la critiquer pour tout ce qu'elle aimait en me trouvant toujours des excuses pour le justifier : elle lisait beaucoup ? Mais c'est pas normal ça ! Les récrés sont pas faites pour lire mais pour s'amuser... "s'amuser"... Elle s'intéressait à des choses que je ne connaissais pas et qui n'étaient pas des "classiques" pour la jeunesse ? Quelle honte enfin ! C'était quand même sacrément hypocrite de ma part, moi qui ai des goûts tournés vers l'ancienneté et s'apparentant bien davantage à ceux que peuvent avoir des parents voire grands-parents. En plus de ça, moi non plus je ne suis pas familier avec les classiques : à dix-huit ans, je n'ai toujours vu aucun Star Wars ni Harry Potter. Elle n'était pas d'accord avec moi sur certains sujets ? Rentrons-lui dedans pour lui faire comprendre que son avis ressemble quand même vachement à de la merde en prenant un air supérieur et condescendant pour le lui dire, parce que mes opinions sont les meilleures de la planète...

Cinq ans...

Cinq ans à la martyriser insidieusement et psychologiquement pour ce qu'elle était, alors qu'en réalité elle incarnait peut-être mon plus fidèle reflet, avec sa difficulté à lire ses rédactions en classe par exemple. Salement ironique de ma part quand on voit le premier texte que j'ai posté sur Scribay... En plus, j'ai encore moins d'excuse qu'elle parce que moi, j'ai carrément peur de parler juste à voix haute dans l'intimité de ma propre chambre. En comparaison, parler devant une classe d'une trentaine d'élèves dont certains sont abrutis par l'adolescence et emmerdeurs sur les bords ne représente-il pas une source d'angoisse plus légitime ?

Si, et je le sais, je le savais déjà à l'époque. C'est pourquoi j'ai joué l'idiot avec elle lors de la récré suivante, en me faisant passer pour celui qui essayait de comprendre ce qui la bloquait pour en réalité pouvoir mieux l'enfoncer au travers de ma pseudo-morale, une fois de plus... La fois de trop.

Ce jour-là, j'ai largement dépassé les bornes par mes mots. Et pour le coup, je ne peux plus me cacher derrière l'excuse de "je l'ai jamais ouvertement insulté, donc c'était peut-être pas tellement du harcèlement ?", je sais que je suis allé beaucoup trop loin... Alors qu'elle me dévoilait le niveau d'estime plus que bas qu'elle avait pour elle, j'ai laissé ma part bestiale, immorale et immature se glisser en moi pour y faire germer une pensée à laquelle je n'ai pas une seule seconde réfléchie avant de la prononcer :

"Si t'as une si mauvaise estime de toi, pourquoi tu te suicides pas ?"

Cinq ans...

Il m'aura fallu cinq ans passés à ses côtés pour enfin me prendre la réalité en pleine face. Le pire, c'est que ce n'est même pas moi-même qui ai accédé à la chose, mais que c'est une vidéo qui m'a ouvert les yeux, pour me faire ressentir des remords que je tenterai d'atténuer en écrivant une lettre d'excuse à cette personne, qui me répondras alors qu'elle n'avait pas mal pris tout ce qui était arrivé, mais qu'elle s'était seulement sentie mal de ne pas pouvoir me satisfaire et me ressembler car je représentais tout ce qu'elle ne parvenais pas à être : franche, entre autre... Cela aurait pu apparaître comme un soulagement, et cela l'a en effet été un moment, jusqu'à ce qu'une autre réalité me frappe :

"Si elle a écrit cela, c'est que je l'ai détruis de l'intérieur au point qu'elle considère devoir changer."

Autrement dit, je l'ai bel et bien harcelé et tué de l'intérieur. J'ai probablement réduit à néant son estime personnelle en lui faisant penser qu'elle n'était pas assez bien pour moi, et peut-être pour les autres ?

Je ne connaîtrai jamais les conséquences exactes qu'auront eu ces années de souffrances sur elle, mais je sais désormais ce que cela implique pour moi : je devrai vivre jusqu'à la fin de mes jours avec la vérité que j'ai fait partie des "mauvais", de ceux que je n'ai cessé de détester lorsque je passais des après-midi entiers à regarder des vidéos de témoignages dénonçant les agresseurs ; je devrai admettre de ne jamais pouvoir savoir avec exactitude l'impact que j'ai eu sur la vie de cette personne, si elle s'est véritablement détesté par ma faute, ou si les mots que j'ai prononcé le jour où je suis allé trop loin l'ont amené à vouloir m'obéir et tenter de partir... Je devrai vivre toute ma vie avec cela, essayant de me rassurer en me disant toujours que ce n'était peut-être pas du harcèlement, mais je serai aussitôt rattrapé par la vérité, et alors je devrai assumer ce poids qui me serrera de l'intérieur ; ce poids que j'ai tenté d'éviter tout au long de ces années passées aux côtés de cette personne en me cachant derrière l'excuse de ma propre dévalorisation, remplie d'interrogations telles que "Est-ce moi qui aies un problème ? Ne méritai-je pas plutôt d'être mis à l'écart ?", tout ça pour me masquer ma propre puérilité ; ce sentiment qu'aucun texte rédigé, aucune excuse adressée, aucun remord exprimé ne pourra plus jamais faire disparaître : la culpabilité d'avoir côtoyé cette personne pour en faire le défouloir de toute la haine que j'avais envers moi-même.

...

Tu te fous de notre gueule ? T'essaie de faire quoi avec ton texte ? De te placer en victime, dans le rôle du pauvre bout'chou qui comprenait pas ce qu'il faisait et qui se sent mal maintenant et cherche à se faire pardonner ? Réveille-toi, on n'est pas dans le monde des Bisounours ! Il suffit pas d'un petit câlin magique pour effacer des années de souffrances infligées sans aucune subtilité à une autre, ni de se rabaisser pour ça et encore moins d'écrire un pauvre texte pour parler brièvement de tout ce que tu lui as fait. Parce que t'as vachement survolé la chose, dans ton résumé. T'as notamment pas mentionné le fait que t'avais certainement fait souffrir d'autres personnes avec ta philosophie de merde de girouette de l'époque, à inclure d'autres élèves dans le trio pour que ces personnes se retournent toutes contre celle dont on parle depuis le début pour la critiquer sans cesse dans son dos, ou encore pour s'amuser à violer son intimité en cherchant à comprendre ce que contenait ce fameux carnet qu'elle gardait avec elle, avec la complicité de la troisième personne du trio originel, avec qui t'es resté pendant ces cinq années pour aujourd'hui ne plus chercher à lui parler même par message. Elle est belle ta vision de l'amitié, dis-moi ! "Diviser pour mieux régner", ça te dit quelque chose ? Et avec tout ça, tu prétends qu'un minable texte pourra tout effacer ?...

Pauvre con.

Et dire qu'il t'a fallu cinq ans pour le réaliser... Franchement, je vois pas comment tu pourrais tout réparer...

Et c'est normal, parce que tu pourras pas. Alors, faut changer ton regard sur tout ça ! Ouais, t'as merdé, et salement. Ouais, t'as plus aucune chance de retrouver cette personne pour pouvoir en parler longuement et te mettre au clair avec elle sur tout ça. Ouais, c'est frustrant et même déprimant, parce que ton coeur restera serré pour l'éternité dès que tu penseras à tout ce qui s'est passé. Et donc ? Tu comptes faire quoi ? Continuer à ressasser en te disant que t'es une merde et que tu mérites plus d'exister ? Tout laisser tomber pour te laisser couler et ainsi, peut-être, correctement te condamner ? Désolé de te le dire, mais tout cela serait inutile. Parce qu'en abandonnant, tu salirais encore plus cette personne en inversant les rôles pour la rendre responsable de ta mort, et tu rentreras encore un peu plus dans le schéma typique du mécanisme de défense des harceleurs, consistant à remettre la faute sur la victime. Alors t'as pas le droit d'abandonner la vie, aussi bien au sens propre qu'au sens figuré. Parce que si tu laisses tout tomber, c'est l'imposteur que t'as joué pendant ces années qui aura cette fois gagné, en te montrant qu'il avait bien raison d'avoir agit sur toi puisque, dès lors que tu te comportes comme tu es véritablement, tu n'es capable de rien. Finalement, la meilleure rédemption que tu pourrais effectuer aujourd'hui reste peut-être de te battre pour continuer d'exister et t'engager dans la lutte contre ce fléau pour pouvoir mettre en garde les jeunes qui, comme toi, pourraient basculer dans leur part sombre sans même le réaliser jusqu'à détruire l'autre, et peut-être l'amener à partir de façon prématurée... Car le harcèlement ne se produit pas que de façon visible, mais aussi et bien plus souvent de façon insidieuse au point de devenir parfois invisible, aussi bien pour les autres que pour nous-même...

...

J'ai quand même été vachement chanceux que cela ne lui soit pas arrivé...

J'ai été harceleur, et je le regrette.

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