Chapitre 1

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 Il y avait toujours quelques lumières, en haut de la butte qui bordait Grand'Arch. Le quartier des habitations s'illuminait au va-et-vient des résidents, mais aucune des maisonnées ne demeurait bien longtemps occupée. Chez les nains, on aimait s'activer.

 Parmi toutes les activités favorites qui rythmaient le quotidien de la ville et de ses habitants - et elles étaient nombreuses, marchandage, artisanat, architecture, sculpture... - il y en avait une qui caractérisait les nains, qui les définissait. L'art de la boisson. Cette dernière était même la plus noble des occupations. On travaillait, puis on buvait. Parfois, on buvait, puis on travaillait.

 Et trop souvent, on buvait et on travaillait en même temps.

 L'arkhi, ou isgelen tarag, était le plus en vogue des spiritueux. Les tonneaux de cette vodka de lait s'entassaient dans tous les coins, dans les rues, sur les toits-terrasses, et jusque sous les lits, et le bêlement des chèvres retentissait dans chaque jardin.

 Distiller son propre arkhi était considéré comme un rituel, un devoir. Quand l'on recevait, on servait.

 Certains se voulaient exécrables, très fort et aussi acides qu'une poignée de groseilles crues, mais d'autres étaient doux et se sirotaient sans modération. Qu'importe, de toute manière, on ne refusait pas une coupe d'isgelen tarag, et plus important encore, on ne manquait jamais de l'offrir à la dégustation. Que l'on soit malade, mourant, ou déjà ivre mort. La croyance populaire le vantait d'être nourrissant, et promesse de vertu et de guérison.

 C'était déstabilisant pour les nombreux voyageurs de passage a Grand'Arch. Voir cette population plus ou moins imbibée en toute heure arrachait des rires et des boutades, mais l'on s'y habituait vite.

 Un nain qui n'avait pas bu n'était pas vraiment un nain. Ce n'était que l'ombre de lui-même, un fantôme qui déambulait sans but. Lorsque l'on en apercevait un, on se surprenait à lui souhaiter qu'il trouve vite de quoi se ragaillardir. Boire de l'arkhi, ça ravigote, disaient-ils.

 C'était aussi le meilleur moyen de se réveiller. On se levait, allumait sa lanterne, se versait un broc, puis on l'avalait d'une traite. On claquait des dents, serrait ses mâchoires, pressait sa langue contre son palais pour supporter les sensations aigres, mais l'on était fin prêt pour débuter sa journée.

 Pourtant, au sommet de la butte du quartier des habitations, il y avait toujours quelques lumières.

 Le nain qui habitait là, se murmurait-on, n'était pas de bonne compagnie. Peu le connaissaient, bien que tous sachent son nom. Il ne recevait ni n'invitait, et ne quittait sa bâtisse solitaire qu'en de rares occasions. Et pis encore, il était souvent sobre.

 On l'évitait, cet indésirable. Qu'en savait-on, et s'il avait une maladie qui empêchait de boire ?

 Mais, en vérité, Thrill se fichait de tout ça, de la bienséance, des coutumes, de tous ces imbéciles heureux. Il aimait sa solitude, la vue sur la cuve où s'étendait la ville, rayonnante sous le puits de lumière. L'atmosphère qui s'en dégageait.

 Certains jours, il pouvait voir la cité battre du coeur et respirer, vivante. S'endormir, et se réveiller au gré des rayons du soleil.

 Et il n'aimait pas partager. Ce décor n'appartenait qu'à lui, c'était son jardin secret et silencieux.

 Quand il traversait le quartier des habitations pour se rendre en ville, il ne supportait pas les bêlements incessants de ces fichus chèvres des grottes, ces bestioles odorantes au regard niais. Elles n'avaient de cesse de brailler en un concert désordonné, et cela sifflait aux oreilles du nain comme une gratouille derrière le crâne qu'il ne pouvait soulager.

 Cela le démangeait de leur hurler de se la fermer, d'aller chier autre part que dans les rues et les escaliers. Il pourrait, s'il osait, leur vociférer de se faire voir ailleurs, personne ne le retiendrait. On le prendrait pour un fou, mais personne ne le retiendrait.

 Car il était l'archiveur, le gardien des mémoires. Il possédait le pouvoir de reconnaissance et d'opprobre sur les familles qui vivaient a Grand'Arch. Et malgré tout ce que l'on pensait de lui, de ce mouton noir, on ne le disait pas.

 Au contraire, on le saluait dans la rue, on s'inclinait ou se frappait le poing sur le torse en signe de respect. Et heureusement pour tous, cela lui suffisait. Il ne produisait pas d'arkhi, faignantait pendant des jours durant parfois, vivait comme nul autre et faisait fi des règles de savoir-vivre, mais cela n'entrait pas en compte. Sa position était supérieure à n'importe qui, en dehors de la royauté.

 Et même s'il ne se pintait guère, son enivrement était tout autre.

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