L'opacité d'un voile — Vox

4 minutes de lecture

     « Je vous parle rarement du Temps.

Ce n’est pas qu’on en manque. On peut même le prendre, si vous voulez. Après tout, c’est un dieu important, l’un des premiers, sinon LE premier !

Depuis un laps, on l’oublie. Mais réfléchissez, le début du monde est nécessairement le début du Temps. La dispute entre Ciel et Terre, c’est un événement, un premier mouvement. Et qui dit mouvement : dit Temps. L’évidence !

Donc, en tant que conteuse — et tant qu’on est là, à tâter le Temps — moi, Sim Mana, suis tentée de tempérer vos tares. Soyons tatillons, sans nous trahir. Traitons le Temps, en le prenant. Traçons, sans ternir, l’histoire terrible d’Après. Car son nom est juste Après.

Après, le tardif.

Ce Ter, né juste après - donc après le retournement du monde, à une époque où les dieux pratiquaient volontiers l’ingérence — ce Ter, donc, simple et candide, rencontra un jour la plus belle Aers de la Cité. Merveilleuse, mais surtout constante, elle dansait sous les arbres millénaires en chantant des chançons sans fin. Tout le monde la convoitait. Elle s’appelait Toujours.

Les humains, comme les dieux, étaient fascinés par sa beauté, qui semblait éternelle.

D’après nombre de Vox, la belle Toujours avait tout d’une déesse, on la croyait même fille du Temps. Or, vous connaissez la rengaine, quand on est confondu avec les dieux, après : c’est presque toujours des problèmes !

On s’embrouille !

Toujours est-il que, fatiguée de la fascination qu’elle éveillait chez tout le monde, Toujours s’était mise à chercher un peu de paix — et, disons-le, un peu d’amour — chez Après, qui, contrairement à son ainé Avant et son second frère Pendant, parvenait à la considérer avec respect, calme et sérénité. Elle en avait soupé d’Avant, qui était bien trop avide et de Pendant, trop dépendant. Après, en revanche, n’avait rien d’impatient et savait se montrer avenant.

Des oiseaux passèrent. Après et Toujours se conjuguèrent — pardon ! — se marièrent.

Ce n’est pas fini ! Ce serait un comble…

Vide, le vorace, qui désirait ardemment posséder Toujours, partit trouver son frère Temps. Il lui fit croire que l’envoûtante Toujours le défiait en prétendant que sa beauté serait inaltérable, fixe, insoumise à ses fluctuations.

Un affreux mensonge, lequel n’était pas le premier ni le dernier de la part du dieu vengeur. Mais qu’importe !

Le Temps, d’ordinaire placide, tout habitué qu’il était aux aléas des existences humaines, prit soudain ombrage de cette Toujours qui le bravait effrontément. Comment osait-elle l’offenser et tourner en dérision le cycle des vies qu’il avait entremêlé au monde ?

Quand bien même vieillissait-elle, comme tout être, oser se présenter éternelle et immuable auprès des humains allait à l’encontre de ses convictions. Heureusement, Temps n’avat pas la cruauté de son frère. Lorsqu’il intervenait auprès des humains, ses actions étaient, disons, plus subtiles. Il ne frappa pas directement Toujours, n’en fit pas une Presque ou une Désormais, il atteignit ce qui lui pourvoyait stabilité dans sa constance : son amant, Après.

D’un coup, Après se mit à vivre à contreTemps du monde. Vous direz détail, vous crierez broutille. Sachez que ce décalage eut des conséquences désastreuses. Après bascula dans un moment oblique à celui des autres… sans qu’il ne s’en rende compte.

Moment oblique ?me direz-vous, avec vos questions plein les yeux. Approchez, je vais vous expliquer.

Son existence changea imperceptiblement. Il vivait avec ses pairs, comme avant, mais il souffrait perpétuellement d’avoir du retard. Pour faire simple : il ratait le présent à chaque instant… Euh…

Poursuivons ! Discordant, Après connut d’innombrables ennuis avec ceux qui le côtoyaient :

Quand Avant lui parlait, Après ne comprenait l’idée qu’à la fin de la seconde phrase, laissant à son frère — qui anticipait toujours tout — l’impression qu’il le prenait pour un attardé.

Quand Pendant lui tendait un objet, Après ne refermait la main dessus qu’après qu’il se soit écrasé au sol, au grand dam de ce frère qui tenait à toujours profiter de chaque instant.

Enfin, quand Toujours, son aimée, voulait l’embrasser, Après ne percevait son étreinte qu’une fois achevée, faisant de lui un bloc sans chaleur au moment du calin, avant de s’enflammer lorsqu’elle se retrouva déçue.

Le pauvre, pauvre Après s’excusait alors sans arrêt. Pour remédier à la malédiction, il tenta d’anticiper les évènements.

Quand Avant lui parlait, Après concluait au sens de la phrase dès le début, ce qui laissa à son frère l’horrible impression d’avoir affaire à un attardé.

Quand Pendant lui tendait un objet, Après refermait les doigts à l’avance, ce que son frère prenait pour un geste d’insulte. Il battait Après, qui, incapable de prévoir les coups, en finissait toujours meurtri.

Enfin, quand Toujours s’avançait vers lui, Après se précipitait pour l’enserrer, mais — si vous l’ignoriez, je vous le révèle à présent — il n’est point de femme à désirer être inlassablement câlinée, sinon à se sentir harcelée par les avances masculines.

Avec le Temps, Après accumula les problèmes avec ses pairs qui finirent par le condamner à l’exil et à l’oubli. Après se retrouva seul, rejeté de tous. Plus personne ne vit l’Après d’un bon œil et tous se méfiaient de lui.

Toujours le rejeta, à jamais. Les mauvaises langues dirent après coup que conjuguer Toujours et Après n’était qu’un mirage, tout autant que de l’unir à Avant ou Pendant. Il y a une solitude à être Toujours. Cela accéléra son vieillissement, rappelant aux hommes que l’éternité n’était jamais qu’une affaire d’illusions… Mais ça, mes amis, c’est une autre histoire.

Retenez, en tout cas, qu’il faut un peu réfléchir dans la vie. Si quelqu’un vous répond trop tôt, trop tard ou pendant que vous parlez, avant de l’accuser, pensez à cette histoire ancienne…

Ou futur ?

Avez-vous remarqué, mes petits ? Les époques ne semblent pas toujours se suivre dans le bon ordre, non ?

La plupart du Temps, l’avenir succède au présent, mais d’autres fois, c’est l’avenir qui se lit dans le passé. Le Temps, bien que stable, devient parfois capricieux et c’est alors le monde qui perd de sa cohérence. Alors, quand tout semble en désordre, n’accusez pas trop rapidement vos pairs ou Ironie, accusez plutôt les rares, mais terribles, troubles du Temps. »

Annotations

Vous aimez lire L'Olivier Inversé ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0