Joutes affleurantes — 3 (V2)

7 minutes de lecture

 Il se rattrapa de justesse dans l'amoncellement de câbles qui tombaient du plafond, vestiges du passage des bâtisseurs ayant récemment renforcé les ancrages. Il s'agrippa à l’un des câbles et commença à se balancer entre les deux ponts sous les cris et regard effarés de tous. C'était comme revivre son transpassage. Transpassés ; trépassés ! pensa-t-il en poussant le même cri qu'il avait hurlé au-dessus du gouffre, puis il se jeta en avant.

 Il percuta le pont d'en face, le garde-corps lui rentra dans les côtés, ses pieds glissèrent et il bascula en arrière. Ses doigts dansèrent un instant dans le Vide avant d'attraper la barre de corne auquel il se riva, la serrant de toutes ses forces. En dessous, le bleu du Ciel semblait gonfler jusqu'à prendre toute la place.

Un effort, Aris ! Tu n’es pas mort ! Transpassé... Transpassé !

 Se détournant des profondeurs, se concentrant de toutes ses forces pour ne pas lâcher prise ou faire de faux mouvements, il parvint à se hisser de l'autre côté de la rampe.

 Pendant que les gardes et Eriber s’égosillaient de l’autre côté, Aris se redressa et fila dans la direction opposée à la susplace. Quelques citoyens tentèrent mollement de l’arrêter mais, trop surpris et effrayés de ce qu’ils venaient de voir, ils ne tentèrent rien et Aris n'eut aucune peine à leur échapper.

 Il s’éloigna du tumulte en même temps que le pont qu’il arpentait quittait la parallèle du premier.

 Après avoir traversé deux plateformes, il finit par retrouver le calme des allées et venues citoyennes. A peu près certain que le père de Pali ne pourrait plus le suivre, il s’autorisa à faire une pause. Il alla s'installer sur le rebord d’une passerelle secondaire, peu fréquentée. Il contempla le Ciel longuement.

— Toi et moi, c'est par encore pour aujourd'hui, lui confia-t-il.

 Des nuages s'amalgamaient en dessous de l'horizon, déployant toutes les nuances possibles de blanc. L'azur déclinait sous l'intense lumière de l'œil solaire. Ciel n'avait rien de féroce, il se contentait d'être là, immense, distant. Aris sourit sans joie. Un sourire de dépit. Pouvait-on vraiment souffrir de tomber dans quelque chose d'aussi beau ? Il en doutait, aucun mal n'émanait de ces camaïeux gonflés de rayons, de ce dégradé de bleu devenant orange. Celui qu'on appelait le dieu inférieur n'avait rien de terrible, et Vide, le trou béant qu'il était censé abriter ne semblait même pas exister.

 Il resta ainsi longtemps, à réfléchir. Le soleil remontait, les ponts se vidaient. Tous avaient une destination, dans les cases de grappes comme dans les banquets communs. Aris n'avait nulle part où aller. S'il était poursuivi par les autorités, sa maison serait le premier endroit où ils iraient le chercher. Eriber semblait assez fou pour faire remonter l'affaire aux Aers, il l'avait prouvé en interpelant les agents de l'ordre.

— Ça mord, à cet endroit ? fit quelqu'un, s'avançant sur la passerelle.

 Il crut d'abord que le père de Pali l'avait retrouvé et lui lançait un trait d'humour avant de le pousser au Vide, il s'aperçut vite que ce n'était qu'un pêcheur du soir. Ces types qui venaient prélever un supplément de nourriture au Ciel pour gonfler leur table sans s'inquiéter d'attraper des filles du Vide, pas plus que de s'en nourrir. Les mêmes qui, comme disait son père, prouvaient que le système de distribution alimentaire ne suffisait pas.

 Il s'installa à côté de lui. Il s'agissait d'un jeune, sans doute transpassé depuis deux ou trois alignements, filet à oiseaux usé à la main.

— Sais pas, fit Aris, sans quitter des yeux le Ciel qui s'assombrissait lentement.

 Un peu de compagnie n'avait jamais tué personne. Il le regarda déployer son outil usé jusqu'à la corde.

— Dans la famille depuis trois générations, jamais fait défaut, déclara fièrement le jeune homme, lui montrant canne, longe, lests et maille pleine de trous.

 Aris supposa qu'il venait pêcher pour ses parents, sœurs et frères, son sceau d'Artes ne comportait pas le liéforme du mariage.

— Non, pas encore, fit-il gêné, voyant Aris détailler son front. Mère dit que les orgènes n'estiment pas notre sang, trop difficile à mêler aux autres... Mais je crois qu'elle ne veut juste pas laisser partir son dernier.

 Il n'avait pas du tout l'air embêté par la situation, il avait au contraire l'air très heureux d'encombrer sa famille sans offrir de descendance à la Cité. Il lança son filet, lequel se déploya tel une toile d'araignée en dessous de la passerelle.

— Tu pêches pas ? interrogea-t-il, recherchant le matériel d'Aris.

— Pas aujourd'hui, mentit-il. Je regardais juste le Ciel.

— Ceux qui font ça sont des amants déçus ou des suicidaires, dit toujours ma mère. Je suis pas d'accord, parfois on fait que regarder. Parce que c'est beau, parce que c'est mystérieux. Moi j'aime bien ce moment de la journée, on dirait que quelque-chose d'extraordinaire va se passer, qu'on va voir l'un de ces trucs voler, tout en bas, tu sais ? J'aimerais qu'ils viennent plus près, voir ce qu'ils sont.

 Aris ne répondit pas. Il n'en avait rien à faire de ces machins volants qu'on voyait une fois toutes les décades. Il avait d'autres choses en tête. Il essayait de se rappeler des lois telles qu'il les avait apprises à l'école commune. Avait-il vraiment commis un crime ? Allait-il être recherché par les gardes ? Il peinait à croire qu'Eriber allait dévoiler publiquement le déshonneur de sa fille – ce mot avait d'ailleurs un goût aigre. Ce serait ridicule, ce serait tout gâcher. Tout ça pour quoi ? Une sorte de justice débile ? En plus, Pali ne pouvait pas être tombée enceinte si facilement – Aris savait pertinemment comment les enfants arrivaient et, comme il l’avait dit à Eriber, ils n’étaient pas allés jusqu’au bout

 L'image du sang sur la couche lui revint. L'avait-il blessée ? Il mit son index entre ses dents et se mordit de colère, il ne supportait pas l'idée de lui avoir fait mal ! Ses dents marquèrent des petits traits rouges sur son doigt, la douleur le soulageait.

— Toi, tu as des problèmes. Je me trompe ?

— Je sais pas où pioncer, ce soir... déclara simplement Aris.

 Simple, sans appeler question et vrai. Ce pêcheur n'avait pas à en savoir plus, de toute façon Aris n'avait pas envie de développer.

 Sa maison, il ne devait plus y penser, sans famille, non plus. Il refoula ses larmes, Pali semblait s'éloigner dans les nuages. Il n'avait plus aucune retraite, aucun lieu. Quant à ses amis... Ils avaient tous disparus. La nuit montait, il ne pouvait plus rester là. Il ne restait que les banquets communs où s'abriter, avec le risque que les gardes aillent l'y trouver ; sinon essayer d'écumer les grappes jusqu'à trouver une trop rare habitation vide - ce qui était stupide et dangereux. Le pêcheur posa soudain ses cannes et signa Attraction.

— Bon, chez moi on rend à la Fille, annonça-t-il, après un soupir. On lui doit bien ça. Alors, aide-moi à attraper quelques noiraudes. Puis, viens chez nous. Je convaincrai mère. De toute façon, si tu viens avec de quoi manger et que tu rends aux dieux, elle dira rien. T'as pas l'air d'un dangereux.

Aris le dévisagea, puis empoigna l'une des deux cannes.

— Bon, tu veux en ramener combien, au juste ?

— Le plus possible, avant la nuit.

 Ils en attrapèrent six, puis renoncèrent devant le soir naissant. En les voyant gigoter dans les mailles, Aris avait l'impression d'avoir commis un crime envers le Vide. Sans doute n'était-il pas à un crime près, songea-t-il, emboitant le pas au pêcheur. Allez, une nuit chez ce gars et le lendemain il irait dans un autre district. Même dans un autre quartier. Le Temps que les nues passent sous les ponts, qu'on l'oublie, qu'Eriber se calme et qu'il n'ait plus qu'à présenter ses excuses.

— On dit que toutes les fautes sont réparables, fit le jeune homme, s'engageant sur des ponts qu'Aris ne connaissait pas, baignés d'une lumière déclinante.

 Il lui rappelait quelqu'un, surtout vu de dos.

— Oui, mais ce n'est jamais gratuit, rétorqua Aris, qui se sentait de plus en proche de ce Artes qui semblait tout prendre à la légère.

— Un sacrifice à la mesure de la faute, voilà ce qu'il faut. J'peux te laisser quelques noiraudes, si tu veux, tu les cacheras, demain je te montrerai les autels...

 Aris continua sans écouter la suite, ils approchaient de la grappe. Il savait qu'il faudrait plus que quelques chauves-souris pour apaiser les dieux et encore plus pour calmer le père de Pali. Il faudrait un sacrifice bien plus important. Une épreuve. La solution se présenta d'elle-même, elle semblait miroiter dans les flammes des torches qui s'éveillaient un peu partout. Une évidence. La seule chose qui lui permettrait de retrouver la fille qu’il aimait. Y parvenir demanderait pas mal d’efforts et serait dangereux – mais qu'avait-il à perdre ? Coûte que coûte, il retrouverait Ister, le frère, le fils disparu. L'ami perdu.

 Une fois qu'il l'aurait retrouvé, et libéré, plus personne ne pourrait lui en vouloir. Tout serait réparé.

Annotations

Vous aimez lire L'Olivier Inversé ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0