Ils murmurent, dans les tunnels — 1 (V2)

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 Quel paysage médiocre, quel fatras sale et puant. Un bordel, trop bien accroché au monde pour qu'il ne parvienne à s'en défaire. Pauvre monde. Pauvre gens.

 Contrairement à ce que cauchemardaient les Aers tapis dans leurs palaces, ce n'était pas ces quelques taudis rapiécés avec les moyens du bord qui prenaient le plus de place sous l'adret grisâtre et surchargé que Raul traversait. Dans ce foutoir qu'on appelait – gros euphémisme – la cité sans-caste, il y avait surtout des trous. Des trous pitoyables, creusés à la cuillère et aux doigts usés par la famine. Des alcôves ténues, dans lesquels s'entassaient tout un tas de miséreux.

Les sans-castes, songea-t-il, en voyant ces pauvres hères terrifiés s'éloigner autour de lui et sa "bande" de potes les templiers, n'étaient jamais que des reclus détestés moins des dieux que des citoyens. Enfin, pour ceux qui connaissaient leur existence, bien sûr. Lesquels imaginaient, dans leur grande mansuétude, qu'ils n'étaient jamais qu'une poignée de vauriens habitants de modestes barraques en haut du mur dentelé.

 Ces imbéciles croyaient ce qu'ils voulaient bien croire et se contentaient d'envoyer les blanches troupes templières pour s'occuper de ce qu'ils ne voulaient pas connaître. Résultat : tout ce qu'il se passait ici ne revenait jamais aux oreilles des dirigeants et restait entre les mains des temples.

Le vieux chef de troupes – qu'importe comment ils appelaient son grade – au teint plus blanc que sa livrée, poursuivit sa pénible allocution. Raul en était déjà fatigué.

— Un mystère, répéta le missionnaire en tentant de se tenir à son niveau. Quelque chose qu’on n’a jamais vu. Ils n'ont même pas les moyens de fabriquer ce genre d'objets.

 Sous-estimer, toujours sous-estimer. Raul constatait que ces cul-bénis de Ter faisaient décidément le même genre d'erreur que ses frères Aers. Quand on ne s'intéresse pas aux choses, on est toujours étonné de découvrir ce qu'elles cachent.

 Il traçait sa route sur les ponts des bambous branlants devant mille regards apeurés. Une poignée, tu parles ! Ils étaient des légions des miséreux tapis au ban de la Cité, la vraie. Des armées, méprisées ; pires, ignorées ! Des sans-incarnats, disait-on dans les hautes strates, des déchets à garder au bord du monde en espérant qu'en ne les voyant pas ils cesseraient d'exister.

— Taisez-vous, templier, et laissez-moi en juger par moi-même, l'invectiva-t-il en s'avançant sur une nouvelle plateforme qui semblait prête à se ruer vers les profondeurs en les emportant. C'est long, on y est bientôt ?

— On est à une portée de l'enterrain, élucide, se rengorgea le templier.

— Je me demande bien à quoi sert votre mission... Regardez dans quoi ils vivent !

— Sans offense, l´élucide vient de la Cité, fit le Ter en tentant de masquer son agacement. S'il demeurait ici, il pourrait constater à quel point ces êtres préfèrent insulter notre Terre en s'y nichant.

— Vous devez prendre soin de ce que vous reprouvez, templier. C'est un peu absurde, non ? plaisanta Raul. Ça ressemble presque à un coup d'Ironie !

— Quand nous y serons, l´interrompit le missionnaire, coupant court à la conversation. Deux inspirés accompagnerons l'élucide pour protéger son incarnat – et le leur – de la damnation. Mais leurs prières ne pourront pas le couvrir au-delà d'une seule clepsydre.

— Une seule cleps pour mener un interrogatoire, vous vous foutez de moi ? claqua-t-il en faisant signe à deux sans-castes paumés de s'écarter de leur route - être trop nombreux sur ce genre de susplace promettait la décroche à coup sûr. Foutez le camp de là, vous !

 Les deux s'écartèrent fissa, totalement pris au dépourvus de voir des templiers en plus d'un Aers – espèce rare sous ces terres – débouler aussi profondément dans leur monde.

— Une clepsydre avant que l'incarnat de l'élucide ne commence à se déliter, c'est la durée que nous avons constatée.

Restez dans un trou trop longtemps et votre conscience se dévisse ? L'hypocrisie n'avait donc pas de limite ?

— Ces gens vivent dans la Terre, ils ont l'air d'aller bien, malgré leurs gueules de travers, grinça Raul en plissant le nez à cause des relents fétides débordant de la hutte suspendue qu'ils longeaient.

— Nulle corruption ne frappe ceux qui naissent corrompus, ô élucide, fit le templier, l'air pincé, en conjurant la Terre d'un index dressé.

Toujours la même soupe, songea Raul. Et ils y croyaient de toutes les fibres de leur supériorité, en plus. Ca ne servait même à rien de discuter. Il l'avait déjà tenté, il le savait, c'était une cause perdue.

 Ils atteignirent enfin une zone dégagée autour duquel spiralait des échafaudages de bambous récupérés d'on ne sait-où et qui conduisaient vers une béance creusée dans le plafond. Un tunnel. Le truc le plus terrible qui existait selon les Ter. Une abomination, vestige d'une époque frivole.

 Pas grand monde autour, comme si le Vide les avait bouffés. Raul voyait néanmoins des têtes aux yeux curieux dépasser d'un peu partout. Les gens se cachaient. Ils se savaient d'avance coupables.

À ses côtés, les templiers se crispaient. Certains se mettaient déjà à ânonner les excuses à la Mère avant même de se plonger dans la bouche gigantesque. Pour sa part, Raul reconnut, en voyant l'obscurité dense qui semblait s'en déverser, qu'il n'était pas plus à l'aise qu'un autre pour s'y lancer, contrairement à ce qu'il avait prétendu au chef. Il regretta même quelques instants de s'être déclaré volontaire pour venir enquêter au cœur des taudis frontaliers.

Stop, se révolta-t-il intérieurement, ne te mets pas à trembler comme ces culs-bénis ou ces imbéciles du palais. Les tunnels ne vont pas manger ta conscience, les sans-castes ne sont que des sans-castes, pas des sans incarnat !

— L'élucide est-il prêt ? A-t-il bien sacrifié aux autels avant d'arriver ?

— Oui oui, mentit Raul qui n'avait plus fait offrande depuis une bonne lune.

 Gaspiller de la nourriture pour ces dieux fainéants ne l'inspirait guère. Il en faisait le moins possible – et une fois par lune lui semblait largement suffisant !

— Prenons le temps de prier, in'et'carnat...

— Prenons le temps d'y aller, trancha Raul, en entamant l'ascension vers la terrible obscurité.

Ce n'est rien, juste des ombres. Juste la nuit au cœur du jour...

— Et n'oubliez pas les torches ! ajouta-t-il néanmoins, tandis que les templiers angoissés lui emboitaient le pas, à contre-cœur.

 L'obscurité dense bouffait à ce point les murs que leurs maigres torches peinaient à la combattre. Aux odeurs et à l'humidité prenante s'ajoutait les bruits de grouillements infâmes. Même les murmures pieux des deux inspirés, dont le blanc ne brillait plus aussi loin du jour, semblaient mourir dans ce bassin de sons indistincts.

— Foutus tunnels ! pesta Raul à l'adresse des deux empaffés trop en transe pour l'écouter. Et quels trous à rats ! Pas étonnant que la Cité les ait condamnés… et cette odeur !

 Il se tourna vers l'un des jeunes sans-caste, et s'imposa à lui. Les autres témoins se tenaient en retrait, préférant laisser leur copain faire front à leur place.

— Et donc ? Qu’est-ce que tu faisais ici, petit ? Tu n’avais rien d’autre à faire que rôder aussi loin de la lumière du jour ? »

 Le gamin avait de grosses larmes dans les yeux. Quel âge avait-il ? se demanda Raul. Quinze ou seize alignements, tout au plus. L’âge où un enfant de la Cité passait normalement son épreuve.

— Mais, casté, vous ne vous rendez pas compte, dit-il, mêlant à son accent les sursauts de ses sanglots. On est nombreux à venir dans ces tunnels, il y en a qui y vivent ! Puis il ajouta, hésitant : on est bien obligés… pour trouver à manger. Pourquoi on pourrait pas, casté ? Faut bien vivre, non ?

Ce petit là, il a l’air volontaire, songea-Raul, même s’il est terrifié. C’est pas tous les jours qu’on trouve un mort, surtout quand le mort en question est un type avec qui on venait de taper la causette pendant… Quoi ?

— T’as discuté longtemps avec le vieux dont tu parlais ?

— Je sais pas, casté. Attendez… s’interrompit-il pour se tourner vers ses camarades coincés dans les ombres farouches. Vous avez une idée, vous autres ?

 Les trois autres garçons, regroupés entre deux colonnes du tunnel, se confondant presque avec l'obscurité, firent timidement non de la tête.

— Mais encore ? fit-Raul, en appuyant lourdement son regard.

 Après un temps d’hésitation qui semblait plus lié à la crainte de représailles qu’à une réelle incertitude, l’un d’eux tenta une réponse :

— J’crois que quand on est rentrés dans le tunnel le soleil était à ras des monts, casté. Quand on est sortis (il regarda ses camarades), il était au-dessus de vot'Cité.

— Une matinée complète ? s’exclama Raul jugeant que ces quatre gamins devaient se foutre de lui. Et vous avez fait quoi tout ce temps ? Vous n’avez pas fait que parler ensemble, tout de même ?

— Non ! On a d’abord chassé, puis assez vite on est tombés sur lui et ses compagnons. Là, il nous a causé – pas mal – puis on est repartis, sans aucune prise ! C’est tout, casté, on le jure.

— Je vois… mentit Raul.

 D’aussi vagues indications n’allaient sûrement pas faire avancer l’affaire. L'obscurité se faisait froide, Raul s'impatientait. Combien de temps encore ? Foutue clepsydre...

— Et il vous a parlé de quoi, au juste ? reprit-il en s’impatientant.

— Il nous a parlé des dieux, casté, c’est tout ! Est-ce qu’on peut partir, maintenant ?

 Celui qui venait de parler – celui qui avait découvert le cadavre – voulait lui filer entre les pattes sans avoir craché le morceau. Mais ça, Raul n’allait pas laisser passer.

— Tututut, mon gaillard, vous restez avec moi et vous allez me faire le récit détaillé de vos petites aventures de tunneliers – et j’ai bien dit détaillé ! s'agaça-t-il, tout en coulant un regard vers les templiers priants tout bas, pour les protéger. Pas cette pâle approximation que vous venez de me servir. Si je trouve l’histoire cohérente, j’vous laisserai partir ; sinon, toi et tes amis, vous me suivrez aux casernes près du mur dentelé, chez les troupes Aers – et ils sont moins sympas que moi ou les templiers, vous pouvez me croire !

 Les quatre garçons furent visiblement terrifiés à cette idée, ils faisaient peine à voir, mais Raul savait qu’il n’en tirerait rien sans avoir invité cette bonne vieille peur à la table. Ces petits gars allaient maintenant tout lui raconter avec force détails, pour éviter d’avoir à se pointer aux casernes et croiser ses "chers collègues".

 Le gamin devant lui, le témoin principal (et celui qui avait l’air moins bête), le scruta avec un je ne sais quoi dans les yeux. Pour Raul, son regard indiquait qu’il était occupé à retenir en lui toutes les saletés qu’il aurait voulu balancer. Il voulait le braver, mais savait pertinemment que c’était inutile, il avait affaire à plus fort que lui. Ce n’était pas très grave, se disait l’enquêteur, nullement impressionné. Il pouvait bien le détester, il n’en avait cure.

— Ne me regarde pas comme ça et cause ! J'ai pas que ça à faire.

 Il se tourna vers l’entrée du tunnel, là d’où venait la lumière. Plus beaucoup de temps avant de devoir retourner. Une seule cleps... ridicule.

Le garçon maintint encore quelques instants son regard mauvais, rempli de larmes, puis céda :

— Moi et mes potes, on avançait dans les tunnels. Ouais, on sait qu’on peut pas, mais vous, dans la Cité, vous vous rendez pas compte qu’on crève de faim ici…

 Raul devait s’accrocher pour comprendre ce que ce jeunes disait. Ces mots, ce débit, cette façon de parler, cet accent ! Ah ça ! Pour leur faire peur et leur farcir la tête avec des légendes, ils étaient là – les Ter ! Mais pour les éduquer, leur apprendre à parler, il n’y avait plus personne !

— Ce n’est pas ma question, petit, continue ton histoire.

— On cherchait des rats – on a notre truc pour les attraper : on les débusque d’abord et puis on les pointe – après on les prépare à la broche, vous savez, c’est pas dégueulasse en plus.

 Raul soupira. La syntaxe souffrait le martyr de ce côté de la frontière.

— Tu sais, ça m’intéresse pas tes histoires de bouffe infâme ; c’était qui le vieux ? claqua-t-il, sentant son impatience grandir. Ce gamin aimait tourner autour du pot. Et il n’avait sans doute aucun odorat, car rester planté là, à bavasser, ne semblait pas du tout l’incommoder, alors que l’odeur était insupportable ! L’habitude, sans doute…

— Déjà c’était tout un groupe de gens, esquiva le garçon. Et on les connaissait pas. Ils discutaient autour d’un feu. Comme je vous disais, il y a plein de gens qui vivent dans ces tunnels, ils s’en foutent des templiers et des soldats. Nous, on habite peut-être derrière la frontière, mais on vit à l’air libre ! On vient dans les ensols uniquement pour la bouffe !

 Décelait-il une forme de snobisme chez ce gamin sans-caste ?

— Ok petit, arrête de me parler de tes foutus rats, d’accord ? C’étaient qui ces gens ? Raul toussa, l’humidité du tunnel commençait à lui piquer le nez. Il y avait des mouvements fugaces autour de ses pieds ; il préférait ne même pas y regarder, les dieux seuls savaient quel genre d’engeances habitaient ces tunnels ; il y avait bien pire que les rats…

— Des vagabonds, casté, ils parlaient juste – parole ! – Ils nous ont interpellés mais nous on voulait pas leur causer. Ah oui, j’oubliais un truc !

— Oui ?

Ce petit gars n'a pas les idées claires, jugea-t-il. Trop stressé sans doute…

— Kalh, un de mes potes, il avait été mordu par… commença-t-il, avant de s’interrompre, ennuyé, tout en regardant Raul de biais. J’vais devoir de nouveau en parler, casté…

— Quoi ? railla Raul, dont l’impatience grandissait. Un rat l’a mordu ?

— Ouais, casté ! Là, c’est vous qui l’avez dit !

— Continue donc ! gronda-Raul en se disant qu’il était tombé sur un foutu rigolo.

Il y eut un à-coup dans les prières murmurées par les Ter en retrait. Pressés de partir ? Envie de rire ?

— On cherchait de l’aide à cause de sa blessure. Vous voyez, parfois ça devient noir et tout, et puis on crève de la fièvre. Enfin bon, l’un d’eux s’est levé et est venu s’occuper de Kalh. C’était le vieux que j’ai retrouvé mort. Tiens, Kahl, vas-y, montre au casté ta blessure. Vous allez voir, c’est du beau boulot qu’il a fait, l’gars.

 Impatient, songeant à Temps qui file, Raul prit connaissance de la plaie à la lueur des torches. Effectivement, pas trop mal. Propre, avec un pansement dans les règles de l’art.

— Tu as son nom ? insista Raul, en se demandant quel genre de sans-caste pourrait administrer de tels soins à ses congénères. Dans ces lieux sordides où les humains ne vivaient qu’au mieux vingt-cinq ou trente alignements, il n’y avait aucun genre de mède ou de soigneur ; les gens mouraient vite. Sans compter ce qu’ils mangeaient : rats, singes, chats, légumes rabougris cultivés au petit bonheur, volaille malade car sous-nourrie, oiseaux-pêchés aux filets troués. Raul se demandait souvent comment tout ce petit monde faisait pour subsister.

— Attendez ! dit le garçon, hésitant quelques instants, ses yeux fouillaient le plafond du tunnel. Il nous a dit son nom j’crois… Machin Mar – euh non, Tar – Ter… je crois, oui ! Un prêtre... de... euh... Terre, il a dit.

 Le gars qui gisait sous son nez serait donc un prêtre de la Mère ? Raul n’en croyait pas ses oreilles : un Ter, non-templier, retrouvé dans un tunnel ! Ça ressemblait plus à une farce qu’autre chose.

— Quoi ? s'étrangla Raul. Réfléchis bien, petit ! « Machin » c’est pas un nom, ça ! Tu dois t'en rappeler, c’est le plus important ! Le reste – Ter – c’est son nom de caste, et tu n’imagines pas combien de Ter il y a dans la Cité – ni combien il y en a ici, derrière la frontière ! Chaque templier en fait partie ! Écoute : pour m’aider il va falloir faire l’effort de te rappeler de son premier nom… ou de son nom de lignée !

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