Reflet des profondeurs — 1 (V2)

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Un fanfaron discret, voilà ce à quoi ressemblait Lias Mav Ter tandis qu'il se tenait, impavide, à l’extrémité du puits. Il prouve qu'il est possible de plastroner sans que personne ne le remarque, songea Felna, impressionnée par sa maîtrise.

 Elle peinait à masquer le malaise qu'elle devait au terrible rugissement de la salle. Evidement, le peuple criait, pétri d'admiration - comment ne pas le faire devant une telle prestation ? Mais il ignorait que cette prodigieuse traversée servait une cause politique ; il aplaudissait sans savoir qu'il se trouvait peu à peu emporté vers une idée : "Voyez ce qu'il peut faire ! L'Illum est l'aimé des dieux, il faut donc l'écouter". Et Felna se demandait s'il fallait vraiment participer à cette mascarade.

 Incertaine, elle coula un rapide regard en direction de son entourage. Les hauts-Aers alentours applaudissaient du bout des doigts, l'air pincé, au mépris de la liesse populaire vibrant en contrebas. Felna devait bien admettre que la démonstration de l'Illum avait été magistrale, il aurait été injuste de ne rien manifester, aussi daigna-t-elle taper d'une main sur le haut de sa cuisse, au même rythme que ses congénères.

 A ses côtés, Idas ne manifestait rien et se contenta de ricaner, fidèle à ses habitudes.

— Le vieil Illum fait des siennes une fois encore ! s'exclama-t-il en avalant une lampée de vin. Mais on dirait bien que Vide ne veut toujours pas de sa vieille trogne !

 Felna se tourna vers son mari. Avec son sadisme commun, il aurait probablement préféré voir le Ter tomber et s’écraser sur un groupe de personnes plutôt que de le voir se pavaner ainsi – car le vieil homme se pavanait, malgré ses airs éteints - et quelle idée de faire une pirouette à la fin, c’était indécent !

 Toujours est-il que le sourire sur le visage de son époux en disait long sur son caractère. Idas cultivait une sorte de petite cruauté sordide qu'elle avait du mal à tolérer. D'ailleurs, s’il insistait encore, elle se verrait contrainte de lui faire une remarque, afin d'éviter que son mépris certain de toute chose finisse par leur attirer les critiques. Elle se doutait néanmoins que son indécent mari balayerait tout commentaire de sa part d'un dédaigneux revers de la main et se contenta, dès lors, de l'ignorer superbement.

 L'Illum disparut de scène, pour aller trainer ses errements dans quelques lieux sacrés et y méditer. Bon débarras. Non-content de s’afficher comme un trompe-le-Vide, la vieil homme avait cherché à impacter. A succès, car sa marque allait demeurer longtemps. Elle reconnaissait qu’il était habile. Après tous ces alignements à parcourir le haut de la grande salle muni de moultes protections, il s’autorisait à présent à le faire sans aucune attache, ce qui relevait aux yeux de Felna d’un acte fou - que l’Illum venait de pourtant réaliser sous ses yeux. Cette prouesse allait lui donner encore plus d’autorité face aux différents cercles Ter et même au delà. Toutes les castes allaient à présent lui manger dans la main et il pourrait désormais obtenir tout ce qu'il voulait.

 A cette pensée, Felna sourit aigrement. Il était de notoriété publique que Lias Mav Ter était un réformiste. Ses idées, nouvelles, concernaient les grands rites et autres questions religieuses, épineuses depuis plusieurs générations. Il étendait progressivement sa discrète influence sur les dirigeants des neufs temples, et cela fonctionnait à merveille, car on entendait les discours des Ter s'infléchir au fil du Temps.

 Il fallait d’ores et déjà y prendre garde, car les prêtres figuraient parmi les agents principaux de la pensée. Même si les Vox demeuraient les enseignants et informateurs attitrés de la Cité, ils devaient recevoir l’approbation des prêtres avant de diffuser leurs enseignements. Si les Aers n’y étaient pas attentifs, le pouvoir des Ter allait surpasser le leur, ce qui serait non seulement contre-nature mais aussi dangereux.

 L'ampleur du défit politique était patente et l'impatience de Felna grandissait à l'idée de bientôt devenir membre des états généraux. Elle devait cet honneur à sa mère et son grand-père, mais aussi à son mari, fils de Réalien. Lequel pérorait au même moment avec ses camarades, indifférent aux questions politiques. Navrant. Tout autant que les conversations épars qu'elle décelait ici et là. Pouvait-on vraiment compter sur cette génération d’Aers complaisants pour continuer à mener justement les castes ?

 C'est avec mépris qu'elle regarda ces nobles qui, après avoir apprécié la démonstration de l’Illum, festoyaient à présent comme à leur habitude, sans penser, et indifférents au reste de la cérémonie. Au fond, songea-t-elle, quand ce petit monde n’intriguait pas pour des choses triviales, il passait son temps à se perdre dans l'oisiveté.

 Le meilleur vin coulait sans discontinuer et bon nombre d'entre eux semblaient déjà ivres, devant une cérémonie du transpassage que ne faisait que commencer.

— Et alors, on fait les paris ? Lequel va tomber, tu penses ? lui lança Idas, narquois.

 Felna n’appréciait décidément pas que son mari étale publiquement son petit sadisme médiocre. Qu’il joue à ce petit jeux avec ses amis, plutôt que de l'importuner. Elle le toisa, méprisante. Il fronça ses ténébreux sourcils en retour.

— Très bien, votre altesse, veuillez m’excuser, ironisa-t-il, en lui renvoyant le même regard, avant de se tourner vers ses pairs.

 Felna fut soulagée. Cet homme se montrait rarement agréable et régulièrement insultant. Autant qu'il vaque à ses occupations.

 Qu'avait-elle avait bien pu faire aux dieux – et surtout à sa mère – pour qu'on fasse de lui son époux ? Ce fils de Réalien charriait dans ses veines un sang enviable, certes, mais il y avait parmi les Aers d’autres partis bien plus intéressants.

 Elle pensa à Iles Gaerd - qu'elle voyait justement dans une des allées plus bas, tout sourire -, un homme spirituel, capable de disserter sur la philosophie, les dieux, la politique. Un homme mesuré, capable et juste, dont la beauté faisait l’unanimité auprès des jeunes femmes. La plupart d'entre elles se pâmaient d’admiration pour lui et s'étaient montrées nombreuses à le convoiter. Felna avait ardament désiré qu'on fasse de lui son époux après avoir reçu son sceau ; hélas, sa mère n’en avait fait qu'à sa tête, comme à l'accoutumé, arguant que "Le charme n'a aucune importance, pas même le crédit ou l'entente - ce qui compte, c'est le sang !" et, forte de sa place à la cour, avait préfèré désigner, sans demander l'avis de sa fille - mais avec l’accord exprès de la Reine et des orgènes -, un jeune Aers de lignée bien plus pure : Idas Fort.

Un fils de Réalien était bien entendu un parti fort enviable. Felna le savait pertinement et s’était soumise au choix de sa mère sans broncher. Après tout, on ne discutait pas les machinations de Milia Van Aers. D'ailleurs, ce choix n’était pas si mal : ce mariage devait lui donner une position d’exception à la cour et aux états généraux - chose qui ne lui déplaisait pas - et ce fut effectivement le cas.

Mais elle ne lui était pas pour autant reconnaissante. Au fond, il n'avait rien à voir là dedans, seule sa lignée de prestige comptait. Lui n'était qu'une sorte d'épicurien, un frivole sans espérance qui n’avait aucun espèce d'intérêt pour la politique, ni pour la philosophie. Il ressemblait à un enfant. Un enfant de surcroît mauvais, s’amusant à parier sur les transpassants avec d'autres, en s'esclaffant grossièrement.

Au coeur de ces éclats, cet amusement, cette légèreté, ce mépris de la vie… Felna se sentait profondément seule. S'arrimer à ces joies moqueuses lui paraissait contre-nature depuis que son frère manquait au tableau. Par contraste, celles-ci ne faisait que mettre en valeur le fait qu'il n'y avait aucune raison de se réjouir : des jeunes allaient mourir, comme Gaulis. L'image de son frère jumeau – sa voix, son visage, son rire - s'interposa à celle du grouffre béant qui l'avait happé. Sa gorge se noua.

Luttant contre un sanglot naissant, elle reporta son attention vers l’estrade où les prêtres Ter préparaient désormais la suite de la cérémonie. Oui, une chose à suivre, ne plus penser... Les jeunes allaient commencer à traverser d’un instant à l’autre. Cela voulait dire que l'insupportable appel aux dieux allait à nouveau retentir et lui vriller les oreilles. Là-haut, l'obscène trompe attendait patiemment d'assourdir tout le monde. Felna la détestait. Trop de mauvais souvenirs lui étaient associés. Son transpassage… celui de son frère…

Le groupe de son mari éclata soudain de rire, éteignant d’un seul coup les souvenirs qui renaissaient en elle. Ils étaient gras et sordides, ces rires. Même irrespectueux. Saisie, Felna se tourna vers eux, à la fois furieuse et soulagée de ne pas être confrontée à de terribles images. Elle fixa quelques instants leur indiférence. Mais à quoi bon leur parler ? Ils ne pouraient de toute façon pas comprendre. Les brutes ne comprenaient rien.

 Dépitée, elle laissa à la place ses yeux vagabonder dans les allées supérieurs. En remontant les gradins, on remontait également la hiérarchie Aers.

 Les courtisans brillaient tels des étoiles dorées, même leurs échanges semblaient scintiller. Pourtant Felna ne doutait pas des bilevesées que ces hautes-Aers pouvaient se susurrer, néanmoins, leurs atours donnaient volontiers l'impression que leurs mots étaient fait d'or.

 Encore plus haut, se trouvaient les Réaliens, les dirigeants de la Cité, vétus d'ocre ponctué de plaques de bois ancestral. Semblant dominer les deux autres, son beau père, Fard Egan, regardait la salle d'un oeil austère.

 Président l'ensemble, dans un siège rouge détaché du plafond, siégeait la quarante-neuvième Acastale, Arma Terra Cael. A ses côté, l'air minuscule, se tenait sa fille Aélis, pleinement absorbée par la splendeur de sa mère. La souveraine avait en effet tout d'une déesse. Son visage, ancien, était à demi caché par son voile de Ciel argenté. Ses atours étincelaient, splendides. Sa tunique pourpre croisée de fils d’or soulignait ses fameuses courbes qu'on disait volontiers "terriennes". De nombreuses pierres précieuses ornaient sa coiffe, composée de branches d’arbre spiralées et colorées d’or. La composition voulait ainsi évoquer la grande prodigalité de l’arbre Asan.

 Une mode que les dames de la Cour suivaient volontiers, entremêlant régulièrement dans leurs cheveux avides des branches de bambou rescapées des récoltes – que des Artes interessés se pressaient de leur fournir, moyennant récompense – et se pavanaient au palais, échevelées, pour soi-disant plaire à l'Acastale. Elles passaient ensuite de nombreuses heures à tenter de démêler ces coiffures complexes et y perdaient souvent de larges touffes de cheveux, laissant des trous dans leur toison qu’elles tentaient alors de masquer avec toujours plus de branches.

 Une fois installée à la cour, Felna souhaitait faire cesser ces futilités. Être à la cour et aux états généraux servait à accomplir des choses, pas à se complaire dans la bêtise.

 Aux pieds de l'Acastale, les Réaliens se retournaient à tour de rôle vers la souveraine pour lui commenter ce qui se déroulait dans la salle. Il était de notoriété publique que la vue de la Fille de Terre s'abîmait un peu plus chaque jour. L’alignement passé, elle n’arborait pas encore ce voile de Ciel opaque, couleur de brume, qu’elle portait à présent constamment. Galina Amber, qui aimait s'imaginer plus savante que les archiâtres, prétendait que sa majesté souffrait de cette étrange maladie qui embrumait les pupilles et leur donnait cette teinte grise comme le brouillard.

 Parmi les Réaliens, le beau-père de Felna, Fard Egan, était connu pour être le favori de l'Acastale. Il siégeait par ailleurs en dessous, ce qui était l’insigne honneur de celui qu’on appelait, pour médire, le grand chancelier. Ce titre n’était pourtant qu’un titre officieux, la loi des dieux imposait que les trois Réaliens soient égaux en termes de pouvoir et placés sous l’autorité de l'Acastale, afin de former le quadrant sacré chargé de diriger le peuple. Ceci étant, les membres de la cour n’étaient pas dupes et Felna non plus : Fard Egan se présentait bel et bien comme l'élu de sa majesté. Ironie laissait même courir le bruit qu'il tirait les ficelles de la cour, allant jusqu'à dicter à l'Acastale les édits à prononcer sans que les autres Réaliens n'aient voix au chapitre. Les racontars allaient même plus loin, en prétendant qu’il serait en fait l’amant de la souveraine et surtout le père de l'Héritière : Aélis.

 Une odieuse offense qui remettait en cause la tradition selon laquelle l'Acastale, d’ascendance purement Terrienne, concevait ses filles sans l’entremise d’aucun homme. Le Réalien Fard Egan pouvait également en prendre ombrage car ces histoires laissaient entendre qu’il commetait l'adultère. Et Felna tout autant, puisqu'elle se voyait elle aussi touchée – mais indirectement – par ces ragots. Ces commérages l'insupportaient à tel point qu'elle s'employait régulièrement à démonter chacune des allusions de ces maudites pestes de la cour. Car tout était bon pour bavarder et médire, il fallait toujours rester sur le qui-vive et démentir chaque propos potentiellement injurieux.

 L'affreuse trompe d'appel commença à bourdonner dans les hauteurs, comme pour les avertir de l’imminence du vacarme qui allait bientôt s’abattre sur eux.

 Si Felna fut tentée de se boucher les oreilles, sa fierté lui commanda de ne pas le faire. Elle se savait toujours observée par les autres Aers. Elle les entendait déjà, narquoises, prétendre qu’elle était trop sensible, que « Felna a les oreilles tendres, il faut la ménager contre les affres du monde ».

 Non, elles n’étaient pas tendres – ses oreilles – mais râpeuses à force d’entendre leurs critiques voilées. Il fallait par avance les détromper !

 C’est alors que le signal, terrible, retentit. Son corps entier se crispa.

 Elle s’efforça de garder les yeux ouverts et d’essayer d’avoir l’air décontractée. Ce qui fut difficile, car le son voulait perçer son être.

 Une fois l'insupportable complainte passée, l’assemblée s'attarda sur l'arrivée de la grande planche en bois que les Ter faisaient lentement glisser en travers du puits. L'extrémité fut positionnée à environ cinq ou six pieds de la corde-axe.

 Felna frissonna en retrouvant ce madrier qu'on appelait la planche de l’affront, cet objet avait vu tant de gens transpasser et trépasser. Combien tomberait cette fois encore ?

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