Fins absurdes - 2

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L’ampoule se ralluma.

Elle sauta hors de son siège, traversa le couloir, dépassa l’accueil et déboucha sur le parking. Là, elle inspira une grande bouffée d’oxygène, comme si elle sortait de l’eau après être restée en apnée trop longtemps.

La brise légère, les oiseaux qui chantaient, le soleil caressant son visage, le bruit des voitures, la délicieuse odeur d’une préparation épicée flottant dans l’air, le brouhaha d’enfants qui retournaient à l’école après leur déjeuner, des gens, papotant sur les trottoirs arborés ; tant de vie ! Tant de fausse-vie...

Corvée finie, elle pouvait reprendre ses projets.

Le cinéma n’était pas bien loin du centre alimentaire, elle y partit à pied pour profiter du bon air. Elle avait beau regretter la platitude de cet endroit, il s’avérait bien plus intéressant que la salle froide ou elle devait manger sa bouillie.

Le cinéma avait l’allure désuète des vieilles salles que l’on voyait si souvent dans les films. Les titres à l’affiche apparaissaient sur un bandeau mal éclairé, bordé d’ampoules clignotantes qui lui donnaient un charme intimiste – malgré le plein soleil. Le guichetier, planté devant l’entrée, semblait avoir l’âge du bâtiment. Il imprimait patiemment chaque ticket sans se soucier de la file grandissante. Cet homme affable était probablement guichetier depuis toujours. Il acquiesçait à toute nouvelle demande de billet, les yeux à demi fermés, le visage croulant sous les rides.

Après avoir fait la file derrière quelques images d’Epinal – une famille heureuse et saine, un couple transit d’amour, quelques ados qui, osant sans oser, se cherchaient en se charriant – elle parvint devant le vieil homme et lui cria par le petit hublot, car il était un peu sourd :

— Une place s’il vous plait !

Le vieillard lui tendit le ticket d’une main tremblante.

— Par ici, lui dit-il en indiquant l’entrée, comme si c’était la première fois qu’il la voyait.

Elle ne s’était pas trop souciée de savoir quel était le nom du film à l’affiche. Depuis qu’elle avait remarqué que le cinéma semblait parfois lui adresser des messages via sa programmation, un peu comme les petits papiers dans ses poches, elle avait pris le parti de ne pas trop s’y intéresser.

Elle ne savait pas exactement comment la programmation se décidait. Il semblait que personne ne choisissait quoi que ce soit et que les films étaient tirés au hasard dans le catalogue.

Pourtant elle ne parvenait pas à se dégager du sentiment étrange que souvent les films qui y étaient diffusés s’adressaient à elle.

Elle balaya cette pensée en se disant qu’être seule au monde lui donnait ce sentiment commun que tout s’adressait à elle. Puisqu’elle était le centre dudit monde.

Sa sœur lui avait aussi fait part de ce sentiment à l’époque, mais elle s’en était moquée. Pour les papiers c’était clair, c’était un fait, mais les films à l’affiche c’était à une toute autre échelle et elle n’y croyait pas !

La salle était tout autant à l’image de l’entrée, désuète. Le public, peu nombreux, n’avait aucun enthousiasme, ils mangeaient placidement leur popcorn. Impossible de savoir si ces ombres assises dans l’obscurité naissante appréciaient quelque peu les films projetés ou s’ils n’étaient au fond que des figurants remplissant l’espace.

L’obscurité se fit, le projecteur commença à émettre son discret tacatacatacatac… Caractéristique.

Le large écran laissa s’épanouir une image claire-obscure de nuit dans la nuit.

Lancé à toute vitesse sur une autoroute plongée dans la pénombre, seules une série de bandes jaunes se succédaient sous les phares d’une voiture. La musique, une mélodie obsédante et vive, accompagnée d’une voix lancinante et plaintive, presque irréelle, accompagnait l’avancée frénétique sur une route qu’on ne pouvait que deviner sous ces bandes jaunes. Celles-ci semblaient venir percuter les yeux des spectateurs et étaient les seules à apparaitre à l’écran, le reste n’étant qu’obscurité.

La vitesse et le défilement de ces bandes, hypnotiques, la laissa abasourdie, ce rythme l’emportait, ces rayons jaunes l’énivraient. D’emblée, elle s’installa – non, elle fut projetée – dans le film. C’était un film étrange, presque un essai ; sombre, inquiétant, qui baignait dans des sonorités vibrantes qui lui conféraient l’ambiance oppressante d’un cauchemar éveillé.

Elle suivi l’histoire tant qu’elle put, mais perdit assez vite pied dans le scénario, car de glissement en glissements, l’histoire prenait de plus en plus l’allure d’un long rêve inquiétant, qui confondait les temps, les lieux et même les personnages.

Ce film n’avait pas beaucoup de sens, et le rechercher aurait-été inutile, car tout ce qui s’y déployait amenait insidieusement le spectateur à se perdre dans les méandres de la folie. Projetée dans ce récit lugubre, qui avait l’étrange confort d’un cauchemar dont on ne voulait pas se réveiller, elle songea q‘une fois encore la même thématique continuait de la poursuivre : il était question d’histoire dans l’histoire, de personnages à la place d’autres personnages. Ça ne pouvait pas être innocent.

L’angoisse qu’elle ressentit à cette idée vint se conjuguer à l’horreur que ce film venait susciter en elle. Pourtant elle ne parvenait pas à quitter l’écran des yeux. Comme dans une nuit agitée, les images qui se succédaient – quand bien même elles s’enchainaient pour revêtir l’allure d’une histoire, former un récit qu’on pouvait trouver cohérent – semblaient se suivre de telle manière que le sens semblait être constamment mis en échec. La signification s’y faisait fuyante, glissante, s’échappant à chaque instant. Comme une route perdue.

Elle abandonna l’idée d’essayer de comprendre, car il n’y avait rien à saisir, sinon les émotions que ce film éveillait en elle. Peut-être était-ce pour cela qu’elle n’arrivait pas à le lâcher : cette horreur l’inspirait. Ça se jouait par-delà l’histoire. Ces bandes de routes défilantes, qui accompagnaient cette folle traversée de l’obscurité, laissaient supposer à leur horizon une autre existence, trouble et sombre – tellement sombre – qui gisait par-delà les kilomètres et les heures. Elle sentait que quelque chose naissait en elle, l’amorce d’une évocation, le résultat d’un calcul qui s’était fait malgré elle, le reflet d’une solution émergeant de l’inattendu et de l’impensable.

Ces images appelaient d’autres images. Des images connues, celles d’un long défilement sans intérêt, infini, dans lequel elle s’était aventurée à la recherche du bout du monde. Un chemin qu’elle avait arpenté en voiture alors qu’on lui avait toujours dit que c’était inutile et dangereux pour son esprit.

Le film s’acheva comme il avait commencé, sur une route nocturne. Cette scène finale, d’abord accompagnée d’un orage musical furieux, laissa place, après un long silence ponctué de notes scandées par une voix irréelle, à la musique du générique d'ouverture. Il s'agissait de le même chanson, celle de la première séquence, épileptique.

Cette répétition évoquait avec force l'horreur d'un éternel recommencement.

Ce fut comme un signal.

Elle devait retourner sur cette route ! Sur ce chemin vide et sans espoir.

Finalement, les films à l’affiche étaient peut-être comme les petits bouts de papier dans ses poches…

Elle retourna à sa voiture. Moteur grondant, elle parcouru une longue distance jusqu’à la périphérie de la ville. Là s’arrêtait le monde.

Elle sortit du véhicule juste avant la frontière. Un panneau affichait « sortie d’agglomération ». Ce panneau, vrai dans une certaine mesure, représentait en réalité un cruel euphémisme. En le dépassant, on sortait effectivement d’une agglomération urbaine, mais si on en étendait la signification, on se rendait compte que ce qu’on quittait en réalité était un amas de choses ; somme toute : une agglomération d’objets complexes.

Elle en avait fait le cruel constat le jour où elle avait dépassé ce panneau, curieuse de découvrir le monde (et un peu par bravade). Elle s’était ensuite enfilé plusieurs dizaines de kilomètres sur un décor qui, au fur et à mesure de sa progression, devenait de plus en plus lisse et incertain. Cela avait été une expérience étrange et inquiétante. Ce qu’elle distinguait d’habitude à l’horizon semblait, vu de loin, être aussi riche en détails que son environnement immédiat. Mais quand elle avait voulu parcourir la distance qui la séparait de cet horizon, elle était arrivée en des lieux vides, ternes, sans reliefs ni textures. Au-delà du panneau, le monde était présent – elle n’allait pas y disparaitre dans un gouffre ténébreux où s’y cogner contre un grand mur – mais il était plat, infiniment plat. Cette expérience avait été terrible, bien plus terrible que la mort. Sortant de sa voiture, angoissée par cette grande plaine sans relief ni sons, elle s’était retournée et avait vu la ville, modeste îlot d’existence dans un océan sans texture – une agglomération… – avant de faire demi-tour et retrouver sa vie.

Mais après ce film, tout était devenu plus clair. Ces images étaient pour elle ! Un message lui était adressé.

Aujourd’hui, elle allait tenter d’aller plus loin, s’aventurer par-delà le monde.

Elle démarra son moteur. Sur ce terrain plat, nul accident n’était envisageable, elle pourrait foncer à tombeau ouvert.

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