Anaclysme — 3 (V2)

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 La vibration qu’Aris ressentait n’avait rien de mystique, la passerelle de bambou tressée sur laquelle il se tenait tremblait comme si ses surports allaient lâcher d’un instant à l’autre.

— Mais que ? balbutia-t-il, décontenancé, en cherchant un endroit où s’accrocher avec que tout ne saute.

— Grouille ! glapit la voix – accompagnée d’une main qui se tendait depuis les renfoncements rocheux. Allez ! Saute, imbécile !

 Un craquement sinistre, suivi d’un son filant, poussa Aris à saisir la première chose qu’il trouva à proximité : le raccord entre la rampe et le câble d’arrimage. Au même moment, le plancher s’inclina brutalement, puis l’ensemble de la structure bascula au Ciel. Ses doigts se resserrèrent d’instinct sur leur prise. Au milieu des cannes qui se dénouaient en disparaissant sous les nuages, Aris se retrouva suspendu au garde-corps, lui-même attaché de façon précaire au dernier toron de corne encore susplanté. Avant même qu’il n’ait le Temps de réagir, une nouvelle attache se brisa. Il hurla, plongeant dans les profondeurs. Il tombait, se tenant comme un idiot agrippé à un barreau qui dévalait avec lui l’infini.

 Quand son cri s’éteignit enfin, il se rendit compte qu’il entendait encore des voix étouffées par les rets du Vent. Elles ne s’éloignaient pas. Au contraire, elles l’accompagnaient.

— Il est tombé ? Pourquoi il n’a pas sauté ? s’insurgeaient-elles au fond de la tempête. Non, regardez, il est là ! Merde, il va pas tenir. Hé gamin, ici ! Regarde, dépêche !

 Elles avaient beau crier, Aris gardait les yeux fermés. Des vagues de poussières lui rongeaient les jambes, Vent lui bouffait les pieds et il était trempé dans la tête aux pieds. Le câble balançait sous ses doigts. Le Vide sifflait en dessous. Tout cela était le signe qu’il vivait encore.

— Oui, c’est ça ! Tu peux encore le faire, attrapes ma main !

 Il avait l’impression que son cœur allait exploser, c’est à peine s’il parvenait à respirer. Il dut faire des efforts surhumains pour parvenir à ouvrir un œil, lequel fut tout de suite envahi par la poussière. Il eut néanmoins le temps d’apercevoir ceux qui l’appelaient. Ils n’étaient pas loin. Non, pas loin.

— Ici, ma main !

 Il plissa les yeux, cherchant celui qui criait. Il ne le vit pas dans le tumulte. Juste sa main, tendue, atteignable. À compter… Qu’il se balance au-dessus du Vide.

— Allez, tu peux y arriver !

 Retenant son souffle, il essaya d’opérer un va et viens, comme lors de son transpassage. Vent, d’abord contraire, commença à l’aider, le poussant vers ceux qu’il distinguait à peine dans les vagues nuageuses. L’ennui c’est qu’il oscillait trop et risquait de se fracasser sur les blocs rocheux.

— C’est bien, continues ! Et agrippez-moi, vous autres ! Que je puisse l’atteindre.

 Aris n’avait d’yeux que pour cette main qui dépassait des brumes furieuses, seule possibilité de vie restante. Il se sentait pourtant dévier de plus en plus. Il se contorsionna comme il pouvait pour se remettre dans l’axe, luttant contre les courants impossibles à anticiper. Encore un effort, il l’aurait bientôt. Un tout petit effort…

 D’un fracas venant griffer les roches, Vent l’envoya soudain valdinguer latéralement. Il perdit instantanément la main de vue et commença à pivoter n’importe comment, entraîné par une turbule. Resserrant sa prise comme il le pouvait, il chercha en tous sens, mais le monde tournoyait sauvagement autour de lui et la poussière mêlée de pluie rongeait sa vision. Il entendait pourtant les voix hurler, mais elles semblaient lointaines, impossibles à situer. Il allait tomber, il le sentait. Ses doigts, ses mains n’allaient plus tenir longtemps. Il filait en tous sens, pantin ridicule avec qui Vent jouerait allégrement avant de l’offrir en pâture à son Père. Il ne parvenait plus à situer quoi que ce soit, tout ce qu’il trouvait encore à repérer était la masse sombre de la Terre auquel il pendait encore, il ne savait trop comment, et l’immensité affolante du Ciel qui hurlait en contrebas. En haut gisait le souvenir de sa vie, l’espoir de retrouver un jour sa Pali. Au fond des nuages dansait sa mort. Il partait. Une dernière oscillation et — contrairement à son transpassage, contrairement à son échappée entre les ponts ; ces moments où il avait évité la mort — son surport allait lâcher et le Vide allait l’accueillir pour une danse éternelle. Il ferma les yeux, sentit le souffle monter, prêt à l’emporter.

 Quelque chose crocha sa ceinture.

— Je l’ai ! cria quelqu’un dans les hauteurs. Tirez ! Mais tirez, sang-mort !

 Il sentit la force opposée entre les mains qui le hâlaient et l’aspiration du Ciel. À un moment, très clairement, il perçut le lâché prise des profondeurs. Vide ne voulait pas de lui, pas encore. On l’attira violemment au sein des roches, à même la pierre, entre des mains solides.

— On te tient, mon gars ! T’es sauvé !

 Fraternité dans l’œil, le gars qui le tenait était un Inter de son district, les gens derrière aussi. Essentiellement des Inter, eux aussi. Ils avaient l’air à la fois anxieux et soulagés.

— On se connaît, non ? interrogea son sauveur.

 Dans l’attroupement rangé dans le creux de Terre, tout un tas de gens se tenaient regroupés, serrés les uns aux autres dans des postures précaires, grelotants, parfois pleurants.

— Non, non… mentit Aris, rajustant sa tunique trempée et enfuyant ses yeux sous ses mèches mouillées.

 Parmi les visages inquiets, un en particulier ressortait bien plus que les autres.

— Je ne suis pas d’ici… Mais j’ai froid, continua-t-il, s’emmitouflant dans les tissus qu’on lui tendait, le voyant trembler.

 On le guida vers le fond du renfoncement, là où tout le monde se serrait pour se donner chaud. Aris osait à peine le regarder, mais il sentait que le père de Pali le dévisagea tout au long de sa progression.

Malgré Vent qui raclait les lèvres du refuge rocheux avec acharnement, les pluies ascendantes semblaient se calmer, on pouvait voir les rafales de gouttelettes monter puis redescendre, comme si Attraction elle-même hésitait entre les accueillir ou les laisser tomber.

« Qu’avons-nous fait… qu’avons-nous fait… qu’avons-nous fait » murmurait quelqu’un parmi les gens entassés. Lente mélopée.

— Qu’est-ce que tu faisais là, en pleine tempête ?

Aris, recouvert par ses tissus, tapis sous ses membres rassemblés, yeux à demi fermés sous le rideau de ses cheveux — Aris, s’ensevelissant dans l’anonymat, tremblant encore d’avoir failli dévaler l’univers, hésita longtemps avant de répondre.

— Je… j’étais… perdu…

Celle qui l’interrogeait avait une voix douce, soutenante, mais crispée d’incrédulité.

— Mais pourquoi ? Tu n’as pas de maison ? On est loin de tout ici. Venir ici quand le Ciel nous frappe n’a aucun sens !

Aris ne leva pas les yeux vers elle. Il savait qu’elle n’était pas du district. Aucune chance qu’elle le reconnaisse, mais d’autres, autour, pouvaient le démasquer. Il était coincé.

— J’ai voulu bêtement rejoindre la déesse, m’abriter… Près d’Elle.

— Ce n’est pas en tombant au Ciel qu’on rejoint Attraction ! Mourir n’est pas la chose à faire, enfin !

Elle s’emportait, imaginait des trucs faux. Aris n’avait pas la force de démentir.

— Mais vous ? osa-t-il, la voix étouffée par le tissu de son col. Vous aussi, vous êtes ici, loin de tous les abris.

Elle fit silence. Les « Qu’avons-nous fait… qu’avons-nous fait… qu’avons-nous fait » se mêlaient aux flux du Vent.

— C’est tout ce que nous avons trouvé, c’est tout ce que la Terre nous a cédé après… après notre crime.

 Un crime. Le mot secoua Aris. Il avait l’impression d’encore sentir le poids du regard terrible d’Eriber sur lui. Le père de Pali l’avait-il reconnu ? Non, il aurait dit quelque chose. Se serait relevé, l’aurait accusé, il ne se serait pas détourné comme il l’avait fait. Pourtant, le savoir là, à quelques pas, lui donnait envie de s’enfoncer dans la paroi de pierre.

— Ce n’est pas un crime ! s’emporta quelqu’un. La temple-élue nous a accueillis, nos pieds ont été lavés, nos mains, nos bouches récurées. Je sens encore le goût du lait de la Mère sur ma langue !

— Mais les faits sont là ! s’insurgea une femme postée dans un coin. La foudre est montée, Terre a tremblé. La temple-élue s’est trompée ! Elle a cédé à la pression des hommes !

— D’un homme ! s’écria une autre. Un élucide, un fouisseur ! Qu’il soit maudit de tous les dieux !

— Il essayait de trouver son enfant, comme nous ! Il est le seul qui a osé insister, le seul qui a osé réclamer des comptes aux prêtres !

— On ne réclame pas de compte aux prêtres ! explosa un homme juste à côté d’Aris. Eux seuls sont ceux qui préservent nos liens aux puissants dieux. Mais, sang-morne, regardez donc ce qu’il s’est passé !

— Préserver les liens ? Préserver les liens ?! hurla la femme qui s’occupait de lui, lui vrillant les tympans. Et ça leur donne le droit de nous jeter dehors, en pleine tempête ? Et puis d’où viennent ces soldats Ter ? Je pige pas, quelqu’un sait une bonne fois pour toutes me répondre ? Et surtout de quel droit ils nous fais descendre les grands escaliers… Comme ça, avec le Soufflant pour tenter de nous tuer ? Ils voulaient notre mort, c’est ça ?

— Arrêtez ! cria une voix de basse – une voix qu’Aris reconnaissait. On s’en fout de la faute, on s’en fout des raisons, et des causes. Vous ne voyez pas que nous sommes ici, en vie ! C’est clair, non ? Les dieux nous laissent une chance !

La voix d’Eriber avait rempli l’espace et y résonnait encore. Aris se replia sur lui-même, tremblotant. Qu’est-ce que tous ces gens faisaient ici ? Que faisait-il ici ?

Le bruit du Vent s’imposa, réinstallant le calme. Aris essayait de ralentir le rythme de son cœur. Eriber s’en foutant de la faute ? Il retourna la phrase dans sa tête, tout en essayant de comprendre ce qu’il s’était passé. Confusément, il reconstituait les faits à partir de ce qu’il avait entendu et ce qu’on chuchotait autour de lui. Ces gens étaient les parents des enfants disparus. D’où la présence du père de Pali, qui cherchait évidemment son fils Ister, tout comme lui. Ses poings se serrèrent sous la couverture. Bien sûr qu’il était là, évidemment ! Comment avait-il pu imaginer être le seul à le chercher ? Les larmes montaient, ses dents serrées lui faisaient mal. Tout ça pour rien, ils se trouvaient tous empilés dans le même abri, tout juste échappés du Ciel. Tout ça pour rien.

— Les… les enfants… disparus… parvint-il à balbutier assez fort pour qu’on l’entende. Ils étaient… au temple ?

La femme répondit en un sanglot.

— Non, il n’y avait rien, personne ne sait où sont nos enfants…

Les « Qu’avons-nous fait… qu’avons-nous fait… qu’avons-nous fait » reprirent doucement.

Tout ça, vraiment, pour rien.

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