Anaclysme — 2 (V2)

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Complètement cinglée cette femme. Aris avalait les distances sur les ponts secondaires. La route allait être longue, mieux valait éviter de traîner. Sont tous complètement cinglés, les Ter comme les Aers. Il se mêlait aux allées et venues mouvementées des citoyens affairés : porteurs de vivres, promeneurs, aides en mission et Vox vagabonds, enfants trainant pour éviter l’école commune, crieurs publics, pêcheurs d’oiseaux ; la Cité n’était qu’un mouvement perpétuel. Comme Eriber, cinglés. Comme mon père, frappés ! Il regarda d’un œil fâché les pontiers qui régulaient les passages secondaires en levant les barrières et redirigeant les flux pour ménager les surports. La plupart d’entre eux connaissaient son père, le grand, le fameux Ilbion, maître pontier du quartier nord. Me reconnaîtrons pas de toute façon, je suis personne…

 Il n’aurait jamais imaginé La suspendue si grande depuis le petit monde restreint de sa grappe d’habitation perdue au fin fond du Nord. La traverser, surtout en empruntant les ponts secondaires — puisque les grands transversaux étaient bourrés de patrouilleurs —, constituait une sacrée trotte. Mais au bout de ce chemin, il y avait Pali. Ça valait tous les efforts du monde. Sa douceur, ses yeux, ses mains. Sa bouche. Son cœur se serra, pourquoi avait-il fallu que tout tourne si mal ?

C’est Eriber, non ! C’est ce monde de cinglé ! Alors qu’Aris avait toujours ri en cachette quand les prêtres, rouges d’énervement, s’époumonaient à l’école à leur dire que les forces du déséquilibre allaient finir par gagner s’ils n’étaient pas irréprochables, il se rendait compte ces beaux parleurs avaient raison, l’instabilité qu’ils redoutaient tant faisait chavirer la Cité. Les gens faisaient n’importe quoi ! Toutes les castes pétaient leurs surports ; son stupide père avait juré de révolutionner le monde et Eriber l’accusait d’avoir fait je ne sais quoi — violer, une connerie du genre — sa fille, et puis il y avait eu ce drôle qui marchait au plafond. Du grand n’importe quoi. Et pour compléter la fresque, l’ambiance sur les plateformes avait, elle aussi, complètement viré : les citoyens, aussi affairés que d’habitude, n’avaient plus le sourire, ça se voyait que leurs routines ne servaient plus qu’à étouffer leurs inquiétudes. Même le Ciel sous les ponts se faisait sinistre. Il ternissait, jusqu’à filer gris, presque vert, comme quand il couvait des tempêtes. S’y mêlaient des sons lugubres qui descendaient depuis le plafond plus à l’Ouest. Les grands orgues enlacés du temple du Vent hurlaient. Les prêtres devaient être en train de se casser la tête pour interpréter la voix du Soufflant. Pourtant il n’y avait pas besoin d’être un savant liseur d’orgues pour savoir que son souffle devenait contraire. En fait, tout criait que la Cité était au bord de l’éclatement. Tant pis, m’en fous, rien pour m’arrêter, pas même ce foutu Venteux.

 D’un claquement de voile impressionnant, un vaisseau de transport urbain apparut juste à côté du pont où Aris se dépêchait. Il le regarda avancer entre les passerelles relevées par les pontiers. Si seulement il avait pu monter dans l’un d’entre eux, il gagnerait de… Il s’immobilisa, contempla le gigantesque engin qui sinuait entre les plateformes, glissant majestueusement sous le réseau de rails. Mais oui ! En réalité, il pouvait monter à bord de l’un d’entre eux pour gagner du Temps. Il en avait le droit, à présent, grâce à son sceau.

 Il bouscula beaucoup de gens en tentant de le rattraper. « Trompe-le-Vide, pêche-mort, va-t-en Ciel ». Il n’écouta pas leurs insultes. Il ne voyait qu’Attraction, au loin. Ister, là-bas, et après, Pali…

 Au premier port d’embarquement qu’il trouva, il se rangea avec les autres citoyens, attendant l’arrivée du transport qui, Messagère soit louée, avait été freiné par les pontiers. Ça lui faisait bizarre d’être avec les adultes, il doutait encore d’en être un, malgré la brûlure qui lui ceignait le front.

— Prochaine escale, district des Papillons, tonna un aérin qui se tenait accroché de façon dangereuse au bastingage pour atteindre les plots de l’embarcadère afin d’y accrocher les clous d’arrimage. Salutations, citoyens. La destination de cette voile sera le temple d’Attraction, après sept escales. Attendez… ajouta-t-il, enclenchant un rouage. Encore un petit instant, voilà…

 La joie simple dans sa voix, son air insouciant tandis qu’il faisait descendre la passerelle firent beaucoup du bien à Aris. Il y avait donc encore un peu de légèreté dans ce monde.

— Port du dôme ! Veuillez sortir, bonnes gens ! fit-il à l’attention des passagers massés sur le pont.

 Une fois une bonne partie de ceux-ci répandus sur la susplace, il invita les nouveaux voyageurs à embarquer. Passant devant lui, Aris se demanda s’il allait le refuser comme on refusait habituellement les enfants. Il lui offrit, à la place, un sourire gracieux.

— Première fois sur voile, jeune homme ?

 Tandis qu’il se faisait emporter par le groupe qui montait sur le pont, Aris acquiesça, un peu intimidé.

— Un grand moment, tu verras. Rien n’est plus beau qu’aller au nord pour son premier voyage. Tu sais, on y trouve l’amour ! lui lança l’aérin, riant de le voir rougir. Mais oui ! puisqu’Attraction nous y ouvre ses bras !

 Aris balbutia un merci accompagné d’un sourire qui devait mal dissimuler son malaise — il avait toujours ce sentiment bizarre que tout le monde était au courant pour son crime. Sauf que ce gars se montrait juste gentil. Aris soupira, laissa ses épaules se relâcher. Enfin, quelqu’un de sympa…

— Ah, oui ! ajouta l’aérin, relevant la passerelle de l’embarcadère. Tu sera sûrement d’accord de bénir notre humble barque avant de descendre ? Tu es le rescapé, non ? L’évadé du Vide.

 Le sourire d’Aris se figea au moment où tous les visages se tournèrent vers lui. Pendant un instant, il eut l’envie folle d’enjamber le bastingage pour sauter vers l’embarcadère et échapper au danger. Puis il se rendit compte que les regards qui lui tombaient dessus n’avaient rien de furieux. Plutôt gourmands, comme s’il venait de se transformer en pâtisserie. Ils ne voyaient pas un criminel, mais ce fameux gamin que les dieux avaient épargné lors du transpassage, donc un parfait concentré de porte-bonheur.

— Bien sûr, finit-il par dire, en soupirant, résigné, tout en joignant les mains à la manière des Ter. Euh… voilà : ô Attraction porte ce vaisseau jusqu’à destination. Et… Et toutes celles à venir, bien sûr !

 Jusqu’à l’escale suivante, il dut bénir les passagers un à un, s’improvisant Illum. Les mains, les têtes et les fronts défilaient. Heureusement, personne, pas même des habitants de sa grappe, ne semblait le reconnaitre. Les adultes ne regardaient les enfants qu’une fois transpassés. Soulagé, Aris ne se sentait pas pour autant tiré d’affaire : arriver au temple d’Attraction entouré de gens qui allaient sans le savoir le dénoncer en proclamant avoir voyagé avec le rescapé le mettrait en danger.

 Après avoir encore bénit deux Ter (un comble), les mains calleuses de trois aérins, les tournoyants mécanismes de la voile et l’enfant à naître d’une Artes, Aris décida de débarquer au port suivant : Papillons, un district de périphérie du quartier central qui n’avait rien à voir avec sa destination — pire qui l’en éloignait. Une grosse perte de Temps qu’il devait à tous ces gens inquiets, comme si c’était à lui, le petit Aris, Inter des trois jours, de les rassurer. Oui, ce monde est définitivement cinglé…

 Et voilà qu’il se retrouvait dans un coin paumé à l’interval entre deux quartiers. Sous le plafond rose constellé de vert — association bizarre — l'espace se partageait entre des ponts qui représentaient des papillons batifolant et des terrassements bricolés plantés des vieux mûriers. On lui avait toujours dit qu'ils servaient aux ailes de soie pour fabriquer leurs fils, même s'il ne voyait pas trop comment. Ces gros papillons blancs qui l'avaient toujours intrigué brillaient évidement par leur absence, s'abritant probablement du Vent. Les feuillages bruissaient comme une plainte. Au milieu du port désert, Aris s'en voulait. Il pestait de ne pas avoir pensé à se couvrir pour passer inaperçu et d'avoir été ainsi ralenti. Il devait se mettre dans le crâne qu’on le reconnaissait à présent. Pas du tout à cause de sa transgression avec Pali — ça personne ne le savait, d’ailleurs tout le monde s’en foutait probablement —, mais bien pour son spectaculaire transpassage. Enfin… plutôt le fait que seuls lui et cette fille fléautée soient passés. Merci du cadeau, l’homme-inversé.

 Pendant que Temps continuait de faire défiler son œil sous les nuages qui se battaient comme des ivrognes, ses amis s’éloignaient toujours plus. Des citoyens, majoritairement des Artes fileurs, arrivèrent sur les planches du port. Aris couvrit son visage comme il put avec le col de sa tunique qui commençait à méchamment puer et attendit avec eux une autre voile. Au bout d’une durée qui lui parut une journée, c’est un transport bien plus petit qui s’arrima à l’embarcadère. Il loua Messagère en apprenant que sa destination était la bambouseraie du nord-est. Il gagnerait moins sur le Temps, mais ce serait probablement une meilleure option, puisque là, au moins, il pourrait facilement contourner son district. Du moins jusqu’à Attraction, où beaucoup de familles de sa grappe passaient leurs journées. L'important était d'avancer, se rapprocher, il verrait quand il serait sur place.

 La voile ballotait dangereusement entre les plateformes du quartier central, donnant l’impression qu’elle allait se détacher d’un instant à l’autre. Aux quatre coins du pont, les passagers s’accrochaient aux rambardes, pressant les aérins de rétracter le mât avant qu’il ne se rompe. Lequel était pourtant déjà rangé et depuis longtemps. Quand le Vent piquait sa crise, les vaisseaux n’exposaient jamais leurs voiles. Le transport avançait déjà à la force des bras des aérins qui luttaient comme ils pouvaient contre l’air furieux. Aris, pressé d'accélérer la cadence, voulut descendre avec eux dans la coursive, ajouter ses mains aux leurs, mais ils l'envoyèrent bouler en hurlant, tout ça pour de stupides raisons de castes. Contraint de rester sur le pont à bouffer la poussière, Aris trépignait, braqué sur Attraction. Il s'en foutait des sautes d’humeur du Souffleur, ce qui lui importait était le défilement du Temps sous les nuages.

 C’est dans la crispation et la frayeur que l'embarcation arriva finalement à destination. Aris avait cru jusqu’au bout que les aérins allaient renoncer, préférant arrimer l'engin le plus fermement possible avant que le gros de la tempête n’arrive. C’est une accalmie qui décida le capitaine à poursuivre, préférant prendre le risque de rallier le dépôt de la bambouseraie, où la voile serait mieux protégée. On les fit descendre prestement, comme si le Ciel allait d’un coup déborder et les noyer. Quelques instants après, le vaisseau s’engouffrait dans le ventre du dépôt avec deux autres de plus gros volume. Sous l’horizon, le vert vif des bambous s’agitait, laissant s’échapper quantité de feuilles. Les cannes dorées battues par le Vent se tordaient jusqu'à parfois craquer. Ca empirait. Les oiseaux ne volaient plus, les insectes non plus. Les citoyens couraient vers leurs pénates. Aris se demandait ce qu’il allait faire. Le gris tumultueux qui dévorait le Ciel, le Vent rugissant, cette ambiance de fin du monde avaient quelque chose de fascinant. C'était comme si un événement terrible se préparait, qu’une créature immense nageait entre les nuages et se préparait à en jaillir pour mordre le plafond et en arracher la Cité.

 Alors, il n’y aurait plus rien, plus d’humanité. Tout s’arrêterait.

Pali. Son image se superposa à celle de la statue d’Attraction plongeant sous l’horizon, le visage noyé dans les nuages voraces. Il ne pouvait pas se laisser aller, ne pouvait pas rester là, à contempler la tempête comme un idiot prêt à mourir. Il devait sauver sa peau pour la revoir un jour !

 Un éclair claqua. Ses pieds tentaient d'aggriper le sol lisse des ponts oscillants, ses doigts courraient sur les garde-corps tandis qu’il remontait vers la statue. Il aurait le Temps d’y arriver. La déesse ne pourrait que le protéger de son frère furieux. Au pire, près du protemple il y aurait de nombreux endroits où s’abriter. Pas comme ici, où les bambous frappés par l’air tapaient presque au plafond.

 Il continua ainsi longtemps. Bien plus longtemps qu’il n’aurait fallu pour rejoindre la statue. Le souffle de plus en plus violent ralentissait toute progression. Par vagues successives, les nuages remontaient du Ciel, baignant presque les surtènements. Aris distinguait de moins en moins les contours de la déesse, pas plus que les environs. Il continua, à l’aveugle, suivant son instinct plus que l’orientation. C’était son quartier, il le connaissait par cœur. Normalement.

 Au bout d'un Temps, il dût se rendre à l’évidence. Malgré sa progression, il ne savait plus où il se trouvait. Il progressait à l’aveugle, cherchant des indices, des points de références, des lieux connus, sans rien trouver. Presque à croire que les nuages modifiaient l’espace ou déplaçaient les subâtis. Un éclair trop proche fracassa le plafond, sa lumière fit jaillir une ombre colossale derrière les poussières. Quelque chose de si grand, ce ne pouvait être que le temple d’Attraction — mais il se trouvait au mauvais endroit. Comment pouvait-il être derrière lui ?

 Mais alors… — une bourrasque oblique manqua de le faire tomber, il se rattrapa au garde-corps — Mais alors, le temple de Terre devait être là, quelque part devant. Il était donc sur la bonne voie. Il essaya de continuer, s'aidant de tout son corps, mais poursuivre paraissait impossible, c’est à peine s’il voyait encore la plateforme au bout du pont. Il devenait de plus en plus difficile de s’agripper, s’il persistait il allait finir par tomber. Il chercha autour de lui le moindre endroit où s’abriter. Nouvelle bourrasque, il manqua à nouveau d’être balayé et dut caler ses bras entre les balustres en attendant la fin. Clairement, le Venteux avait décidé de s’acharner. Alors qu'il essayait de le désarçonner, les histoires d’anaclysmes des prêtres revenaient à Aris, « Les tempêtes, sifflaient-ils dans le tumulte hurlant, se produisent lorsque les soupirs des victimes de crimes s’accumulent dans le flux d’air du monde ; c’est dans ces périodes d’injustice que le Vent, gonflé par la détresse du peuple, cueille lui-même les criminels ! ». Non, non ce n'est pas vrai ! s'énervait Aris, remontant une à une les balustres. Au prix de lourds efforts, il parvient à atteindre une susplace. Malgré le découvert, son volume le protégait mieux des attaques de l’air. Je n’ai rien fait, quoi qu’ils disent, quoi qu’ils pensent. Ce n’était pas un crime.

 Vent se calma un instant, laissant emmerger une immense forme sombre de la masse nuageuse. Juste après, un bras de brume et de poussières s’abattit sur Aris, dévoilant, une fois qu’il l’eut traversé, l’origine de celle-ci. Mastodonte gris sur fond de grisaille, se tenait au dessus de lui l’un des rocs de l’ensemble des Acérés. Un abris ! Aris profita de la trouée pour se précipiter vers l’escalier à sa pointe. Un martelement léger commença à raisonner tout autour. Une pluie ascendante débutait, il devait coute que coute s’abriter. Il n’était jamais allé aux Acérés, ça ne l’empêchait pas de savoir que comme tout lieu sacré, leur surbase était ceinte d’aménagements pour la promenade et la prière. La pluie frappait fort sous les marches, les gouttelettes ascendantes balayant tout imprégnaient sa tunique qui s’alourdissait à mesure qu’il montait. Il manqua plusieurs fois de glisser sur la corne humide, mais parvint malgré tout en haut du rocher. Il s’arrêta quelques instants sous le plafond.

 À l’angle de l’arête rocheuse, le volume des Acérés coupait en partie les attaques Vent, sans que cela n'empêche la pluie de mouiller la pierre. Suivre le ruisselement de l’eau à l’horizontale du plafond lui semblait irréel. Voir les pluies ascendantes atteindre l’aplomb était déjà une chose extrêmement rare. Mais se trouver sous ces roches éternellement arides et les voir trempées était sans doute la chose la plus étrange qu’il n’eut jamais vue. D’un geste qu’il ne contrôla pas vraiment, il toucha le plafond du monde. Il était rare de pouvoir le faire, même aux endroits où cela était possible, les prêtres l’empêchaient, criant à l’offense ou au crime. Ce contact, entre solide et mouillé, l’émut profondément. Elle vibrait. Les larmes remontaient mêlées de pluie sur son front. Il vibrait avec elle. On disait que la Terre renversée se refusait à l’humanité et pourtant il la sentait, là, sous sa paume. Sans souffrance ni animosité. Rien. Juste l’immensité du monde et lui. Et la vibration, qui emplissait tout.

— Tu comptes y rester, le fou ? cria quelqu'un. Tu communies pour mourir béni ?

— Comment il est arrivé là, celui-là ?

— Mais reste pas là, trompe-le-Vide !

 Aris se tourna, brusquement ramené aux dangers de la tempête. Là, entassés dans un renfoncement naturel des Acérés, se trouvaient quantité de gens. Ils s'agitaient pour le presser de venir.

— Dépêche toi, imbécile ! Avant que tout ne s'écroule !

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