Joutes affleurantes — 2 (V2)

8 minutes de lecture

 L'espace d'un instant, Aris crut reconnaître son fichu père dans l’embrasure. Il faillit même lui hurler de ne plus jamais le suivre, de lui foutre définitivement la paix. Mais c'était un tout autre bourru qui se tenait là, regard fixe, devant eux, aussi nus comme les premiers agrippés. Aris le connaissait peu, il ne l'avait rencontré que deux ou trois fois ; Eriber des poussières, l'appelaient ses enfants en rigolant, tant il revenait toujours crasseux du travail. Pourtant, en voyant le regard livide du père de Pali, Aris ressentait tout sauf l'envie de rire.

 Ils restèrent tous trois comme suspendus. Toutes les émotions imaginables semblaient défiler sur le visage de ce grand gars, d'ordinaire impassible. Le malaise monta, dépassant bientôt le sentiment d'irréel. Puis tout s'embrasa d'un coup : il se cacha les yeux, se retournant vivement, tandis qu’Aris se jetait au sol avec le projet de retrouver ses vêtements - qui évidement venaient de disparaître – et que Pali, affolée, essayait de cacher les parties de son corps que son père n'aurait jamais dû voir d'une couverture qu’elle tentait d'extirper du côté du lit.

— Bon sang ! Qu’avez-vous fait ? hurla-il, gardant ses doigts sur ses yeux. Pali ! Rhabille-toi ! Aris, foutu sang-d'Art ! Comment as-tu pu ?

 Aris balbutia des excuses tandis que Pali demandait piteusement à son père de refermer la porte. Il n’en fit rien et resta effrontément dans l’encadrement. « C'est bon, Pali ? » marmonnait-il, mais sa voix n'était qu'un grondement.

— Pardon, père. Je ne...

— Tu portes enfin quelque-chose, idiote ? cria-t-il, tandis que sa fille s'emballait dans les draps et qu'Aris s'empressait d'essayer de récupérer sa tenue.

— Oui ! cracha-t-elle. Mais sors !

 Et sans qu'Aris n'ait le Temps de finir d'enfiler quoique ce soit, l'impressionnant Inter se précipita sur lui, déboulant comme un monstre ancestral.

— Espèce de petit imbécile pervers ! Toi et ton petit truc froussard, là ! il vous suffisait d’attendre un peu, gronda-t-il en regardant sa fille, à demi cachée sous les tissus qu’elle venait de rassembler. Et maintenant tu l’as déshonorée !

Il ne va quand même pas me tuer ? se demanda soudain Aris, voyant son expression, tout en essayant d'enfiler la foutue tunique rétive. Il ne le connaissait pas, n'avait aucune idée de ce dont ce gars était capable. Instinctivement, il balaya du regard les différentes possibilités qui s'offraient à lui pour déguerpir. Eriber ouvrit grand les bras, lui coupant toute retraite.

— Tu ne t’échapperas pas, éructa-t-il. Ah, ça non. Tu vas payer pour ton crime. Un seul alignement ! Il te suffisait d’attendre un seul bordel d'alignement ! Et tu aurais même pu l’épouser. Une honte, tu jettes la honte sur notre famille... et sur la tienne !

— Calmez-vous, balbutia Aris, parvenant enfin à remonter un peu de tissu sur sa nudité. Rien ne s’est passé, on n’a pas été jusqu’au bout...

 Il s'interrompit, soudain conscient de sa posture et de ce qu'il venait de dire.

— ... Au bout ? Au bout de quoi ? cracha Eriber. Vous ne croyez pas être déjà allé beaucoup trop loin ? Elle ne sera pas enceinte, c’est ça ?

 Il saisit les couvertures de sa fille et les envoya valser au risque de la faire aussi basculer.

— Et ça ? C’est pas au bout, peut-être ? dit-il en désignant le sang qui maculait la couche.

 Aris, bouche-bée, regarda Pali – d'où venait ce sang ? La jeune fille murmura doucement :

— Pardon, père...

— Et qu’est ce qui me dit, à moi, aboya-t-il, le regard venteux. Que vous n’êtes pas allé au bout, hein ? Ta parole ? de demeuré ?

— Non, je… balbutia Aris, confus. Je…

— Tu vas me le payer ! Si elle est enceinte, je te jetterai moi-même au Ciel, je le jure devant Terre !

 Le voyant se rapprocher encore de lui – sentant jusqu'à sa respiration – Aris se calta vers la fenêtre par laquelle il s’introduisait d'habitude dans la chambre. Dans sa course, il tomba, encombré de sa tunique à demi enfilée, tandis qu'Eriber déboulait dans sa direction, tendant déjà les bras, comme s'il allait l'étrangler.

— Reviens-ici, foutu sang-d'Art, tu ne m’échapperas pas !

 Remontant d'un coup sa tunique jusqu'à l'en déchirer, Aris bondit par la fenêtre et s’accrocha au rebord avec une agilité que la peur décuplait. Par l'ouverture, il vit le furieux foncer sur lui à toute vitesse. Ni une ni deux, il sauta sur le plus proche piquet de surtènement. Il bénit une fois de plus ces échafaudages de corne impossibles à retirer du plafond qui lui avaient si souvent permis de visiter Pali. Cette fois, ils allaient lui sauver la vie.

— Ah, tu faisais comme ça, macaque ! lui lança Eriber, le voyant accroché aux barres de corne.

 Il lui lança des objets – tout ce qui passait sous sa main. Ne parvenant pas à l'atteindre, il commença à passer une jambe par la fenêtre.

 Essayant de ne pas s'en soucier, Aris avançait méthodiquement, comme il l'avait toujours fait. Il ne s'inquiétait plus vraiment du Ciel qui patientait sous les piquets qui le séparaient de la passerelle. Eriber lui faisait bien plus peur que la menace de basculer dans le Vide.

 Il attrapa le piquet voisin suivant sa méthode habituelle, malgré l'inquiétude qui mouillait ses mains, il essaya d'aller plus vite. Comme dans un cauchemar, Eriber semblait vouloir le suivre, comme si le Ciel n'existait plus et qu'il n'avait qu'à sauter pour l'atteindre. Il est fou ? Aris voulait lui crier par-dessus l'épaule que ce n'était pas si grave, que ça ne valait pas la peine de se jeter au Ciel. Mais était-ce vrai ? Sa réaction disproportionnée laissait croire qu'il sortait tout juste d'avoir violé sa fille. Était-ce ce qu'il imaginait ? Était-ce que qu'il dirait quand on lui demanderait pourquoi il voulait l'attraper ? Ce cinglé semblait capable de tout, même de le suivre sur les piquets, jusqu'à périr en tombant bêtement dans le néant. Ce serait un soulagement, pour lui – mais Pali ne lui pardonnerait jamais !

— Non, Inter, ne venez pas ! cria-t-il, essoufflé.

— Lâche-moi, toi ! hurla Eriber, alors qu’Aris atteignait le troisième piquet de corne.

 Il se pencha pour voir ce qu'il se passait. De ses fins bras, Pali agrippait son père pour l’empêcher de passer par la fenêtre.

 Aris continua son parcours. Après avoir manqué deux ou trois fois de tomber, il parvint à rejoindre la passerelle qui le ramènerait à la jonction de bout de grappe. Quelques personnes s’y tenaient, sans doute ameutées par les cris de son poursuivant. Des témoins.

 Essoufflé, presque nu, il finit par atteindre le premier pont suspendu. Son cœur battait à tout rompre. Il se sentait vaguement content d’avoir échappé aux ennuis et surtout à une chute vertigineuse. On s’écartait de sa route comme s'il représentait une menace. Deux courageux essayèrent de l’interroger mais Aris n’avait aucune envie de leur répondre et se dépêcha de rejoindre la prochaine plateforme.

 S'éloignant des entremêlements d'habitations pour revenir aux relais de district, Aris se sentait en décalage absolu avec le reste du monde. Sur les ponts, les citoyens allaient et venaient sous le Vent léger, vacant à leurs occupations. Une journée comme des milliers d'autres, où il devait être le seul aux aguets. Il s'arrêta, prit le Temps de respirer. Humant l'air tiède qui portait des odeurs de légumes bouillis. Il repensa à sa maison, les plats de son grand-père. Il avait faim. Peut-être pouvait-il rentrer, finalement ; il suffirait de faire comme si de rien n'était. Ce qui venait de se passer avait un parfum d'irréel, comme si rien n'était arrivé. Après tout, il n'avait fait que retrouver la fille qu'il aimait, ça ne pouvait pas être si grave. Tout cela n'était au fond que les éclats d'un homme fatigué par ses tâches quotidiennes et en proie à l'inquiétude pour son fils.

 Aris savait à quel point la manutention au congrès des orgènes n'était pas un travail des plus faciles. Ces exaltés enturbannés de rouge auscultaient – ou jouaient plutôt avec – le sang, et la corne avait la fâcheuse tendance de l'absorber partiellement, si bien que ravoir les sols représentait un calvaire. On reconnaissait les Inter qui entretenaient les lieux à leurs lourds cernes, mais aussi aux poussières qui les recouvraient à force de nettoyer sous le plafond friable auquel s'accrochait le congrès – second calvaire. Eriber des poussières n'était qu'un homme fatigué, qui passerait là-dessus comme d'autres avant lui – et Aris en connaissait plusieurs. Pali et sa mère le résonneraient, lui feraient comprendre qu'il valait mieux taire le scandale, leur faute n'aurait pas de conséquences. Pas au bout, se répéta-t-il mentalement, on n’a pas été au bout, mais l'image du sang sur le lit lui revint. S'il l'avait blessée, il ne se le pardonnerait jamais.

 Sur les susplaces, la vie coulait avec le Vent. Des Artes transportaient de longues cannes de bambou assemblées en fagots dorés, d'autres discutaient des choses du monde accoudés à la rambarde. Deux Vox, dont une femme portant un instrument à corde d'une taille étonnante, chantaient à la gloire de l'Acastale, comme ça, pour enjouer les incarnas. C'était la Cité dans ce qu'elle avait de plus simple, de plus sécurisant. Aris se mêla à l'indifférence généralisée. Essaya de se fondre dans l'ambiance dénuée d'inquiétude des bonnes gens du district ocre. L'homme-inversé de la cérémonie semblait s'éloigner, on se remettait à rêver qu'il suffisait de sacrifier sagement chaque jour pour retrouver la stabilité, même si le Ciel patientait toujours en dessous, guettant le moindre faux pas.

 Une voix perça derrière, tous les yeux se tournèrent, les chants cessèrent. Aris avait peur de reconnaître cette voix. Tout son corps se tendit. Eriber n'avait pas abandonné. Celui-ci déboula comme un animal enragé sur la plateforme, criant aux passants de coincer « Ce foutre encielé ! Attrapez-le, il me le faut ! braillait-il, en le voyant soudain. Lui, là, avec son front rouge vif ! »

 Il était bel et bien fou, incapable de lâcher. Il arrangeait les gens, allait jusqu'à saisir les dieux en leur commandant de frapper. D'abord éberlué, Aris fila vers le prochain pont suspendu, bousculant des citoyens sur sa route. Derrière, ça criait « Arrêtez-le ! » « Fermez les voies ! ».

Tout mais pas ça ! pensa Aris à la volée. Mais le peuple était prodigieusement organisé. Aux cris poussés – qu’importe leur origine – répondaient toujours les pontiers qui, une fois alertés, condamnaient systématiquement les entrées des susplaces. Comme un être vivant, la Cité se défendait ainsi des mouvements internes quand ils devenaient menaçants.

 Aris vit l’accès à la plateforme se refermer, lui coupant toute possibilité de fuir. Des gardes de liaison Inter – d’où venaient-ils, d’ailleurs ? – apparurent devant lui. Il failli éclater de rire, la Cité n’avait pas toujours été aussi réactive, il fallait justement qu'aujourd'hui elle le soit !

 Devant lui, avançaient les gardes ; derrière lui, l’homme qui voulait sa peau. Plus aucune issue sensée.

Sauf celle à laquelle personne n’a pensé.

 Parallèle au pont où il se tenait, s’en trouvait un autre qui menait à la même plateforme. Séparés de plusieurs pas, il semblait impossible de l’atteindre, même en sautant. Même avec beaucoup d’élan. Mais pourtant

 Il s’immobilisa. Les gardes s’approchaient, le père de Pali avançait, allait bientôt l'atteindre.

— Gardes ! claironna-il. Ce garçon m’a causé un grand préjudice. Je demande à ce que justice soit rendue !

 Les sous-fifres d'Aers s’avancèrent en acquiesçant :

— Toi là, viens avec nous. Tu vas tout nous expliquer.

Plutôt mourir, pensa Aris qui s’inclina pour passer par dessous le garde-corps du pont. En bas, le Ciel brillait d'un bleu intense.

 Aris pris une grande inspiration, puis sauta.


Annotations

Vous aimez lire L'Olivier Inversé ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0