L'inæterisation — 4 (V2)

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 De très bas montait la plainte, comme venant du plus profond du Ciel. Elle s'élevait, rumeur sourde parcourant le Vent pour emplir tout l'espace. On disait que de la bouche des venteux les sons émis se voyaient démultipliés par le nombre des lunes de silence qu'ils avaient gardé avant de parler. On disait aussi que des tornades s'étiraient des gorges des plus anciens lorsqu'après des décades ils se mettaient enfin à chanter.

 Ainsi leurs litanies dansaient dans l'air tournoyant. Tout autour, les prêtres célestes, pivotant sur eux-mêmes, allaient en rond autour du cercueil, faisant virevolter leurs robes immenses. Le regard s'y perdait, attiré par les profondeurs que leurs vortex dessinaient.

 Les chants allèrent gratter la roche surplombante, implorant la Mère à l'unisson. S'y mêlaient joie et désespoir, confiance et peur, acceptation et refus ; s'y hurlait que la mort devait s’excuser auprès des vivants, s’incliner et savoir qu’elle ne serait jamais plus forte que la vie-même.

  Portant la main à sa bouche, Felna intima à sa mère de se taire, mais c'était inutile. Cette psalmodie, si puissante, si belle, venait en un instant d'estomper ses banals atermoiements. Ces chants, Milia Van ne pourrait jamais les recouvrir de sa voix qui ne servait qu’à insinuer et médire. Elle ne pouvait faire le poids. Rien ne faisait le poids.

 C'est alors que le cercueil s’éleva vers Terre, porté par les neuf prêtres. L'ombilic d'emport en dépassait. A l’intérieur du cercueil, il ceinturait le défunt qui, entouré de ses biens les plus précieux, baignait dans l'huile. Son incarna serait bientôt sublimé par le feu et porté vers Attraction à travers ses chairs incinérées.

 Les chants montèrent, au point que le plafond paraissait trembler. Idas reçut la torche de sublimation. Quand le toron s'enflammerait, l’ombilic irait porter l'incarna vers la Mère et la Fille, par la flamme et par la fumée. Felna s’inclina, émue, et remercia la Messagère de lui permettre de ressentir l’intensité de tous ces symboles. C'est un Idas méconnaissable, sans doute galvanisé par la force de l'instant, qui leva la torche et la présenta aux roches du plafond. La fumée alla caresser le ventre de pierre. Face à cette foule, brandir la flamme qui allait bientôt brûler son père devait être une épreuve terrible. Il tremblait, essayait de supporter l’intensité de l’instant. Ses yeux devinrent illisibles. En un instant, il ne fut plus là, sans doute déjà habité par l’Oiseau-flamme, l’incendieur, guide des morts.

 Les chants, devinrent tempêtes et s’intensifièrent jusqu’à devenir insupportables… Avant de cesser brutalement. Puis, le silence. Suspension de chaque pensée.

 Ober Hin, de sa démarche de paon, sortit des rangs et marcha jusqu'au centre du protemple. Il regarda longuement la foule, comme s'il la possédait, l'avait en son pouvoir. Il laissa le douloureux silence s'étaler. Quand il en eut suffisamment profité, sa voix retentit enfin.

— Vous tous ! fit-il levant les bras devant la foule, et sa robe s'écarta soudain, telle des ailes noires. In-et-Carna – vous, peuple – vous, agrippés ! Voyez, devant vous, opérer l’ultime étape. Soit l'inæterisation : l’ascension de l'être et la chute du corps… Voyez ! Un réalien est mort, et déjà il revit ! Au cœur de Terre paraitra son incarna ! Voyez ! L’ombilic de flamme et de fumée qu’il deviendra – auquel, même, il se résumera – pour enfin atteindre la roche et ce qu'elle abrite : pour Attraction, l’incarna de Terre. Voyez ! Son enveloppe de chair, laissée fumante, vidée et devenue blocs d’ombre, lâchée au fin fond des rêves célestes qui habitent les nuages : pour Vide, l’incarna du Ciel.

 Son mari tremblait légèrement à force de brandir sa torche, à moins que ce ne soit sous le poids des mots. Le peuple, de son côté, était suspendu aux paroles du Ter-élu. Même sa mère avait enfin réussi à se taire. Felna avait du mal à dissocier ses imprécations si belles et tranchantes de ce qu'elle savait du personnage.

— Vous tous, In-et-carna ! Etes à l’instar de l’unité primordiale du monde : inséparés ! Il en était de même pour Fard Egan Aers, le réalien, quand il était encore vif ! A présent, il se sépare, se clive : son carna et son incarna vont se scinder. Telle est la mort, telle est la loi des dieux. Dans la mort l’indivisé se divise. L’incarna, sublimé, ira à la Terre et le carna, figé, éteint, tombera au Ciel. Fard Egan Aers, brûle, et rejoins-la !

 Le signal fut donné, Idas baissa la torche et la flamme vint s’accrocher, dansante et silencieuse, aux fibres de la corde.

— Priez, peuple, laissez vos prières réifiantes réaliser son passage. Car sans nos mots, sans nos pensées, rien n'existe. Plus de dieux si nos paroles ne les dessinent pas, plus d'équilibre si nos incarnas réunis ne le réifie pas ! Rappelez-vous, nos voix ont créé l'Acastale. Alors si à nouveau elles parvenaient à se réunir, hurler ensemble suffisamment fort, peuple... Alors l'inversion se réaliserait. Et dans l'Envers, plus personne n'aura à tomber...

 D'un signal, les porteurs engagèrent le cercueil dans le four d’Attraction pendant que le toron se consumait lentement. Les flammes, comme autant de danseuses sensuelles, vinrent virevolter, glisser, même se frotter sur toute la longueur du cercueil. Le doux crépitement de celles-ci était le seul son que l’on pouvait désormais entendre. Puis les Ter refermèrent le four.

— Ô Oiseau-flamme, accompagne son incarna. Laisse-le se consumer pour atteindre le plafond du monde. Ô réalien, va ! et trouve Attraction !

 On n’entendait plus qu’un son étouffé tandis que les flammes et la fumée trouvaient leur voie dans la large tuyère qui partait du four pour se planter dans la roche qui surplombait l’ensemble.

— Ce four est ton ventre, mère ! Ce tuyau brûlant est l'ombilic qui portera vers toi cet être à naître ; sa fumée et sa chaleur se répandront en toi tandis que sa chair, brulée, deviendra étoile. Il aura sa place en chacun : en le Père et en la Mère.

 Idas partit s’assoir en contrebas, là où Felna ne pouvait plus le voir. Elle était rivée à la voix du Ter-élu, dont elle décida pour l'heure d'oublier les mauvais côtés. Lente, tonnante, elle venait frapper chaque surface et venait s’y fixer, inébranlable et vive.

— Rappelez-vous ! L’origine du monde : Terre et Ciel, fusionnés. Terre carna et Ciel incarna ! Dès lors, séparés, ne devaient-ils pas mourir, comme les pâles humains ? Non, détrompez-vous, ce qui tue les agrippés, pour les dieux n’est pas une fin ! Le miracle du monde divin consiste en ce que leurs produits – Attraction et Vide – se soient un jour proposés comme réparations au préjudice : Attraction s’est donnée comme nouvel incarna de Terre et Vide comme incarna du Ciel. Ainsi les deux entités ont pu reprendre consistance et vie, redevenir in-et-carna pour enfin former notre Céliterre.

« Hélas, mortels, les humains n’ont pas la possibilité de se réunir un fois clivés, comme l’ont fait les dieux. Ils n'en ont pas les moyens, quand bien même ils prieraient pour l'éternité ! Jamais un incarna humain ne retrouvera son carna, jamais personne ne pourra remplacer ce qui est perdu. Souffrez la mort, elle est définitive ; souffrez la perte, elle est absolue. Pleurez ! In-et-carnas, mais célébrez aussi l’accueil que vos deux parts recevront, comme le Réalien Fard Egan Aers, aux pôles de notre monde…

 Sa voix s'éteignit, laissant place aux prières réifiantes. Un Là-paraîtra, scandé par tous, résonna pour mieux consolider le monde. Un En-tout vint réaffirmer l'existence des dieux - et personne ne s'abstint de le chanter, pour une fois. Un Eu-phorique vint conclure, afin, comme toujours, de renforcer la stabilité et la résistance des ancrages. Car la Cité tenait autant à la corne, physique, qu'aux mots qui venaient lui donner existence. Les anciens avaient oublié la puissance des mots, malgré le départ d'Inspiration, et malgré le retournement du monde. Alors le peuple se faisait devoir de ne jamais oublier à quel point le sens habillait toute chose.

 Une fois les prières réifiantes scandées, le silence du recueillement s'installa. Et dura encore, même au-delà de la peine. Jusqu'à l'ennui.

 Quand le cercueil fut consumé, le Ter-élu ordonna que les restes soient propulsés dans l’espace infini. Le profond ennui de l’assemblée disparut avec l’ouverture du four. Un léger trait de fumée s’en échappa, le carna ne ressemblait plus qu'à un amas de cendres. L'être, les pensées, l'histoire du réalien s'étaient enfoncé dans les roches.

 D’autres mélopées s’amorcèrent alors. Plus douces, plus calmes, comme résignées. Les larmes montèrent aux yeux de Felna. Cette fois elle les laissa venir. C'était même de bon ton. Pourtant, elle ne pleurait pas pour le réalien – ce beau-père distant qu’elle n’appréciait pas – mais pour ce que lui évoquait la cérémonie. Son fond, sa portée. Quelque-chose de la séparation. Même de l'arrachement. Des milliers de mains lâchaient doucement cet homme et ce qu'il représentait, pour le laisser tendrement glisser vers la mort.

 Il y avait effectivement quelque chose de la naissance dans ce passage, une ouverture vers une autre vie. Ce qu'elle pleurait, n'était pas Fard Egan, mais quelqu’un d’autre. Son image venait se superposer, l'éclipsant – Gaulis, son frère... déjà dans l'autre vie...

 Sa mère lui prit la main, sans pour autant la regarder. C'était discret, incongru, mais réconfortant. Sans doute la comprenait-elle. Peut-être même se rappelait-elle de son fils, également. Pourtant ses doigts lentement se crispaient, jusqu'à lui faire mal. Puis elle lâcha. Felna reprit sa main, son frère s'éloignait déjà au profit du présent. Sa mère avait essayé, c'était déjà ça.

 Les neuf Ter porteurs se présentèrent devant le four d’Attraction. Idas revint à leurs côtés. Son mari ne montrait aucune expression, mais la noirceur de son regard disait sa tristesse et sa solitude. Il ne lui restait plus rien. Sa mère était morte en le mettant au monde, des nourrices l'avaient élevé et le père dont il attendait de l'attention ne quittait jamais l'entourage de l'Acastale. Il n’avait probablement jamais été aimé par personne. Le voyant, si perdu, si distant, Felna ne comprenait pas pourquoi il n’avait jamais cherché l’amour. Il aurait pu être un amant pour elle. Elle aurait pu faire l’effort de l’accueillir. Au bout d’un temps, elle aurait probablement fini par apprécier un mari qui lui offrait de l'attention et attendait du soutien de sa part. A la place, il lui avait, dès les débuts de leurs épousailles, présenté sa face la plus exécrable et n’avait tenté aucune relation hormis des scènes dures, viles, qu’elle repoussait de tout son être. Au final, ils demeuraient seuls, même ensemble.

 Mina disait souvent qu'un enfant allait la consoler du désespoir. Felna ne lui répondait jamais. A quel enfant souhaiter cette vie ? songea-t-elle, avisant la sombre bouche du four où semblait palpiter l'obscurité. Elle et son frère avaient servi de consolation à leur mère, effondrée après un accouchement qui avait failli la tuer ; sans compter la peine d'avoir un mari inconsistant. Fallait-il vraiment qu'un nouvel enfant devienne la solution à la détresse d'une femme ?

 Felna pensa à tous ces bébés dont le monde exigeait naissance. Ils s’y trouvaient projetés, comme elle et son frère l'avaient été ; puis condamnés à faire semblant, jouer le jeu, porter des masques. Vanité, pensa-t-elle. Elle ne voulait pas d'enfant, et encore moins de cet homme un regard sombre. Au fond, elle comprenait parfois son père. Cet homme solitaire et isolé, qui ne rendait que très peu de comptes aux Aers et qui frayait avec des gens de toutes les castes. Lui, au moins, était libre. Inconsistant, mais libre.

— Voilà, ils le sortent, fit sa mère, comme si elle voyait l'Artnée s'extirper hors du four.

 Apparut la plaque de corne qui avait accueilli le cercueil. Elle ne contenait plus qu’un petit tas refroidissant rempli de planches calcinées, de cendres et d'ossements. Les os d'ébène furent recueillis par un céleste, qui les emporta avec un discrétion toute relative vers les coulisses de la cérémonie. Ober Hin invita les proches du réalien à accompagner ses restes jusqu’au bord du protemple, où attendait les nuées ambrées du Ciel que la silhouette d'Attraction prolongeait.

 Felna abandonna sa place, sa mère abandonna sa cour. Une fois la cérémonie achevée, elle allait probablement en commenter chaque détail auprès de ses fidèles ouailles. Elles se joignirent au cortège funèbre, qui se mit en branle quelques instants plus tard.

 Idas ne lui parla pas, il ne la regarda même pas. Imitant les autres, Felna posa la main sur la plaque. Les restes fumants réchauffèrent ses doigts glacés. Il ne restait presque rien. Felna regretta les gravures incinérées, tout ce bois sacré, retourné à la Terre.

 Les porteurs firent halte devant le pavillon bleu nuit de l'Acastale. Felna avait presque oublié qu'elle avait assisté à la cérémonie, tant la souveraine était restée discrète. Derrière le rideau entre-ouvert, la pénombre laissait apparaître sa silhouette à côté d'une autre, plus fine. Aélis, l'héritière. L'Acastale émergea soudain, tel une revenue du Ciel. Sa noble stature et la pureté de sa mise parvenaient à peine à masquer son allure éperdue. Il était clair – palpable même – qu’elle refreinait son envie de se jeter sur les restes fumants pour y déverser son chagrin.

 Mais Felna comprit que la souveraine n’allait rien en faire ; qu'elle allait simplement poser sa main à la surface des cendres noires, dans un geste digne, protocolaire. Mais bien insuffisant. Son voile, plus long encore que d’habitude, ne parvenait pas à cacher les larmes qui perlaient sur son col. Une très infime crispation gagna sa main posée. Felna eut le sentiment – comme si les évènements devaient nécessairement mener à cela – que sa majesté allait finalement s’emparer des restes et se précipiter dans le Vide avec son bien-aimé.

 Mais il ne s'agissait probablement que d'une rêverie de la jeune fille romantique qu'elle n'était plus. En réalité, les vraies femmes ne se jetaient pas, éperdues, dans les flammes de leurs amours défunts. Elles survivaient, et traçaient leur route, sans amour. C’est ce que l'Acastale allait faire. Et c’est aussi ce que Felna ferait, à sa façon.

 Sa main quitta les cendres et les restes furent emportés.

 De lourdes larmes perlèrent sur ses joues quand elle vit les neufs abandonner les cendres dans l’océan céleste.

Nul espoir, songea Felna.

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