Sous la Terre — 1 (V2)

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 Le Sur-élucide tirait la gueule. Raul trouvait ça plutôt drôle.

 Le subâti de la division d’élucidation pendait mollement sous le quartier ouest, les courants d’air le prenaient tellement d’assaut qu’il y faisait tout le temps froid. C’était sans doute leur punition pour trop fouiner dans les ordures de la Cité, supposait Raul. Les ordures, on les jette au Ciel et on les oublie, avec les choses trop gênantes. D’ailleurs, ce cher Ostiel Sin, brillant Sur-élucide du douzième règne, semblait ne vouloir qu’une chose : l’y jeter également.

— Tu as de la chance que ton père soit celui qu’il est, gronda-t-il en mâchonnant rageusement une racine jaunâtre comme s’il s’agissait d’un morceau de viande.

— Un vieux roublard ayant du mal à faire le deuil de sa gloire passée et qui jette ses pigeons aux quatre coins du terraume pour espérer retrouver quelques bouts d’influence ?

 Ostiel Sin recracha sa racine tandis qu’il aboyait la suite.

— Un ancien réalien qui a le bras long ! Mord-Vide, Raul, je sais pas comment ton père a fait pour être au courant, mais j’ai reçu un pigeon de sa part ce matin même.

 Le puissant Eléas Sin, dont le Sur-élucide était également le lointain petit cousin, adorait interférer avec les décisions du terraume à coup de missives. Un peu comme la Dicte avec ses courriers prophétiques.

— Laissez-moi deviner, mon cher père vous intimait de me garder dans la division ?

— Bien sûr que non ! Encore heureux, il ne te protège pas à ce point-là. Si je te garde, bougre d’oiseau de mort, ce n’est pas pour cela.

— Ah, j’y suis, c’est à cause de mon charme et mon côté fonceur ! À moins que ce ne soient mes magnifiques yeux d’azur ?

— Ce bleu de malheur et de mort, il va avec les ennuis que tu m’apportes. Pourquoi a-t-il fallu que tu ailles t’introduire dans le dôme !

— Parce que si j’avais demandé, les tracasseries politiques qui sont les nôtres m’auraient coincé dans mon élan.

 Ostiel faillit s’étrangler en l’entendant, il projeta une nuée de postillons en hurlant la suite.

— Comme si la situation n’était déjà pas impossible ! Tout le monde manigance, y compris ton père. Discrètement, bien sûr, l’air de rien. Comme avec ces petites lettres, où il se borne à me donner des nouvelles des palais astraux, mais il le fait précisément à chaque fois que j’ai des problèmes avec toi ! Il sait tout ! Et puis les frères Goor qui bravent les dieux et l’Acastale en planquant encore et toujours le carna du réalien ! Et toi, dans ce nid de frelons, tu en rajoutes en mettant les pieds pile dans un engrenage déjà prêt à sauter ! Le Ciel est en dessous Raul ! Pile en dessous, prêts à nous bouffer !

 Un brillant orateur, songeait Raul qui aurait bien applaudi. C’était en parlant si bien et si passionnément que le bonhomme était devenu Sur-élucide, sans doute.

— Et il nous avalera, avec tous nos frelons et nos engrenages…

— La ferme ! Je n’en peux plus de tes bravades et de tes initiatives ! À la moindre incartade de plus, dehors ! Malgré ton talent, dehors ! Dégradé, non, déchu, déshonoré, dé-tout ce que tu veux, et tu l’auras bien cherché ! La division était le dernier endroit où tu avais encore ta place !

 Les mêmes rengaines se répétaient à chaque fois, Raul acquiesça mollement, fatigué de sa nuit passée à être interrogé par son cousin chéri, avant de devoir se pointer à la division pour son engueulade rituelle.

— Je ferai un effort, Sur-élucide. En attendant, j’ai certes mis les pieds dans les rouages d’un nid de frelons, mais j’ai pu apprendre deux trois choses qui devraient vous intéresser…

 Ostiel Sin, bien qu’Aers et de surcroit Sur-élucide, ne se priva pas de hurler comme un enfant d’Artes. Ses poings tapèrent dans la corne du bureau, qui supporta humblement l’assaut. Raul se tut, attendant que ça passe. Par la fenêtre, il regarda voleter quelques merles. La partie haute de l’encadrement réfractant le blanc solaire l’éblouissait, il cligna des yeux. Bientôt l’heure de manger.

 Le Sur-élucide finit par se calmer.

— Ton rapport, et après je ne veux plus te voir.

 Raul lui raconta tout par le menu, sauf les choses importantes. À mesure qu’il expliquait, il voyait le sourcil gauche d’Ostiel — qu’il avait touffu — se lever de plus en plus. Il l’interrompit alors qu’il détaillait les méthodes d’interrogatoire bancales des brigades intérieures.

— Alors… Raul, écoute-moi bien. Cette affaire de meurtre dans les confins, tu vas me faire le plaisir de n’en parler à personne. Ce genre de truc, on n’en a pas besoin.

 Évidemment, voulut lui répondre Raul, on s’en fout, comme prévu. Mais lui ne comptait pas oublier ça de sitôt.

— Plaise-aux-dieux, chef, j’oublierai. Messagère obscurcit déjà mon souvenir d’ailleurs… De quoi parlions-nous ?

 Ostiel Sin le regarda quelques instants. Beaucoup de choses se passaient en lui, on le voyait à son expression qui semblait sauter d’une humeur à l’autre. Il opta finalement pour un ton léger, qui passait à autre chose.

— Bon… J’ai deux nouvelles assignations à te donner. Ta sagacité en viendra vite à bout. D’abord, la mort présumée… d’un orgène, figures-toi. Ensuite l’encielement vivant d’un enfant, une vilaine histoire dont il faudra éclairer les raisons. Cuisiner les témoins surtout.

Bref, compléta Raul, du classique, du banal, du barbant.

— Un enfant Aers ou Ter ?

Raul se demandait si Ostiel allait relever l’omission des autres castes. Bien entendu, le Sur-élucide ne tiqua même pas. Malmené par son vieux corps, il pesta en se relevant pour aller fouiner dans une étagère.

— Demande à Rémina, trancha-t-il, en lui tendant la plume et l’os, indices d’assignation. Je n’ai pas les détails.

 Quoi c'était tout ? Une engueulade, un avertissement et on l'envoyait simplement bouler. Ce n'était pas normal, Raul en était certain, son chef lui cachait des choses.

— Que disais la lettre de mon père ?

— Rien qui ne te regarde, lui sourit Ostiel tout en lui indiquant la porte. Tu t'intéresses à la vie aux palais astraux, peut-être ? Ne les avais-tu pas traité de joyeux fainéants ? N'avais-tu pas craché au Ciel en les maudissant ?

— Y a-t-il autre chose ? insista Raul, campant devant son chef. Les transpassants disparus, peut-être ? C’est plus urgent que ces deux affaires, non ?

— Ah... non ! Surtout pas toi ! se rengorgea l'officier en se rassoyant lourdement. J’ai placé des élucides prudents sous ce terrain plus que friable. Tes manières ne conviennent pas à cette tâche. Non… Toi tu es fait pour exaspérer, mon bon Raul. On finit toujours par te cracher la vérité tellement tu harcèles. Toi, tu résous les affaires où l’on ment !

— Et celles dont tout le monde se fout, au fin fond des confins… renonça Raul, se résignant à sortir.

Ostiel le regarda partir d'un air satisfait, avant de changer d'avis.

— Ah oui... Hé, Raul !

— Autre chose, Sur-élucide ? maugréa-t-il, se sentant devenir tourneVent.

— Invisible, Raul ! fit son supérieur en fronçant ses énormes sourcils. Silencieux, comme le Temps ! Je ne veux surtout plus entendre parler de toi avant la fête de Réversion ! Au moins !

Raul sortit en bâillant bruyamment, puis alla tendre plumes et os à Rémina. Après avoir inspecté longuement le nombre de points qui y étaient gravés et le détail de la couleur des rémiges, la Vox lui expliqua les deux affaires par le menu. Raul faillit s’endormir, mais réussit à tenir le coup. Ça l’enrageait de constater que le sommeil venait toujours quand ça ne l’arrangeait pas…

Une fois qu’elle eut fini, plutôt que de se lancer à corps perdu dans ces banales affaires, il alla manger aux banquets communs. Il trouvait le vin meilleur avec les petites gens. La bouffe était passable, mais il ne l’offrit pas pour autant aux dieux. Il finit précautionneusement son assiette, repensant aux morts étranges en se baignant dans les éclats de rire des Artes les plus drôles du quartier ouest.

Pas trop d’idées dans son vin, ce soir. Il espérait que durant la nuit, Messagère allait l’aider à trouver des pistes, elle l’avait toujours fait. Du moins quand il arrivait à dormir. La fête battait son plein à mesure que Temps fermait l’œil. Le vin, à défaut d’arriver à l’assommer, finirait peut-être par aider, pensait-il. Mais, à la place, il ne faisait que ramener les traits de sa folle de mère et de son foutu père. Alors, Raul but encore. Beaucoup, selon certains. Trop longtemps, selon lui. À tel point que la nuit lui fila sous le nez. Le sommeil n’était jamais arrivé, mais il avait au moins le début d’une idée. L’orgène tué, il s’en foutait. L’enfant jeté au Ciel, un peu moins. En réalité, ce sont d’autres enfants qui le préoccupaient. Ce matin, il allait faire d’une pierre deux coups.

 Il attendit que les filles de la nuit aient fini de se coucher avant d’arpenter les ponts. Il avait du chemin à parcourir.



 Le matin lêchait le plafond de sa brume mais on distinguait tout de même le temple de Terre. Plutôt son trou. Qu’est-ce qu’ils disaient, les autres ? Sa bouche, ou autre chose ? Bref, l’entrée.

 Sur les balcons jouxtant l’inlassable escalier, on priait à qui mieux mieux, souvent n’importe comment. Peinant à grimper, Raul avait l’impression de voir onduler des espèces de champs de bras levés vers l’antipathique plafond, accompagnés d’imprécations indigestes clamées haut et fort, sans pudeur. Franchement, il fallait y aller pour avoir le foutu pardon de cette vieille Terre.

Presque arrivé, allez ! Il préférait imaginer que le nombre incalculable de marches qu’il essayait d’escalader lui servirait bien à quelque chose aujourd’hui. Grands dieux, plutôt intérêt ! Là-dessus, il manqua une marche et s’étala au milieu des pélerins courageux, qui l’aidèrent à se récupérer. Il crut entendre le Ciel se foutre de sa gueule, à moins que ce ne fût le Vent. Marquant une pause, il sourit à des invoquants qui sous le couvert de prier, s’étaient arrêtés à mi-chemin, voulant s’épargner l'ascension.

— Plus fort ! leur cria-t-il. Elle vous entend pas !

 On le regarda comme un cinglé. Il avait l’habitude. Il jeta un coup d’œil au Ciel, y cracha, puis reprit son chemin, leur disant de laisser tomber.

 Au plus haut, le plafond s’invaginait pour former une cuvette où le protemple et le portique semblaient se faire engloutir par la roche. Cette vision n’était pas si éloignée du tunnel qu’il avait dû se farcir récemment côté sans-caste, sauf que celui-ci était sacré. C’était « le nombril du monde », comme le chantaient les ahuris tout autour. Le seul enterrain où la Mère tolérait les humains — les meilleurs, les Ter, bien entendu — les autres devaient s’arrêter au protemple pour leurs prières et sacrifices, afin de ne pas offenser la déesse en foulant ses orifices. Ils n’y perdaient heureusement pas trop au change, car l’endroit était réputé pour sa beauté et il n’était pas rare que les pèlerins y campent.

 Raul avait du mal à piger pourquoi il fallait subir une telle épreuve juste pour s’approcher des divines, pour lui ce n’était que s’approcher un peu plus du plafond. Il avait envie de demander à chaque pélerin la raison de sa montée, mais préférait, comme eux, s'économiser le souffle. Il se concentra sur sa main serrant la longue rampe se perdant dans la brûme, sur ses pas foûlant les marches inégales qu'il avait renoncé à compter. Vu l’effort qu’il fallait déployer pour arriver en haut, il comprenait pourquoi les prêtres résidents du temple préféraient la plupart du Temps rester à se pioncer dans leur antre. À la moindre sortie, ils devaient se refarcir cette fameuse ascension chère à leur cœur, et dont ils se gargarisaient volontiers. Ceux qui montaient répettaient à qui voulait l'entendre : « C’est en souffrant qu’on s’élève, c’est en peinant qu’on obtient le pardon », ou « Rejoindre Terre est difficile, mais lorsque l’on s’offre réellement à Attraction, monter n’est plus que légèreté » bêlaient-ils encore. Tu parles, ils semblaient tout autant se traîner que les autres. L’amour pour Terre ressemblait surtout à une méchante crampe dans les jambes…

Au lieu de râler, profites-en pour réfléchir ! lui rappela le donneur de leçon dans sa tête. Mais les vapeurs de vin mêlées d’insomnie et d'essouflement moulinaient plutôt ses idées qu’elles ne les organisaient. Il fit l’effort de récapituler. Deux morts, tête éclatée, l’une cachée derrière la frontière, l’autre flagrante au beau milieu d’une cérémonie de transpasse. Aucun lien évident, mais la même façon de crever.

 Le cadavre sans tête dans les contrées sans-castes était apparu avant l’assassinat du réalien — un jour avant, probablement même un jour et demi avant. Le prêtre décédé s’appelait Idoin, c’est tout ce qu’il avait réussi à rassembler. Les raisons de son exil, sa fonction, son temple et dieu d’origine demeuraient un mystère. Fard Egan, au contraire, était connu de tout le monde, non seulement pour sa nomination en tant que réalien du douzième règne, mais il était aussi notoirement célèbre pour être l’amant de l’Acastale. Le vieux Fard — que Raul n’avait jamais pu saquer — était un peu la seconde tête de la Cité. Qu’est-ce qu'un Ter inconnu et un Aers que tout le monde révérait pouvaient bien avoir en commun ?

 Raul atteignit un palier malgré une méchante bourrasque qui en déstabilisa plus d'un. Il y fit une pause. Une colonne tombant du plafond indiquait : septantième borne. Autour de lui, les balcons à prières avaient cédé leur place à des pins suspendus aux roches blanches qui s'élevaient jusqu’à la contrefosse du temple. Au delà, il n'y avait plus aucune structure humaine sous le plafond, sinon les pylônes des arpenteurs. Raul avait l'impression de voir le Ciel s’assombrir à mesure qu'il montait l’escalier. Ici s'arrêtait la Cité, ici s'échouait l'humanité.

 Fouillant les nues du regard, il se demandait qui pouvait être cet homme inversé qui l’avait nargué depuis le bas du dôme. Était-ce lui, l’assassin du réalien et du prêtre exilé ? Raul préférait exclure cette hypothèse de sa pensée, malgré la présence de cet impossible personnage sur les lieux du meurtre présumé. Il était persuadé que ce ne pouvait pas être si simple. Les élucides — du moins les élucides malins — savaient que les choses les plus évidentes étaient en général celles qu’on avait placées sous votre nez pour vous duper. Les adorateurs d’Ironie le savaient aussi. La bonne question était : qu’elles sont les conséquences de ces morts ?

 Pour le moment, le décès de ce prêtre n’avait pas le moindre sens, impossible de deviner la cause qu’il pouvait servir ni ses effets. En revanche, concernant la mort du réalien, si on n’en connaissait pas la raison, on pouvait dire que son résultat confinait à la catastrophe politique. Une Acastale trop désespérée pour régner, des réaliennes affolées qui quittent leur fonction sacrée, le général des forces citoyennes qui garde le cadavre à l’encontre de la souveraine ; des temples qui rapatrient leurs templiers comme s’ils devaient se préparer à se défendre, laissant les sans-castes à leurs trous, ce qui en soi ne pouvait qu’inquiéter les Aers au pouvoir. Et enfin une génération entière d’enfants disparus mystérieusement après avoir été exclus de leur caste, ceci dans le silence assourdissant des temples. Non, cette mort cachait nécessairement des questions citoyennes de première importance. Ce n'était pas pour rien que Ostiel essayait de l'éloigner. Raul en était persuadé : les deux plus hautes castes étaient concernées de très près. Dès lors, comprendre les raisons et les effets de la mort de ce Ter devenait prioritaire et ne pouvait que faire avancer l'élucidation. Et, qui sait, peut-être même expliquer l’apparition de ce soi-disant dieu.

 L'ascension reprit. Raul n'avait pas causé avec les courageux qui montaient avec lui, mais ils se soutenaient tous du regard. Il fallait bien ça pour affronter le Vent et la fatigue. Au dessus d'eux, la brume matinale s'ouvrit, percée par l’œil solaire. Sa lumière peignait le nombril du monde. Cela redonna une bouffée de courage à Raul. Les réponses s’y trouvaient. L’origine du prêtre, les secrets des Ter et peut-être même les enfants disparus. Pour les mettre à jour, il fallait parfois frapper à grand coup de pied dans les mystères. Alors, encore vingt bornes, vingt petites bornes, et c’est dans le bide de nacre de la déesse mère qu’il allait pouvoir frapper à grand coup.

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