Trajectoire infléchie — 2 (v2)

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 Tranchant le souffle insistant, Fell indiqua du doigt la souface blanche qui jurait entre les pierres sombres. Elle l’avait repérée depuis un bon moment. Mais ces faux-culs de Miane et Fort – qui campait encore au précédent pylône, en attendant qu’ils se décident à rentrer – feignaient de n’avoir rien remarqué. Tout ça pour rentrer plus vite.

— S’il te plaît, on est crevés, implora Miane, descendant en rappel le long de son filin, le visage meurtri. On en a fixé sept. Sept, Fell ! Les autres n’en mettent même pas cinq par jour !

 Ses yeux évitaient l’affrontement avec les siens, ils se baissèrent, plein de leur molles revendications, pour tomber sur le harnais de Fell. Le jeune arpenteur avait l'air au bout de sa vie, les traits tirés et prêt à pleurer. Elle était prête à l'envoyer bouler quand soudain des sons usés par le Vent, emportés par les bourrasques, s´immiscèrent : Fort appellait. À une portée de là, Fell le voyait s’agiter sous l'horizon pour soutenir son ami. Ses gesticulations et ses cris troublés étaient bien plus clairs que les airs penauds de Miane.

 Au lieu de leur répondre, l’arpenteuse irritée pivota pour évaluer son objectif. Le métal de la plaque reflètait sur sa cornée les rayons d’un soleil sans vigueur. Il s'agissait d'un vestige laissé par les anciens. Similaire à tant d’autres, c'était le genre d’artefact qui n’intéressait pas grand monde, sauf elle. Les autres arpenteurs ne comprennaient jamais son intérêt pour ces soufaces métalliques, ils les dépassaient d'ordinaire sans même y regarder en clamant haut et fort qu’il n'y avait rien à en tirer. Fell avait beau s’égosiller, démontrer leur intérêt, évoquer ce qu’elles représentaient, impossible de convaincre ces tarés. Sous ces steppes, on ne risquait pas sa vie pour des choses inutiles. C'était comme ça dans le monde des arpenteurs, on survivait sans s'interroger et sans curiosité. Grave erreur, aux yeux de Fell. Ces plaques étaient de bien trop rares éclats sous ces entendues néantisées. Plus que d'inutiles étrangetés, elles représentaient une occasion de rêver. Elles évoquaient le mystère, elles tranchaient l'ennuyeuse constance rocheuse. Elles cachaient forcément quelque-chose. Quelque-chose d'important ! Un jour Fell trouverait celle qui s´ouvrirait et changerait la donne, lui promettant l’absolu ; le vestige qui répondrait enfin à toute les questions, l'ultime réponse à l’étrangeté du monde.

— C’est bon… Cassez-vous ! cracha-t-elle au visage bouffi d'un Miane surpris. Rentrez, allez !

 Elle préfèra ne pas regarder le sourire gigantesque qui conjugua ses joues écarlates. Encore une de ces soirées qui finirait sous la table. Une soirée plombante visant l’oubli du lendemain, quand ils seraient tous trois à nouveau sous cette contre-plaine, pétrie par le Vent, à susplanter comme des forçats.

 Miane partit amont. Fell ne l’avait jamais vu remonter si vite un câble relais. Sans-doute devait-il avoir quelque urgence au camp. Fort le rejoignit et ils firent signe de loin à leur cheffe. Fell leur répondit d’un bras d’honneur et les regarda s'éloigner, de relais en relais, sans demander leur reste.

 Désormais seule en haut de la contre-plaine, Fell entendait le Vent narquois lui susurrer des sons insensés, elle l'ignora et braqua son regard sur la zone d’ancrage convoitée. Dans sa main, son ancreur. Son arme fidèle avait perdu sa blancheur de corne avec l'usure et les incessants dépôts de poussières. Pourtant sa saleté lui plaisait ; ensemble, elles avaient tant bourlingué sous le plafond écrasant, comme deux vieilles amies.

 Fell aligna le contre-sol dégagé non loin de la plaque ancienne. Son tir partit avec la précision et la conscience aiguë du rythme des rafales que huit alignements avaient inscrit en elle. Elle n’avait plus à réfléchir comme Fort et Miane pour atteindre l’aplomb du monde. Elle savait. Elle comprenait le Vent. La flèche d'amorce tailla une diagonale harmonieuse en laissant le câble d’arrimage serpenter derrière elle. La roche l'accueillit en un lointain craquement, accompagné d'une chute de sédiments noirs. Presque trop facile.

Le projectile planté entama sa transformation en boucle-relais. Après quelques instants, celle-ci apparut à l'autre bout du câble, perdue au milieu de l’immensité rugueuse, fine tache blanche sous le plafond d'ébène. L’arpenteuse tira fermement sur les fibres entremêlées pour vérifier son niveau d'implantation. Elle apprécia à nouveau la solidité de cette roche, décidément parfaite pour y suspendre le camp.

De ses doigts habitués, elle fixa l’extrémité du toron au pylône et y raccorda son harnais. Le câble tendu semblait singer l'horizon, il vibrait comme une corde d’instrument. L’arpenteuse s’offrit trois longues respirations, puis referma ses doigts sur les fibres, ses jambes les rejoignèrent et elle entama sa progression.

 Malgré l'habitude, Fell détestait toujours autant cette étape et cette position perturbante. Parcourir le câble à l’horizontale du plafond pour atteindre la boucle-relais forçait le regard à prendre une perspective intenable : tête vers le bas, appelée par le Ciel, les bras et les jambes agrippés au câble, il fallait avancer en direction de la destination avec l'impression étrange d'avoir la Terre en dessous de soi. Malgré l'habitude, cela lui semblait toujours aussi vertigineux. Fell essaya d’avancer en regardant les roches défiler au-dessus – la meilleure méthode sans doute, en tout cas la moins angoissante. Elle avait pourtant l'impression de sentir le Vide attendre en dessous, avec impatience. Comme si le Vent, les câbles, les amorces ou simplement la gravité ne suffisaient pas, elle devait, de surcroît, percevoir l’impatience des profondeurs.

 Fixant les pierres noires défilantes, Fell s’employa à éliminer ces images encombrantes ; elle savait depuis longtemps comment les mettre en cage. La méthode était simple, malgré le nombre d’alignements passés avant de la trouver : il suffisait de respirer, et de préférence à contretemps du Vent, pour mieux le dévier. « L’arpente, c’est respiratoire avant tout, avait-elle dit un jour à Fort. C’est moins la lutte du carnat contre l’appel du Ciel que celle de l’incarnat contre le désir du Vide ». Il n’avait rien compris, bien sûr. Les arpenteurs étaient rarement des lumières. À vrai dire, ils évitaient plutôt de penser pour se concentrer – comme toujours – sur la survie.

 Tandis qu'elle cheminait sous le câble, Fell se sentait fatiguée, et aussi triste. Une sorte de tristesse de fond qui avait tendance à la rattraper dans les moments creux, d'ennui et d'épuisement – peut-être aussi de solitude. Elle hasarda un rapide coup d’œil vers la boucle à l'horizon. Elle était à mi-chemin.

— Encore un effort, glissa-t-elle à ses muscles fatigués pour remplir le silence.

 Respirer, avoir confiance… Elle l’avait fait tellement souvent : une fois le câble parcouru et la boucle ralliée, elle n’aurait qu’à planter l’amorce du pylône et la regarder pousser. Il s'agissait de la dernière de sa sacoche, elle n’avait donc qu’une chance et pas droit à l’erreur. Ca irait, comme toujours ; à défaut d'une confiance absolue, elle avait la détermination chevillée au corps. Oui, ça irait. Une fois le pylône arrimé et formé elle irait à sa guise inspecter la plaque métallique. Rêver un peu, détailler ses dessins stylisés fascinants, y deviner de possibles portiques, prêts à s’ouvrir sur d’autres espaces. À cette seule perspective, elle retrouva de l'énergie et accélèra. C’est alors que son câble se décrocha.

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