Une goutte d'amour pur

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J'ai compris ce qu'était l'amour en écoutant cette histoire.

***


Le premier jour, la maîtresse avait été surprise par cet enfant silencieux dont elle n'arrivait pas à capter le regard. Il avait l'air doux, gentil, obéissant. Comme il fut le seul à ne pas répondre à l'appel, elle sut qu'il s'agissait de Thomas.

Tous ces élèves se connaissaient des classes précédentes. Seuls Thomas et deux autres étaient nouveaux. Elle avait l'habitude de ces enfants, les timides, les agités, les malins. Il y avait toujours les petits apprentis machos, formatés par la télévision et les jeux. Celui qui jouait le dur, c'était Bertrand, avec ses suiveurs. Au premier rang, inséparables, les petites filles modèles, sages, intelligentes, faciles. Valériane et Héloïse lui rappelaient sa propre enfance. Les autres faisaient nombre. Quelques frimousses sympathiques, quelques regards aiguisés, mais l'intriguant pour elle, cette année, était cet enfant particulier.

Alors que les élèves s'étaient répartis selon leurs affinités, Thomas était resté seul au seuil de la classe. Elle l'avait invité à s'avancer et il était allé s'installer sur un banc vide.

Elle avait vite compris qu'il était rarement parmi eux, plus souvent dans ses rêves. Elle l'avait sondé et, malgré ses difficultés à parler, elle sut qu'il n'avait pas besoin d'être là pour apprendre. Elle avait eu peur qu'il s'ennuie, mais non, un léger sourire, les yeux fermés ou ailleurs, il planait dans son monde.

Une semaine après, une petite révolution se produisit. Héloïse quitta le premier rang et sa complice pour s'installer à côté de Thomas. Apparemment, ce dernier ne réagit pas. L'institutrice observa les deux enfants. Rapidement, elle vit qu'Héloïse lui préparait ses stylos le matin, les lui rangeait le soir. C'était d'autant plus mignon qu'il n’écrivait jamais. Le soir, elle lui enfilait son manteau. Sa prévenance et son attention étaient constantes. Pendant les récréations, avec Valériane, elles se tenaient près de lui. La bande de Bertrand, au moindre relâchement, venait le bousculer, le faire tomber, jeu stupide des enfants indifférents aux autres. Son étrangeté les troublait, les dérangeait, car ils ne pouvaient le ranger dans une case.

La présence d'Héloïse les freinait. Ils se rabattaient alors sur d'autres, Armand qui était foncé de peau ou Élisabeth, qui souffrait d'obésité.

Thomas supportait mal ces petites brimades. Il avait jugé ces garnements sans intérêt. Il les ignorait. Ne comprenant pas leur fonctionnement, il pensait que c'était normal pour eux de se comporter ainsi. Il n'aimait pas tomber, mais surtout il n'aimait pas être brutalisé. Son visage affichait alors un désarroi qui amusait ses petits tortionnaires.

Anne, la maîtresse, intervenait, mais Héloïse était souvent plus rapide. Elle aidait Thomas a se redresser tout en couvrant le fautif de quolibets qui le faisait repartir sous les moqueries de ses camarades.

Thomas restait agité, perdu. Héloïse avait le don de le rassurer, de le calmer, sans le toucher, par des mots et des attitudes d'une bienveillance absolue.

Anne avait remarqué cette étrange et impalpable bulle de douceur qui flottait autour de Thomas. Elle aurait dit une aura, mais sa rationalité repoussait ce terme. Pourtant… Elle ne l'aurait pas juré, mais la présence d'Héloïse avait renforcé ce rayonnement.

Un petit drame se produisit. Un lundi matin, Héloïse n'était pas là. Toute la matinée, Thomas fut agité. Son aura avait disparu. Anne était troublée, désarmée devant cette détresse. Alors que les autres enfants étaient plongés dans des opérations, elle s'approcha de Thomas.

— Tu sais, Héloïse n'a pas pu venir. Demain, elle sera là. Tout va bien.

Pour la première fois, le regard de Thomas passa légèrement moins vite sur elle. Encore trop rapide, elle put cependant y lire de la reconnaissance. Thomas se calma.

Elle ne peut pas non plus le jurer, mais depuis ce jour, quand les yeux de Thomas balayaient son visage, elle percevait un sourire, un soupçon. Elle savait que maintenant, elle existait dans le monde de Thomas. C'était sans importance, pourtant, cela lui chauffait le cœur.

Le vrai drame se produisit plus tard, avec une rapidité foudroyante. Anne était restée ranger sa classe. Ses collègues, chargés de surveiller la cour, étaient dans un coin, en train de s'écharper à propos de la dernière réforme. Héloïse était aux toilettes. Bertrand et sa bande fondirent sur Thomas, lui ôtant ses vêtements, le laissant en slip au milieu du préau glacé, sous leurs ricanements niais.

Anne sortit de sa classe. Elle assista alors à la plus belle chose du monde avant d’avoir pu réagir. Héloïse, surgissant des toilettes, comprit immédiatement la situation. Thomas était agité de mouvements désordonnés, profondément choqué par cette agression. Pourquoi lui avait-on fait cela ? Qu'est-ce qui se passait ? La petite fille leva le bras pour entourer son ami. Elle le serra de toute sa petite force pour chasser l'effroi qui terrassait Thomas. Il s'apaisait lentement. Les élèves étaient autour d'eux, silencieux. Héloïse fixa alors chacune des petites brutes qui tenaient un des vêtements. Un à un, ils vinrent le déposer devant ses pieds, balbutiant parfois une pitoyable excuse. Comment un petit bout de femme pouvait-elle avoir une telle autorité ?

D'un geste, elle fit éparpiller les badauds. Lentement, avec des gestes d'une douceur infinie, elle aida Thomas à se revêtir.

Thomas semblait reparti dans ses pensées, comme ayant oublié l'incident. Survint alors un instant magique. Héloïse saisit la main de Thomas, fermement. Elle l’attira vers elle. Thomas se laissait faire. Alors Héloïse posa sur sa joue un long et délicat baiser.

Anne avait souvent vu des enfants s'embrasser, avec tendresse, avec passion. Ce qu'elle voyait dépassait ces petits gestes instinctifs. Thomas s’immobilisa. Quand Héloïse se recula, le regard de Thomas était posé sur les yeux d'Héloïse. Un sourire rayonnait sur son visage.

Anne assistait à un miracle. Une goutte d'amour pur venait de briser l'armure de Thomas. Anne s'éloigna, par pudeur et pour masquer le sanglot d'émotion qui lui serrait la gorge.

Depuis cette mésaventure, Thomas et Héloïse ne se quittèrent plus. Savoir lequel était le plus heureux est impossible à dire.

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