l'artiste banal

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Il ne savait pas faire grand-chose ! Ce n’est pas qu’il était bête, mais il ne faisait rien d’extraordinaire. Il était banal ! Voilà, il était banal, et depuis qu’il avait trouvé ce mot, il se disait qu’il n’avait plus rien à faire, à prouver. Comme les milliards de gens avant lui, son souvenir s’effacera des mémoires. Il avait eu de mal à accepter cet oubli annoncé. Pourquoi parlait-on encore de Grecs anciens ? Finalement, vu d’aujourd’hui, ce qu’ils avaient dit était très banal !

La difficulté était donc de ne pas être banal à son époque. Tellement peu d’individus pouvaient prétendre à cet état que cela ne valait pas la peine d’essayer. Les monuments grandioses et les plaques de rue n’empêchaient rien.

Il ne restait plus que le plaisir d’être, simplement, maintenant. Il aurait aimé être un créateur d’art reconnu.

La musique lui était fermée : il n’avait pas eu l’opportunité de souffrir toute son enfance pour l’apprendre. Jeune adulte, il avait essayé. Il avait suivi des cours de clarinette. Quand il avait réussi à jouer l’adagio du concerto de Mozart, son morceau fétiche, il avait atteint son but ! Il avait été content de lui. Quinze jours après, il avait été incapable de se le rejouer. Trop d’efforts pour un si piètre résultat.

Il avait essayé la peinture. Il avait copié des tableaux de Van Dongen, de la première époque bien entendu. L’effet l’avait impressionné, mais ce n’était pas une création personnelle. Devant une feuille blanche, c’était le vide absolu. Pour trouver un motif, le faire apparaitre sur la toile, il se rendait compte qu’il fallait un don, ou oser. Lui ne l’a pas fait. Ses pinceaux et ses tubes séchaient à présent.

Il avait essayé la poterie, la sculpture sur bois. Les réalisations étaient très quelconques et encombraient maintenant ces meubles. On ne jette pas ses œuvres d’art !

Il s’était réfugié dans la photographie. À force de voir des peintures ou des photos, il avait compris la composition, au travers du noir et blanc, puis le jeu des couleurs. Dans sa jeunesse, il aimait déambuler dans les rues pour saisir des moments, des visages. Il savait qu’il était influencé par les grands photographes, mais c’était un plaisir de revenir et de tirer une belle épreuve. Un long voyage dans un pays musulman, pourtant si généreux en instantanés fulgurants, lui avait fait comprendre l’agression que représentait le vol de l’image de soi. Il avait donc renoncé à ce type de reportage. Il ne lui était resté que les paysages et les monuments. Il s’était rendu compte que le plus important dans la photo était l’emplacement, aller trouver le bel endroit. Ce qui lui plaisait, lors des visites sur des sites trop visités, était de s’éloigner de la place usée par les pieds des amateurs de selfies. Il savait rapporter des scènes personnelles, maigre preuve de son originalité.

Faire un beau cliché, c’est assez facile. Il ne comprenait pas cet étalage d’images si quelconques qui saturait et polluait, remplaçant si facilement un texte, une réflexion. La facilité de la paresse.

Il avait découvert, un peu par hasard, la retouche. Pousser à l’extrême les possibilités lui avait permis de transformer des vues banales en une autre vision, entre photo et peinture. Il avait passé des heures à travailler ses plus belles prises et à faire apparaitre ce qu’il avait perçu lors de son click. Il avait cherché sur internet. Les aficionados du numérique produisaient d’autres choses : personne ne semblait avoir pensé à ce filon créatif. Il publia sur les sites incontournables. Il joua le jeu, lika ce qui ne lui déplaisait pas, sans trouver pour autant un participant à admirer. Les retours parcimonieux le découragèrent. Sans doute que ce filon ne présentait finalement aucun intérêt. Ses disques durs débordaient de ces fichiers. On n’efface pas ses œuvres d’art !

Il s’énervait quand il visitait un musée ou une exposition d’art moderne. Certains auteurs réputés étaient des fouteurs de gueule ! Il fallait les explications savantes du guide pour savoir ce que l’artiste avait voulu exprimer. Parfois, souvent, c’était moins que du banal, du médiocre ! Pourquoi pas lui ? Cela se jouait ailleurs, par des relations. Il est vrai qu’il n’avait qu’un carnet d’adresses, banales ! Parfois, une émotion surgissait, ou le travail et le labeur se percevaient, pour une création inhabituelle. Cela, il aimait bien. Cela le renvoyait à ses tentatives. Les vrais doués, les éblouissants, les révolutionnaires se comptaient sur les doigts d’une main pour toute l’Humanité. Pour les autres, il n’y a pas de don, de talent. Peut-être une facilité ? Seuls l'effort, l’obstination payaient ! Il était dilettante, un dilettante banal.

Cela lui était venu par hasard. Il avait réuni des documents sur l’histoire de ses ancêtres et avait rédigé une petite introduction. Tout le monde était heureux de cette compilation qui permettait de mieux connaitre ses ancrages dans le passé. Il avait été félicité pour son petit texte, rédigé par nécessité, mais avec facilité.

Le temps aidant, il avait commencé à écrire un roman. Une suite de mots. Il voyait bien que ce qu’il écrivait était un ramassis de ses phantasmes, de ses refoulements, des regrets des occasions ratées. Cela sortait facilement. Le récit apparaissait sans qu’il cherche, les briques s’emboitant aisément les unes dans les autres. Ce texte ne lui appartenait pas. Il surgissait de son inconscient et lui, pauvre dactylo, était à son service. Il le reprenait, insérant un chapitre, comme s’il l’avait oublié.

En le relisant, il fut surpris. Il y avait des passages très crus. Pourtant, il savait que c’était lui. Les retirer, c’était amoindrir cette envolée. D’un autre côté, il jouait, se racontant qu’il venait d’écrire une œuvre majeure !

Faire lire ces élucubrations douteuses à ses proches, à ses intimes, l’aurait fait mourir de honte. Il entreprit un long travail de deuil, son esprit obligeant son inconscient à céder, à receler ses fantaisies sexuelles. Ainsi nettoyé, son texte avait, lui semblait-il, plus de hauteur, plus de valeur. Soumis du bout des mains à des relations choisies, les retours furent unanimes. L’histoire était plaisante, joliment écrite, mais trop empreinte d’allusions érotiques. Le mot pornographie n’était pas prononcé, mais il était présent. Il se remit à l’ouvrage, car ce texte était devenu son enfant, sa création. Il le voulait parfait.

Content de lui, certain de sa renommée future, il se ruina en impressions et en envois aux maisons d’édition les plus réputées. Il s’était renseigné et savait que moins d’une soumission sur trois mille trouvait une destinée heureuse ! Cela n’était pas un problème, puisqu’il était élu ! Il savait qu’il devait attendre ! Sa pensée positive imaginait ses interviews à la radio, à la télé, les séances de signatures. C’était une évidence. Sa raison lui ronronnait de passer à autre chose.

Il se mit donc à écrire d’autres récits, dans des veines différentes, pour s’amuser et baguenauder avec les idées. Il écrivait facilement, noircissant son écran. Ses productions étaient de qualités variables. Ce qu’il aimait, c’était s’asservir à son esprit, laisser les termes fuser. Lorsqu'il était en phase productrice, son imagination travaillait en permanence. Quand il conduisait, quand il marchait, car il adorait randonner, les phrases affluaient. En crise aigüe, c’était la nuit qu’elle le réveillait pour abouter des bribes de formules.

Les premiers refus arrivèrent. Sa raison avait dompté ses rêves et il comprit qu’il n’avait produit qu’une banalité. Une histoire d’amour, avec des péripéties et des vicissitudes ! Rien de nouveau sous le soleil ! Mais pourquoi la moitié de la littérature était-elle constituée de ces histoires ? Pourquoi pas la sienne ?

Il prenait du plaisir à écrire. Bien qu’échaudé par la publication de ses images, il publia sur un site dédié à ce genre de choses. Là encore, les retours furent distants et peu nombreux. Décidément, il n’était pas attendu par la célébrité ! Il se défoula, laissant son esprit divaguer et imaginer les pires fabulations. L’atrocité l’amusa un temps, d’autant plus qu’ils suscitaient quelques likes. Le site jugea ses productions non conformes à leurs conditions de vente, son blog fut fermé. Il s’était bien amusé, cela n’avait pas d’importance.

Il reprit les récits qu’il préférait, les retravailla encore et encore. Il découvrit un petit site confidentiel et s’y essaya. L’ambiance portait moins sur la popularité que sur l’entraide. Il fut surpris et se prit au jeu.

Un commentaire bienveillant, un remerciement, une petite confidence, une relation se noue, inattendu. On s’attache un peu, moins aux écrits qu’à ce qu’ils racontent de leur porteur. Certains profils prennent de l’importance, attisant une sympathie.

Les textes des nouveaux arrivants sont une découverte renouvelée chaque jour. Cette avidité d’écrire qui submerge, indifférente à l’âge, au genre, aux objectifs, crée une fraternité.

Apparaissent ainsi de petites habitudes distrayantes et attachantes. Avec certains et certaines, ce sont des échanges directs, francs, car on devine des gens généreux, brillants de qualité. S’appuyer sur eux, recevoir d’eux, essayer de leur rendre est un enrichissement.

On devine par les termes employés que des liens forts existent entre d’autres membres. Chaque parole livre un morceau de soi, à nu, à vif parfois. L’adoucir par une empathie bienveillante force l’attrait et la réciprocité, la complicité. Certains sont passés, laissant échapper, l’instant d’une conversation, un besoin de réconfort. Un moment de compassion, de sympathie, c’est si facile à donner quand un sourire vous revient. Certains sont restés, chaleur échangée.

Puis soudain, un cri, un appel, une détresse extrême. Il est en train de se noyer. Nous lui tendons nos mots, notre affection, notre soutien. Une relation forte se crée. Nous nageons avec lui, longtemps, durement. Nous le ramenons, il est sauvé ! Moment magique, moment magnifique.

Ailleurs, c’est un conseil demandé qui se transforme en une épaule sur laquelle va venir s’épancher l’histoire douloureuse d’une existence. Un accompagnement amical se met en place.

À partir de quelques mots, des vies ont été bouleversées, devant lui. Il était là, simplement.

Il n’avait aucun mérite, juste des écrits, mais cela, ce n’était pas banal !

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