Cosette Mandreaud, 20 ans, danseuse.

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Parfois je pense et j’y repense à cette fille perdue dans l’immensité des choses. Au sol, achevée et usée par la vie. Regardant le ciel, puisque c’était le seul endroit qui pouvait convenir à son âme, les yeux pleins de larmes et les membres meurtris. Peut-être qu’elle avait senti la douleur ? Je pense que c’était juste un instant, le temps de voler comme un bel oiseau, le temps de voler quelques mètres pour ensuite s’effondrer sur le bitume. Elle avait alors marché sur le fil du rasoir, entre le néant et la conscience, et à ce moment on revient au début de ce paragraphe. Les yeux rivés sur le ciel charmant et chantant. Deux oiseaux passent, se tournent autour, leurs piaillements lui font frémir les tympans. Ses doigts tremblent, crispés avant qu’ils ne se détendent enfin, la tête et les cheveux mouillés. Un peu de sang lui glisse entre ses lèvres, c’est cuivré, pas bon. C’était pas la première fois que cette mésaventure dramatique lui arrivait mais celle-ci avait un avant-goût d’apocalypse. Ou de paradis, elle ne saurait trop dire. C’était pas agréable… Un souvenir lui revient, un truc pas si éloigné, ça datait de deux minutes. Elle avait vu son fils sur le trottoir d’en face, le regard vide, la maigreur cadavérique apparente. Auguste ! Elle s’était précipitée, savourant les regrets d’une maternité abandonnée et la joie de retrouver son garçon. Et en même temps un type en voiture, un peu trop heureux sans doute, savourait la naissance de son enfant. Il allait rejoindre la mère quand cette femme s’est jetée à corps perdu sur la route. Deux secondes, quelque chose du genre. Deux secondes après elle avait volé sur le pare-brise avant de s’écraser au sol. Seigneur appelez les secours, aidez cette dame ! Le pauvre père s’était engouffré hors de la voiture au dehors, le cagnard écrasant et les cigales chantantes, elles n’avaient pas été troublées par la rencontre explosive entre ces deux êtres. Les vieux du terrain de boules avaient lâché leur petit jaune, qu’ils n’auraient jamais pourtant délaissé, avant d’accourir. Tous réunis autour d’elle, ils lui cachaient le ciel. Eh dites vous m’entendez ? Non, elle n’entends pas, elle écoute. Dans son esprit, un dernier coup d’archet, une ultime danse. Un saut dans une blancheur immaculée. Tchaïkovski. Comme elle avait aimé Tchaïkovski, du plus profond de son âme. Alors c’est une de ses compositions poétiques qu’elle écoute. L’opus numéro 20 de l’Acte IV du Lac des Cygnes, la scène finale où la force, le désespoir et la malice dansaient ensemble. Elle se revoyait elle aussi, disputée par le beau prince Siegfried et le terrible sorcier Rothbart. Elle se laissait emporter par l’un ou par l’autre, portée par le chagrin de sa passion. Tchaïkovski désirait que Siegfried gagne, il désirait qu’il épouse la princesse Odette et qu’ils puissent ensemble rayonner de leur amour chaste. Pourtant celui qui allait ravir la princesse Cosette était Rothbart. Le corbeau, l’amoureux jaloux ou le mal incarné, qui s’empressait de lui tendre les bras. Et la princesse Cosette, épuisée sans doute, se laissa convaincre. Et malgré la tristesse de la scène, les violons s’adoucissent, le tempo devient mélodique et tendre. Est-ce alors un si grand mal de mourir ?

Elle ferme les yeux. Lumière. Trompettes qui sonnent en quatre coups, annonçant la fin de l’oeuvre. La fin de la vie.

Revenons quelques temps en arrière. Hier ? Non. Une semaine ? Bien plus. Des années ? Voilà. Disons son adolescence, la fin plus précisément. Cosette était encore loin d’être une princesse. Pourquoi ? Parce qu’elle venait de louper ses pointes. Vous me direz, c’est pas dramatique. Oui. Ce qui l’est c’est l’effondrement qu’elle a causé en s’écroulant sur sa camarade, qui s’est écroulée sur son autre camarade et ainsi de suite. Un jeu de domino. Cela n’a pas trop plut à la dame Nougahaic, sa professeur. Une grande fine, un peu sèche mais tragédienne à ses heures perdues.

– Mademoiselle Mandreaud… Vous voulez ressembler à un cygne mais en l’occurrence vous avez la grâce du vilain petit canard.

J’aurais dit un caneton plutôt. Cosette était du genre frêle. Pas trop gracieuse pour le coup. Cette remarque avait rougit la face de l’adolescente.

– Pardon Madame…

Les autres filles s’étaient redressées avec un air dédaigneux et même moqueur. Cosette en fut vexée, je la comprends. Le cours était fini, les autres gamines filèrent pour aller s’acheter une glace, Cosette savait qu’elles allaient au contraire prendre des cigarettes. Ridicule, en danse tu dois avoir un sacré souffle. Ces pintades n’arriveraient jamais à tenir une chorégraphie complexe comme… Comme celle de Gisèle lorsqu’elle devient folle en voyant son amant au bras d’une autre. On ne pouvait pas espérer qu’elles arrivent jusqu’ici. Elle, elle valait bien mieux.

Cosette prépara ses affaires, dans le vestiaires des jeunes filles empestant l’humidité, avant d’attendre la domestique de ses parents sous le porche de l’école, près de la porte d’entrée.

– Tu sais, c’est pas grave si t’es tombée, t’était la mieux !

La jeune fille se retourna pour faire face à un tout petit garçon tout blond, qui lui tendait timidement une madeleine. Il avait des habits d’écolier, des petites égratignures aux genoux et une moue malicieuse. Cela lui donnait l’allure d’un angélique démon.

– « La meilleure », c’est ce qu’on doit dire, Pierre. Répondit-elle, souriante et s’agenouillant devant lui.

– Oh comme je voudrais causer comme toi !

– Tu es encore un bébé, ça s’apprend.

– J’ai dix ans !

– Oui c’est vrai… Oh tu as un petit gâteau ?

Et à cet instant Pierre regarda la madeleine, baissa les yeux et fit un sourire de tombeur des bacs à sable.

– Pour toi.

Il avait dit cela en se penchant un peu nerveusement, comme le font les enfants qui doivent révéler un secret mais qui s’en donnent à coeur joie. Avec une innocence folle. Ici, il avait oublié de lui dire que c’était là son goûter et que, si elle acceptait, il n’aurait plus rien avant ce soir.

– Oh merci mon prince !

Elle lui embrassa la joue et ce fut la meilleure récompense que Pierre puisse espérer du haut de ses dix printemps. Cosette dévora la madeleine sous ses yeux. C’était doux et sucré, peut être un peu trop d’ailleurs car ses lèvres devinrent grasses, mais la pâte fondait dans la bouche. Un véritable petit morceau de bonheur qu’elle pouvait partager avec Pierre, cet enfant adorable entiché d’elle parce qu’elle était tellement jolie et gentille. Un peu bosseuse et têtue certes mais douée dans ce qu’elle faisait. Elle avait l’air d’un oiseau, elle avait de la… De la… Bref, elle gesticulait joliment. Et lui ? Eh bien il était débrouillard, plein de ressources et très fier. L’égo traditionnel des garçons de l’époque – que certains possèdent encore aujourd’hui -, il était un mâle à en devenir qui allait devoir protéger sa femme et faire manger sa famille. Le cerveau d’un si petit bout de chou ne devrait pas être rempli de ce genre de préoccupations. Rassurez vous, c’était pour se donner un genre. Sa maman, la terrible Madame Nougahaic, couvait très bien son trésor de sorte que son unique soucis était de deviner le menu du soir. On aurait dit une araignée sa mère, mais une araignée aimante, on ne pouvait pas le lui retirer.

Mais voici Toinette qui arrive. En tant que domestique d’accoucheuse, elle avait pu avoir le privilège d’apprendre la conduite en même temps que sa maîtresse, car elle le lui avait permis. Madame Mandreaud, de part son statut médical, avait été la première femme de la ville à avoir son propre véhicule. Bref, Toinette arrivait au volant de l’automobile, toute pimpante, respirant la joie de vivre. Elle se gara devant le porche.

– Bonjour Mademoiselle, vous allez bien ?

Grand sourire de Cosette, elle aimait bien leur servante.

– Tout va bien et vous Toinette ?

– Oui.

Soudain l’autre femme se pencha vers la danseuse et lui essuya la bouche avec le pouce.

– Vous avez des miettes, c’est pas délicat pour une demoiselle !

– Pierre m’a donné un gâteau.

– C’est qu’il vous gâte votre fiancé.

Et elles rirent en coeur avant se redémarrer.

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