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Je suis rentrée vers une heure et demie. J’habite loin du centre-ville, au beau milieu de nulle-part, dans une maigre zone résidentielle bétonnée de toute part. Je dois prendre le volant puis le train pour me rendre en ville.

Mon appartement se situe au bord d’un gigantesque parc industriel. Il a été construit pour héberger la future main d’œuvre des usines - c’est-à-dire les chômeurs désespérés des grandes ville où les prix n’ont fait que flamber depuis dix ans. La plupart viennent vivre ici temporairement, le temps d’amasser quelques économies, mais moi, je suis venue parce que je ne suis pas dérangée à l’idée d’inhaler des résidus pétrochimiques à longueur de journée.

S’il y a bien un avantage à vivre dans un quartier où le nombre de camions citernes dépasse celui des citadins, c’est qu’on bénéficie de prix avantageux. Je n’aurais jamais pu m’offrir un tel appartement dans le centre-ville : moderne, spacieux, situé au vingtième étage, et équipé d’un grand balcon duquel je profite d’une vue si spéciale. Nombreux sont ceux qui détesteraient que leur balcon surplombe des usines et des entrepôts, mais en ce qui me concerne, j’ai toujours trouvé les paysages industriels d’une beauté indéchiffrable, mésestimée. Tout comme je dois être la seule à fantasmer sur l’amputation, je dois être la seule à aimer ces paysages de béton et d’acier. Décidément, j’ai un certain chic pour prendre le contre-pied de l’opinion, ou devrais-je dire, couper le pied de l’opinion.

Après avoir enfilé ma chemise de nuit, j’ouvre une bouteille de vin puis je m’installe sur le sofa du salon, d’où je peux contempler le paysage nocturne derrière la baie vitrée de mon salon : raffineries, usines, entrepôts, centrales et chantiers se mêlent et se côtoient, formant une sorte de carte mère grandeur nature qui s’étend à perte de vue. Tous ces bâtiments brillent dans l’obscurité, frôlés de temps à autres par d’autres points lumineux qui longent les routes. Ils disparaissent en rejoignant le flot de lumière qui se déverse le long le périphérique. Je regarde ces points lumineux pour m’occuper l’esprit. Pour ne pas y penser. Toutes ces transformation chimiques qui s’opèrent, toutes ces machines qui s’agitent, tous ces véhicules qui défilent. Cela me fascine. Dire que ce grand plateau était autrefois couvert de verdure, totalement désertique. Paisible et immaculé. Sans le moindre morceau d’acier. Sans la moindre fumée toxique. Sans le moindre déchet. Je n’ai jamais vu ces plaines avant que ne fleurissent toutes ces usines. Tout a changé. Tout a dégénéré. Tout a muté. Les paysages naturels. Les désirs des hommes. Et de la même manière que l’industrie lourde présente toujours de nouveaux risques, la dégénérescence de nos désirs nous cause toujours du mal. J’en suis la preuve même. C’est précisément pour cette raison que j’aime ce paysage, aussi nocif soit-il, par ce que nous sommes similaires. J’en viens à me demander si l’industrialisation du monde n'est pas responsable de ma paraphilie.

Je repense au garçon que j’ai effrayé plus tôt dans la soirée. Est-ce qu’il apprécierait ce paysage ? Son message est resté sans réponse. Je le relis une fois de plus, à voix basse :

- Désolé pour tout à l’heure, mais c’était un peu trop pour moi, ça m’a mis mal à l’aise, alors je suis parti.

Ce message me résonne dans la tête. Je ne peux pas vraiment lui en vouloir, je dois admettre que j’ai cherché à le mettre mal à l’aise. Cela me fait de la peine au fond. Il ne m’a pas traité pas de détraquée, et il s’est excusé d’être parti soudainement. Probablement un garçon sympathique au fond. Et il était mignon en plus. Peut-être qu’on aurait pu bien s’entendre. Peut-être qu’on aurait pu avoir une relation. S’il n’y avait pas eu ce mur entre nous. Ahhh, ce maudit mur. L’incompatibilité de mon fantasme au sien. L’incompatibilité de mes désirs aux autres. Mon incompatibilité à la raison. Au monde tout entier, en quelque sorte. Je ne connais que trop bien ce mur. Il me sépare de toute ces relations que je n’ai jamais pu cultiver jusqu’à aujourd’hui. Le mur ne laisse personne entrer. Peut-être dans ce parc industriel y-a-t-il un bulldozer que je pourrais emprunter le temps de briser ce putain mur. Peut-être dans ce monde y a-t-il quelqu’un pour partager ma folie.

Mon téléphone vibre une deuxième fois. C’est lui. Le voilà qu’il me recontacte alors qu’il m’a planté quatre heures plus tôt.

- Et si je peux me permettre, pourquoi ça t’excite, l’amputation ?

Sa question m’agace. Finalement, on se serait peut-être pas si bien entendus. Je n’ai pas besoin de réfléchir à ma réponse. Cette question, je l’ai déjà essuyée maintes fois dans le passé. J’écris d’une traite :

- J’aime l’amputation pour la même raison que tu aimes ma poitrine.

Je me souviens de son regard plongé dans mon décolleté. Il s’imaginait probablement malaxer mes seins rebondis. J’aurais préféré qu’il fantasme à l’idée d’en sectionner un.

Mon téléphone vibre encore.

- Ah, dis comme ça, c’est vrai que ça paraît logique.

Nouvelle vibration. Le voilà qu’il revient à la charge.

- Mais bon tous les mecs aiment les seins, donc c’est normal j’imagine.

Cette affirmation m’horripile au plus haut point. Je mets mon téléphone en mode silencieux sans répondre à son stupide message.

Comme lui, j’ai fait fuir de nombreux garçons auparavant. Mon désir les choque. Mon désir les dérange. Et je ne peux pas les blâmer pour cela. Je devrais garder ma paraphilie rien que pour moi. Faire comme si elle n’existait pas. Mais j’en suis malheureusement incapable.

Mon apotemnophilie me guette. Des images et fantasmes me viennent sans cesse à l’esprit. Comme un cauchemar récurrent dont on ne peut se défaire. Elle ne se tait jamais dans ma tête. Comme un acouphène qui ne disparaît pas avec le temps. Vous savez, ce petit sifflement, celui qui finit toujours par revenir quand s’installe le silence dans votre chambre. Oui, même si j’en venais à me crever les yeux, je verrai toujours ces images. Même si j’en venais à me crever les tympans, j’entendrai toujours ce sifflement.

Je l’entends en ce moment même. C’est toujours dans ces moments-là qu’elle revient. Il est tard, je suis alcoolisée, et par-dessus tout, je n’ai rien à faire. Des visions rouge écarlate défilent sur la baie vitrée. Je m’enfonce dans le sofa et dans mon imagination. J’entrevois les courbes de mon corps dans le reflet de la vitre. Le paysage nocturne et ses usines en contrebas disparaissent. Il se tient devant moi. Il n’a pas de visage. Cela m’importe peu pourvu qu’il me délivre de ce fardeau. De cette jambe qui n’est pas la mienne. Maudite jambe gauche. Je la hais. Je TE hais. Je n’ai pas besoin de toi. Je serais tellement plus heureuse sans toi. Du moment que lui reste avec moi. La silhouette que j’imagine m’embrasse et me mordille la lèvre. Ses mains parcourent mon corps et se glissent jusqu’à la chute de mes rein. Il retire ma chemise de nuit et mes sous-vêtements avant de triturer ma peau nue. Ses doigts sont des lames aiguisées. Elles ne me font pas mal. Enfin, pas plus qu’elles ne me procurent de plaisir. Je veux qu’elles remodèlent mon corps. Ses doigts tranchants se rapprochent de cette jambe. Elle tremble de peur. Moi, je mouille. Mon partenaire sans visage ôte sa belle chemise de satin pour nouer le garrot. Je continue de me masturber, allongée, les yeux fermées, et prise d’un élan d’excitation, ma main s’engouffre entre les coussins de rembourrage du sofa, où je cache ma dague érotique. Mon corps se réveille. Il veut rejeter cette jambe qui ne lui appartient pas. Mon imagination m’emporte à nouveau. Le voilà qu’il se tient sur moi. Je ne peux pas bouger. Il me regarde, moi et cette jambe, tour à tour. Le voilà qu’il lève la main. Je peux voir l’éclat métallique de ses doigts resplendir. Il tranche d’un coup sec. J’hurle. De plaisir ou de douleur. Je ne sais pas. Les deux se sont entremêlés, mais rapidement, seule la douleur me parvient, et quand j’ouvre enfin les yeux, ma jambe gauche est encore là.

Je ne sens même pas le sang ruisseler jusqu’à mes chevilles. Je suis à moitié paralysée. La lame du poignard est enfoncée de quatre ou cinq centimètres. C’est un record. Je regarde la flaque de sang s’élargir sous la table basse. Je me réjouis d’avoir acheter des meubles noirs : impossible à tâcher. La sueur coule sur mon visage et glisse jusqu’au creux de ma nuque. J’ai mal et je suis encore excitée à la fois. Mes nerfs crâniens me picotent. Je me concentre sur les sensations variées qui assaillent mon corps : cette jambe écorchée me fait sourire, un sourire néanmoins tordu par la douleur. Voilà pourquoi je ne peux pas aller au bout.

Il faut être dans mon corps pour comprendre ce que je ressens dans ces moments. L’apotemnophilie n’est pas nécessairement sexuelle, mais pour moi, elle l’est. Cela veut dire qu’il y a un facteur érotique à la mutilation, et de la même façon que tout le monde se masturbe, il m’arrive de m’adonner à des séances de masturbation sanglante comme celle-ci, ou plutôt à des “automutilation érotiques compulsives” comme je les appelle. Je ne veux pas simplement me séparer de ma jambe gauche, j’éprouve aussi du désir à l’idée de me débarrasser dudit membre indésirable. C’est ce qui me différencie de quelqu’un souffrant d’un trouble identitaire de l’identité corporelle. Si j’en avais le courage, et surtout la force, j’aurais aimé pouvoir m’arracher la jambe dès ce soir, mais je n’ai certainement pas envie de franchir le pas toute seule. Je veux réaliser ce désir avec quelqu’un qui partagera toute mon excitation, tout mon sens de l’esthétique. Cette personne qui me comprendra, ce sera elle qui me délivrera de cette maudite jambe gauche. Ce serait quelque chose d’ultime en quelque sorte, voire magnifique, quelque chose digne d’une lune de miel. Oui, l’événement d’une vie, puisque je n’aurai qu’une opportunité d’assouvir ce désir, et je ne veux pas la gâche pour une séance de masturbation sans saveur.

Il est temps pour moi de trouver quelqu’un. C’est avec cette pensée que je manque de m’endormir, mais la douleur me garde éveillée. Trois heures du matin. J’ouvre le tiroir inférieur de la table basse où j’ai consciencieusement rangé le matériel nécessaire : désinfectant, bandages, et médicaments. J’avale un antidouleur, je désinfecte la plaie, je recouds la blessure et je pose un pansement. La douleur commence à s’estomper, mais je préfère ne pas essayer de marcher. Je rampe ensuite jusqu’à la salle de bain pour me glisser dans la baignoire où je peux me rincer le haut du corps. Je frotte le sang qui macule mes mains, je me lave les dents, j’ôte mon maquillage puis je rince mon visage. Après m’être rhabillée, je retourne à la salle de séjour pour nettoyer la flaque de sang que j’ai laissée sur le parquet. Ce n’est pas évident de passer la serpillière à quatre pattes, mais j’ai l’habitude. Il est bientôt quatre heures du matin. Je suis exténuée et toujours insatisfaite. Je m’endors aux pieds de la table basse maintenant propre comme un sous-neuf. Le shot de vodka que je viens d’avaler m’aide à passer la nuit.

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