Chapitre 81 - Partie 3

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  –Ne t'avise pas de finir cette phrase, feula Piemysond, nous avons déjà statué que tu savais parfaitement ce que tu faisais. (Une larme roula sur ma joue.) Alors, comment résistes-tu ? Et s'il ne s'agit pas d'une faculté innée, qui a découvert cela ? Les personnes qui t'emploient ? Ceux avec qui tu travailles ? Pourquoi as-tu été envoyée au palais ? Dans les bras de Kalor ? Des humains ont-ils découverts notre existence et nos plans ? T'ont-ils chargé d'effacer cette menace, d'exécuter notre Prince ?

  Cette idée la mit dans une telle rage que la lance bougea de plus belle, me rendant incapable de répondre, même si je l'avais voulu. La douleur était si insoutenable que ma vue recommença à se brouiller et que mes pensées se troublèrent. Pourtant, j'entendis parfaitement le moindre de ses mots, la façon dont elle avait craché le terme « humains ». Elle avait beau évoqué la possibilité que je sois une Lathos ou que j'en ai un jour été une, cette idée n'était que secondaire. Ce serait pourtant l'explication la plus logique : une seconde organisation de Lathos pouvait tout à fait chercher à s'emparer du trône et pour y parvenir, elle devait d'abord éliminer le futur roi de leur concurrent. Un Lathos qui aurait été privé de ses pouvoirs et qui chercherait à se venger pour sa perte serait aussi tout à fait possible.

  Et pourtant, Piemysond préférait se focaliser sur une autre hypothèse. Celle qui impliquait que je ne sois rien de plus qu'une humaine.

  Mâchoire serrée, toujours secouée de tremblements, je rouvris un œil et me retrouvai submergée par son regard débordant d'inimitié et de mépris. Qu'importait que je me sois révélée moins pathétique que prévu ou que j'aie démontré une étrange faculté. Elle refusait d'envisager que je sois autre chose qu'une misérable humaine indigne de Kalor, une tare dont il fallait le débarrasser pour qu'il puise rayonner de toute sa splendeur à ses côtés. Et elle avait raison sur un point : je ne le méritais pas. Kalor n'aurait jamais dû être enchaîné à une femme dont la vie n'était qu'un tissu de mensonges, dont il ne connaissait même pas le nom.

  Mais au moins, je ne l'empêchais pas d'être qui il était. Depuis cette nuit chez Freyja, où il avait compris que sa nature ne changeait rien à mes sentiments pour lui, il ne s'était plus caché. Il se confiait à moi, m'avouait ses doutes, ses faiblesses, qu'ils soient personnels ou lié à son espèce. Nous marier lui avait permis de trouver ce soutien qu'il n'avait jamais eu avec son ancienne fiancée et qu'il se désespérait d'avoir en dehors de sa sœur.

  Et parmi toutes les suppositions qui avaient traversé l'esprit de Piemysond...

  –Tu... (Je déglutis avec difficulté, la gorge horriblement sèche et toujours pressée par la lame.) Tu ne t'es jamais demandé si... si Kalor m'avait...

  La gifle fut si violente que je m'effondrai. Le bruit cinglant de ce geste résonna avec tant de force qu'il couvrit presque celui de ma chute ainsi que l'infime tintement qui effleura mes oreilles, presque inaudible.

  –Mademoiselle ! s'écria l'Éthérien

  –Ne pervertis pas son nom, sale chienne ! cracha la Puissante en l'ignorant et en se redressant d'un bond, le regard à la fois plus fiévreux et plus glacial. Il ne lui a pas fallu sept mois avant d'aller trouver des filles de plaisir pour échapper à ton ignoble contact. Et tu voudrais me faire croire qu'il s'est confié à toi ? Qu'il t'a remis des armes capables de lui faire du mal ? Pour quel genre de sotte me prends-tu ! Tu n'es rien pour lui. Absolument rien ! Alors, maintenant réponds !

  Elle me saisit à la gorge et voulut me redresser comme une poupée de chiffon, mais privée de ses pouvoirs de Puissante, elle n'en avait pas la force. Frustrée, elle me relâcha d'une brusque poussée, puis la lance se remit à se bouger de plus belle dans mon flanc. Ma bouche s'ouvrit sur un cri sourd ; je me pliai en deux.

  –Qui est-tu ? Pourquoi es-tu ici ? D'où te viens ton immunité ?

  Elle conclut son interrogatoire d'un coup de pied dans le ventre. Je faillis vomir, mon côté m'élançait comme jamais et l'ensemble de mon être tremblait de douleur et de crainte. Cette scène se superposa de nouveau avec la nuit de mes renouvelles de vœux. Pourtant, je ne me figeai pas. Pas cette fois. Les accusations de la Marquise Piemysond et le léger tintement qui avait accompagné mes chutes m'avaient rappelé que les choses avaient changé. Je n'étais plus cette femme perdue, seule, vidée de toute force par son jeun et dépourvue des moyens adéquats de se défendre.

  Luttant contre la douleur, je rouvris les yeux et notai l’emplacement de l'objet à l'origine du bruit, avant de les tourner vers les prunelles glaciales de Piemysond. Debout alors que je gisais sur la pierre froide des couloirs cachés, elle me surplombait totalement. Elle n'avait qu'un pas à faire pour me piétiner comme la fourmi que j'étais.

  Seulement, certaines fourmis étaient loin d'être inoffensives. Combien de fois Poséidon m'avait-il mis en garde contre les insectes, lors de nos voyages en Khme ?

  « Certains sont tout aussi dangereux que leur cobra, si ce n'est plus. En particulier les scorpions ou les fourmis des sables. Ne t'en approches jamais, petite sœur. Ces dernières sont toutes petites et plutôt lentes, mais lorsqu'elle se sentent menacé, il leur suffit d'une seule morsure... »

  –Je suis...

  –Parle plus fort.

  Avec ma gorge desséchée par son pouvoir et irritée par mes cris, je n'étais pas sûre de pouvoir faire mieux, mais je m’éclaircis la voix avant de reprendre, les yeux rivés aux siens.

  –Je suis la femme qui a été trop stupide pour faire cela.

  Je me saisis du collier de Freyja et le fracassai par terre.

  Les effluves d'havankila me prirent aussitôt au nez alors que le bruit du verre résonnait dans le silence du couloir.

  Les sourcils froncés par l'incompréhension, Piemysond fixait ma main et commençait à ouvrir la bouche lorsque ses yeux s'écarquillèrent d'horreur. La poudre d'havankila l'atteignait déjà.

  Saisie d'effroi, la Puissante bondit en arrière en plaquant une main sur le bas de son visage et en retenant sa respiration.

  Cependant, les murs étaient trop proches. Elle s'éloigna à peine d'un mètre.

  Mais surtout, la panique lui fit commettre une erreur fatale : elle prit une vive inspiration avant de bloquer son souffle.

  Une violente quinte de toux lui déchira instantanément les poumons. Cela la poussa à reprendre d'autres inspirations, qui la firent inhaler encore plus de poussière d'havankila et tousser de plus belle. À côté d'elle, l'Éthérien se mit aussi à cracher ses bronches. Alors que je me rasseyais péniblement, ils tombèrent à genoux par terre, la main autour de la gorge, les yeux irradiants de fièvre, le corps secoué de violents tremblements et le visage couvert de sueurs froides. Les prunelles de la Marquise se mirent en outre à osciller entre le bleu glace et le bleu indigo. Mon côté me déchira derechef ; un clapotis d'eau ne tarda pas à se faire entendre au milieu de sa toux.

  Je pensais ressentir une profonde satisfaction à voir ses capacités se retourner contre elle, à la faire payer pour ce qu'elle m'avait infligé, à la faire souffrir comme son père avait fait souffrir Kalor. Sa chute ne m'apporta même pas l'ombre d'un sourire. Je m'en voulais trop pour ressentir une quelconque joie et j'étais encore loin d'être tirée d'affaire.

  Tandis que la Marquise s'effondrait par terre en crachant de l'eau et du sang, je récupérai le poignard qu'elle avait lâché et me relevai. Un effroyable élancement irradia mon flanc. La lance s'était désagrégée lorsqu'elle avait perdu le contrôle de son pouvoir, ne laissant qu'un trou à peine cautérisé par le froid et imbibé du sang du Sirène. Le monde tourna, mais je parvins à rester sur mes jambes et m'éloignai d'un pas, au cas où la fièvre lui donnerait la force de s'en prendre à moi, comme Kalor l'avait fait lorsqu'il avait été victime de l'havankila.

  Quand le sol cessa de tanguer sous mes pieds, je me redressai de toute ma hauteur. Les rôles étaient désormais inversés. J'étais celle qui se tenait debout alors que mes ennemis gisaient à terre. Tuer quelqu'un incapable de se défendre aurait dû me répugner ; même quelqu'un d'aussi dangereux que Piemysond. Pourtant, je ne marquai pas la moindre hésitation lorsque je revins auprès d'eux.

  La terreur. L'effroi à l'état pure envahi les yeux de la Marquise. Peut-être aurais-je apprécié le spectacle en une autre occasion, peut-être pas. Je ne le saurais jamais. Quoi qu'il en soit, je ne détournai pas le regard et me préparai à frapper.

  –Dame Nature, que...

  L’exclamation s'entendit tout juste par-delà la toux déchirante de l'Éthérien et de la Puissante. Interdite, je relevai la tête. La lumière était si faible que la silhouette qui se tenait à une vingtaine de mètre de nous, au niveau d'un angle du couloir, était à peine visible. Mais je le reconnus tout de suite. C'était le soldat brun, le second Lathos posté dans le couloir et parti prévenir son chef. Tout mon corps se raidit.

  Non, il ne pouvait pas déjà être de retour. Il...

    Il disparut. J'eus un mouvement de recul, mais mon pied n'avait pas encore touché le sol que le Lathos fut sur moi.

  Tout se déroula alors beaucoup trop vite.

  Avec des gestes bien trop vifs pour mes yeux, il me désarma, me jeta dans ses bras, puis se propulsa dans le corridor. Un battement plus tard, nous étions de retour dans le salon framboise et il s'effondrait en m'entraînant dans sa chute.

  Je fermai les yeux dans un gémissement alors qu'une violente quinte de toux le prenait à son tour.

  –Par la Déesse, que s'est-il passé ? Où est Lokia ?

  Je n'avais entendu cette voix qu'une fois, mais je l'identifiai dès le premier mot. Je rouvris immédiatement les paupières, et jetai un œil par-dessus mon épaule.

  Nous étions tombés aux pieds du Marquis Piemysond. Le valet qui m'avait conduit ici tout à l'heure était aussi présent.

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