Ce matin-là, je m’étais réveillée très tôt… mais avais-je vraiment dormi ? Assez peu pour être honnête, ce qui ne m'empêchait pas d’être surexcitée. Ce n’était pas un matin comme les autres, et c’était l'impatience qui troublait mon sommeil. Depuis des semaines, je comptais les jours et ne parlais que d’aujourd’hui.

Il existait plusieurs clans Koe répartis dans le royaume de Shei, dont le rôle était de protéger les populations contre toutes les nuisances possibles : les clans Koelio, Koerin, Koedas, Koelom et Koeptu. Chacun était dirigé par un Drezen. Leur population était divisée en deux : les meolans et les koeliens. Les premiers étaient les membres classiques du clan. S’ils le souhaitaient, ils avaient la possibilité de faire partie de la deuxième catégorie nommée les koeliens.

Mon nom est Kaely, et je suis née au sein du clan Koelio.

Tous les ans, une nouvelle équipe d’aspirants koeliens était formée. Pendant deux ans, ils devaient suivre un entraînement des plus rudes en apprenant tout ce qu’ils avaient besoin de savoir pour survivre : le combat, les rudiments de la magie, les différentes races et leurs caractéristiques, la survie en milieu hostile… Il n’y avait que deux conditions pour pouvoir être accepté : en être physiquement capable et avoir plus de seize ans.

Devenir koelien était le rêve de ma vie, et les événements récents n’avaient fait que conforter mon choix. C’était une mauvaise période pour Helloï, le village qui abritait notre clan : un essaim de vampires, vieil ennemi des koeliens, attaquait sans relâche, se nourrissant au passage des habitants. Et malgré les moyens mis en place pour protéger le village, les koeliens avaient beaucoup de mal à les contenir.

Nous avions de nombreux ennemis, mais tous n’étaient pas aussi puissants que cet essaim. Ainsi, pour la première fois dans l’Histoire, un des clans Koe avait formé une alliance avec une autre race. Des métamorphes, pour être plus exacte, la meute la plus proche d’Helloï géographiquement. Je sais, je sais... les koeliens ont plus tendance à tuer les créatures magiques qu’à s’y allier, mais que voulez-vous ? Pour survivre, il faut s’adapter.

Enfin… la guerre contre les vampires n’était pas le sujet du jour, surtout pour moi. Aujourd'hui, je commençais ma formation pour devenir koelien. Bon, là, j’étais encore dans mon lit, à imaginer ma vie pendant ces deux prochaines années. Mais l’heure allait bientôt sonner.

— Koelien… soufflai-je à moi-même, avant qu’un grand sourire ne tire le coin de mes lèvres.

Je n’en revenais toujours pas. Cela dit, malgré l’excitation évidente qui parcourait mon corps, j’avais quand même une sacrée boule au ventre. Je le voulais depuis si longtemps ! Je m’y étais tant préparée. J’avais tant d’espoir et pourtant tant d’appréhension ! Allais-je y arriver ? Serais-je à la hauteur ? Était-ce fait pour moi ?

Ma mère frappa finalement à la porte de ma chambre, m’intimant de me dépêcher si je voulais être à l’heure.

— J’arrive ! répondis-je simplement.

Plus l’heure approchait, plus mon excitation se transformait en nervosité. Je m’aspergeai le visage d’eau froide, tentant, en vain, de chasser mes idées noires. Je me préparai tranquillement, enfilant une tenue pratique que j’utilisais quand je m’entraînais. Elle n’était plus tout à fait neuve, mais elle suffirait pour le premier jour. Je mis des gants et accrochai une petite sacoche à ma taille au cas où j’aurais besoin de transporter quelque chose.

Je jetai un œil à mon reflet dans le miroir et soupirai devant l’état de mes cheveux. Ils étaient beaucoup trop longs. Je les attachai solidement en un chignon simple, afin qu’ils ne me gênent pas. Il ne me restait plus qu’à prendre mon petit-déjeuner et je serais prête.

En sortant de ma chambre, je croisai mon grand frère Helian, qui lui aussi s'apprêtait à aller manger. Un escalier, deux personnes à vouloir l’emprunter, mais de la place pour une seule. Un bref regard échangé suffit et le défi était lancé !

Plus rapide, je le devançai en me précipitant la première dans les escaliers, prête à descendre à toute vitesse avant de subir son courroux. Mais visiblement, Helian n’était pas de cet avis. Il n’était pas habitué à perdre, quelle que soit la discipline, et même désavantagé, il trouvait toujours un moyen de s'en sortir. Alors que je m’étais à peine engagée dans les escaliers, ce tricheur me stoppa net en m’attrapant par la taille. Il me souleva du sol et me déposa, sans délicatesse, sur son épaule, comme un vulgaire sac. J’eus beau me débattre et tout tenter pour me libérer (sans non plus risquer de nous faire tomber tous les deux…), ce n’est que lorsqu’il arriva en bas qu’il consentit à me relâcher. Sans un mot ni un regard dans ma direction, il se dirigea vers la table, mais je vis son petit sourire satisfait. Je fusillai son dos du regard, jurant qu’il ne s’en tirerait pas à si bon compte.

Helian était un koelien excellent et exemplaire. Il avait commencé la formation l’année de ses quinze ans, ce qui n’était normalement pas admis, mais il avait déjà un tel niveau à l’époque… Puis, durant les deux années de formation, il n’avait cessé d’être le meilleur. Aujourd’hui, du haut de ses vingt-deux ans, il était le plus jeune koelien à se voir confier des missions avec les meilleures équipes du clan. Celles-ci étaient généralement fixes, mais de temps en temps (notamment quand un membre était blessé…), d’autres koeliens étaient appelés à renforcer les effectifs. Qu’il puisse en faire partie, même temporairement, était assez exceptionnel : tous parlaient de mon frère comme d’un génie promis à un grand avenir.

Personnellement, en le regardant ce matin-là, je le voyais plutôt comme une bouse de vache. Chacun son point de vue, hein, pas de jugement.

À n’en plus douter, il suivait les traces de notre père. Celui-ci s’était également fait remarquer jeune, et avait grimpé les échelons du clan pour en atteindre le sommet avant ses trente-cinq ans. Il était désormais le Drezen, chef du clan Koelio, depuis treize ans.

Alors que j’avalais mon petit-déjeuner silencieusement, je priais pour avoir également hérité des talents de mon père. J’avais beaucoup travaillé pour me préparer à devenir koelien, en tout cas avec mes moyens. Je n’étais plus capable de m’améliorer seule, notamment en combat : se battre seule dans le vide avait ses limites. J’étais aussi prête que je le pouvais.

Mon frère et ma mère discutaient tranquillement de la prochaine mission d’Helian, mais je n’arrivais pas à suivre la conversation. Je tentais d’oublier la boule qui me tiraillait le ventre, mais elle refusait de partir. Je savais que ma réaction était parfaitement normale. Choisir de devenir koelien, c'était se lancer dans une aventure dangereuse remplie de combats contre des ennemis souvent mortels. C’était vivre sans savoir de quoi le lendemain serait fait, mais c’était surtout risquer de mourir à chaque mission.

Même si ce n’était pas la perspective de la mort qui me stressait le plus, c’était l’idée de ne pas réussir. Je ne pouvais pas concevoir d’autre avenir.

— Nerveuse ? me demanda Helian avec un air moqueur.

Je le déteste.

— Non, mentis-je.

— Menteuse.

— Helian, veux-tu bien cesser d’embêter ta sœur ? le réprimanda ma mère. Kaely, tu devrais manger un peu.

Je regardai mon petit-déjeuner que je n’avais finalement presque pas touché. Je me forçai à le manger, avec toute la difficulté du monde.

— Ça va bien se passer, m’encouragea ma mère.

— Mais oui, pas besoin de stresser ! Ils ne vont pas t’envoyer combattre des dragons dès la première année !

— Les dragons n’existent pas, Helian ! précisai-je.

— Qu’est-ce que t’en sais ? demanda-t-il d’un air mystérieux. Tu n’es jamais sortie d’Helloï.

— Je t’emmerde.

— Kaely ! me réprimanda ma mère.

— Mais c’est lui qui raconte n’importe quoi, maman !

Me faire croire à des histoires farfelues pour me faire peur était l’activité préférée d’Helian lorsque nous étions plus jeunes. Je croyais tout ce qu’il me racontait, et il s’en amusait beaucoup.

— Allez, j’y vais moi ! affirma mon frère après avoir terminé de manger. Bon courage, petite sœur, tu vas tout déchirer ! Après tout, tu es un membre de notre famille, ça ne pourrait pas en être autrement !

Je n’eus même pas le temps de répondre qu’il était déjà parti. Tout semblait si simple avec lui, je ne l’avais jamais vu stresser, paniquer ou même être fatigué. Il enchaînait les missions sans s’arrêter, et pas les plus simples. Mais il était toujours confiant et souriant, et c’était agaçant ! Parfois, je me demandais s’il était humain.

Je quittai la maison après avoir salué ma mère, et me dirigeai vers le point de rendez-vous, à savoir le terrain 14. La plupart des terrains d'entraînement se trouvaient en extérieur, mais un bâtiment avait été construit pour en accueillir trois. L’un d’entre eux était exclusivement réservé aux aspirants koeliens.

J’inspirai grandement en arrivant devant le bâtiment, et la douleur dans mon ventre s’intensifia encore. Mais plus j’y pensais, plus une pensée s’imposait à moi : j’allais y arriver.

Je devais y arriver.

J’entrai dans le bâtiment. Les deux premières salles se trouvaient l’une en face de l’autre, à droite et à gauche de l’entrée. En entendant des bruits de combat venant de celle qui était ouverte, ma curiosité prit le dessus et j’allai y jeter un œil.

Trois koeliens se livraient une bataille spectaculaire. Des étoiles dans les yeux, je les regardais s'entraîner. Leurs mouvements, leurs réflexes, leur vitesse, leur force ! Tout était exceptionnel ! Je ne pus détacher mon regard du spectacle qui s'offrait à moi. Ils représentaient tout ce que je voulais être.

J’étais si obnubilée par leur combat que lorsque je me rappelai que j’étais ici pour la formation, je n’avais aucune idée du temps que j’avais passé à les regarder. Un frisson d’angoisse remonta le long de ma colonne vertébrale. Et si j’étais en retard ?

Je repris mon chemin d’origine, atteignant rapidement la dernière porte, sur laquelle était écrit « 14 - Réservée aux aspirants koeliens ». En entrant je découvris une fille assise sur l’une des chaises disposées au fond de la salle. Contre le mur d'à côté, un tableau attendait patiemment d’être utilisé. Il n’y avait personne d’autre. Je soupirai de soulagement, j’étais à l’heure !

Alors que je m’en approchais, je détaillais la fille qui attendait. Elle avait l’air grande et fine, ses longs cheveux blonds tombaient en cascade sur ses épaules. C’est alors que je me souvins d'elle, je l’avais déjà croisée plusieurs fois, bien que nous n’ayons jamais discuté. Une nouvelle fois, sa beauté me frappa, et pas seulement parce qu’elle était parfaitement bien maquillée. J’étais incapable de me rappeler son prénom, mais je savais qu’elle était très populaire dans le clan, et ce depuis des années. Elle était toujours très entourée, et c’était probablement la première fois que je la voyais seule.

— Salut ! me lança-t-elle joyeusement lorsque je fus à portée de voix.

— Salut, répondis-je poliment.

Elle m’envoya un sourire si éclatant que je ne pus m’empêcher de sourire en retour. Je m’installai à côté d’elle et en profitai pour observer la pièce. Elle était vraiment grande, ce qui n’était pas si étonnant étant donné qu’elle se trouvait à l’intérieur de l’un des plus grands bâtiments de la ville. Le sol et les murs étaient en mauvais état, attestant que nos prédécesseurs n’y étaient pas allés de main morte. Je remarquai également trois portes, sans compter la porte d’entrée, et je n’eus pas le temps de me demander ce qu’elle pouvait contenir que ma nouvelle camarade prit la parole :

— Tu es Kaely, c’est ça ? demanda-t-elle. La fille du Drezen ?

Visiblement, elle me connaissait bien mieux que je ne la connaissais ! Je hochai la tête avec un sourire forcé, marmonnant un « oui » presque inaudible. Je détestais que les gens me reconnaissent, et c’était encore pire quand je n’avais aucune idée de qui ils étaient.

Elle me fit un grand sourire et passa sa main dans ses longs cheveux.

— Moi, c’est Amali, mais tu peux m’appeler Ali si tu veux !

Je soupirai intérieurement de soulagement. J’aurais été bien embêtée si elle avait attendu de moi que je connaisse également son prénom.

Elle ne se détachait pas de son grand sourire enjoué, et même ses yeux pétillaient d’émotion lorsqu’elle continua :

— Enchantée !

— De même, répondis-je.

Elle avait une bonne humeur communicative, et je comprenais mieux pourquoi les gens l’appréciaient.

— J’ai tellement hâte ! s’exclama-t-elle, alors que sa jambe tremblait d'excitation. Je me suis changée au moins quatre fois ce matin, je ne savais pas quoi mettre ! On ne sait même pas comment va se dérouler notre première journée !

— Je te comprends. J’ai opté pour une tenue souple et pratique, je me suis dit que ça suffirait jusqu’à ce qu’ils nous donnent nos uniformes.

— Oh oui ! J’adore ces uniformes, ils sont tellement beaux ! Même si je dois avouer que le noir et le violet, c’est assez terne et triste.

— Personnellement, je…

Je m’arrêtai dans ma phrase lorsque quelqu’un entra dans la pièce. Un garçon cette fois. De taille moyenne, athlétique sans être musclé, des mèches brunes retombaient négligemment sur son visage. Ce furent ses vêtements, clairement en mauvais état, qui me marquèrent le plus. Ma propre tenue n’était pas neuve non plus, mais là on était sur un niveau de rien à foutre assez élevé. Il avait un trou de la taille de mon œil dans son pantalon !

Il nous accorda un bref regard de haut en bas et, gardant les mains dans ses poches, passa à côté de nous sans un mot pour aller s’asseoir derrière.

Je me tournai vers Amali avec un regard atterré et elle me répondit avec une grimace. Celui-ci rentrait directement dans la catégorie personne à éviter.

À peine quelques secondes après, deux autres personnes arrivèrent en discutant. Ceux-ci je les connaissais un peu : nos mères travaillaient ensemble au centre médical. Pour un frère et une sœur, ils ne se ressemblaient pas beaucoup : lui était grand et élancé, et elle était petite et ronde. Seuls leurs yeux marron et leurs cheveux châtains laissaient penser qu’ils venaient de la même famille.

Ils arrêtèrent leur discussion pour nous saluer.

— Salut ! s’exclama de nouveau Amali. Moi, c’est Amali, mais appelez-moi Ali.

— Shann, se présenta le garçon d’une voix posée. Et voici ma jumelle, Lanelle.

— Bonjour, dit-elle d’une petite voix timide, avec un geste de la main.

— Vous êtes jumeaux ! s’émerveilla Amali. C’est trop cool !

Ils rirent, se lançant un regard complice.

— Je me doutais qu’on se retrouverait ensemble, dit Shann à mon intention.

— Je ne comptais pas attendre une année de plus !

— Moi non plus. Cela dit, c’est assez rare que des aspirants koeliens commencent plus tard que l’année de leurs seize ans, remarqua-t-il.

— Certains ont même du mal à attendre aussi longtemps ! ris-je.

— Tu parles en connaissance de cause, ça se sent ! se moqua Amali.

— C’est vrai, je l’admets. J’étais particulièrement impatiente.

— Moi ça va, à part ces derniers jours. J’ai toujours admiré les koeliens, ne sachant pas si j’allais tenter de les rejoindre un jour ! Je n’ai pris ma décision définitive que récemment.

— Personnellement, c’est mon oncle qui m’a convaincu, il y a bien longtemps. Il nous racontait ses aventures à travers le Royaume et j’étais toujours captivé par ce qu’il racontait, même si je pense qu’il romançait un peu, expliqua Shann en riant.

— Et toi, Lanelle, depuis quand tu as décidé de devenir koelien ? demanda Amali.

— Heu… Depuis peu… dit-elle d’une petite voix, avec un sourire un peu gêné en se triturant les doigts.

J’entendis notre camarade de derrière pouffer discrètement, mais visiblement j’étais la seule. Je me retournai pour lui lancer un regard réprobateur, auquel il me répondit par un sourire ironique.

— N’empêche, dit Amali, avoir la fille du Drezen dans notre équipe… On va avoir la pression pour être au niveau !

— Ne dis pas ça, ris-je nerveusement.

La conversation continuait lorsqu’une sixième personne passa la porte, un garçon. Vous connaissez ce sentiment quand vous savez que vous n’allez pas vous entendre avec quelqu'un alors que vous ne lui avez jamais parlé ? Ce fut ma première impression à son sujet. Il avait une façon de marcher et de nous regarder qui me dérangeait. Cet air de mauvais garçon à qui l’on ne peut pas faire confiance. Assez grand et très musclé, il se dégageait de lui une assurance certaine. Ses cheveux étaient tirés vers l’arrière et il portait des vêtements serrés et peu couvrants.

Juste derrière lui, un autre garçon le suivait, sans qu’ils aient l’air d’être venus ensemble. Très grand et baraqué, il avait ses cheveux tressés sur son crâne. Il était très impressionnant, et je me surpris à prier pour ne pas devenir son ennemie.

Quand ils furent à notre niveau, le premier nous salua d’un signe de tête accompagné d’un sourire charmeur avant de s’installer. Le second se présenta :

— Bonjour à tous. Je me présente, je m’appelle Zelen. Enchanté de vous rencontrer.

Il parlait avec une voix posée, et affichait un sourire adorable. Le contraste entre son apparence et son attitude était énorme.

Amali se présenta en premier, suivie par Shann et Lanelle, et je fis de même. Zelen tourna son regard vers les deux qui ne s’étaient pas encore présentés. Monsieur confiance en lui se présenta le premier :

— Vous pouvez m’appeler Delnan, dit-il simplement avec un sourire qui me dérangea.

Tout en lui me gênait, c’était… agaçant.

Tout le monde se tourna vers le dernier, qui n’avait pas décroché un mot depuis son arrivée. Il nous regarda les uns après les autres, prit un air agacé, mais finit par cracher le morceau :

— Enriel.

Eh bien, il fallait lui arracher les mots de la bouche à celui-là ! Quel asocial ! Zelen ne s’en formalisa pas et s’installa à côté de Lanelle, qui lui offrit un sourire timide.