77 -

5 minutes de lecture

***

L’arrivée de Blanche au convoi aurait pu être résumé en trois mots : une explosion de squonks.

Les boyards qui surveillaient la frontière, méfiants et armés, virent débouler un énorme monstre noir hérissé de pointes, sur lequel se tenait perché une petite silhouette blonde ; alors qu’ils hésitaient à le mettre en joue, la bête freina net devant eux et six squonks jaillirent dans les airs. Gaspard en reçut un dans la figure, un autre s’aplatit contre le large torse de Beyaz ; un autre encore se rattrapa au gros museau de Pouet. Cornélia, qui se précipitait vers eux en hurlant « Ne tirez pas ! » parvint à rattraper au vol les trois derniers.

– Hop là ! C’est bon, je vous tiens !

Terrifiées, les créatures tremblotèrent dans ses bras. Elles étaient rondes et chaudes comme des brioches sorties du four. Elles la fixèrent de leurs yeux globuleux, puis sautèrent par terre et s’enfuirent prestement sur leurs petites pattes.

– Bah ? Même pas un merci ? marmonna Gaspard qui venait de reposer le sien au sol avec mille précautions.

Les six squonks filèrent se cacher sous l’un des camions, apeurés ; on ne vit plus que l’éclat humide de leurs yeux dans la pénombre.

– C’est quoi ce bordel, encore ? râla l’un des boyards.

Blanche, elle, tomba du dos de Pouet dans une glissade absolument pas maîtrisée. Lorsqu’elle heurta le sol, un cri de douleur lui échappa ; ses pieds se dérobèrent. Elle tomba droit dans les bras de sa sœur.

– Blanche ! beugla Cornélia comme si elle n’était pas à dix centimètres de son tympan. Ça va ? Il s’est passé quoi ?

La cadette fit une grimace éreintée.

– Arrête de me postillonner dessus. J’suis K.O.

D’un œil critique, Cornélia détailla ses blessures.

– J’ai pas réussi, balbutia Blanche.

– Quoi ?

Les yeux de la blondinette brillèrent de larmes. D’un geste vague, elle désigna les squonks sous le camion.

– J’ai pas réussi, j’ai… J’arrive pas à maîtriser mes pouvoirs, je suis nulle… J’ai juste sauvé ceux-là… Mais je pouvais pas me transformer en raijū pour aller plus vite, je pouvais pas les porter… (Un petit sanglot épuisé lui échappa.) Je suis nulle…

Cornélia jeta un œil aux squonks. Puis elle contempla la tête blonde de Blanche qui déversait des litres de larmes sur son épaule.

– Blanche.

Je suis nulle ! Tous les autres squonks vont se faire dévorer par le doppelgänger… Quelle fin horrible…

Cornélia aurait peut-être dû la prendre dans ses bras, lui murmurer des mots rassurants. C’est ce que leur mère aurait fait. Mais elle n’était pas une mère, elle n’était qu’une grande sœur maladroite qui détestait voir pleurer Blanche. Alors elle la saisit par ses épaules maigres et la repoussa pour la faire tenir droite comme un i.

– Tu as fait de ton mieux ?

D’un revers de main, la cadette essuya ses yeux rougis. Un nouveau sanglot lui coupa la respiration.

– J’ai essayé…

– T’as fait de ton mieux ou pas ?

– Oui…

Cornélia pencha la tête à sa hauteur, pour que leurs regards se croisent à travers le voile humide qui faisait briller les yeux de Blanche.

– Donc t’aurais pas pu faire mieux que ça. On est d’accord ? C’était impossible de faire mieux ?

Un gros reniflement échappa à Blanche.

– Oui, je crois…

– Donc qu’est-ce que tu te reproches, exactement ? grommela Cornélia.

Blanche parut chercher une réponse. Elle garda le silence.

– T’as sauvé ces six-là ! ajouta sa sœur en désignant le camion. Et aussi ceux-là.

Elle désigna les silhouettes de Sleipnir, Svadilfari et Uchchaihshravas, un peu plus loin. Près d’eux, la bête glatissante les regardait de ses yeux doux.

– C’est déjà pas mal pour une naine d’un mètre vingt, commenta une voix bien connue. Regarde dans quel état tu es. Un peu plus et tu serais revenue cul-de-jatte.

Blanche se frotta les yeux. Par derrière le visage renfrogné de sa sœur, elle en distingua un autre : celui d’Aaron. Il resta un peu en retrait, l’observa de bas en haut.

– J’aurais dû me douter que t’allais ramener encore d’autres bestioles.

– C’est un convoi ! rétorqua Blanche d’une voix qui tremblait encore un peu. Il est fait pour ça !

Avec colère, elle chercha une pique à ajouter, n’importe laquelle, et opta pour la première phrase qui lui vint à l’esprit.

– De toute façon, tes bras, ils sont pas confortables !

Aaron la fixa, l’air de dire « ça n’a rien à voir, idiote ». Il rétorqua d’un ton aigre :

– Tu l’as déjà dit, ça. C’est juste des bras. Ils sont pas fait pour être confortables !

– Bah les miens, ils le sont !

Cornélia leva les yeux au ciel. Gaspard s'approcha.

– Vous faites un concours de bras ?

Il contacta son biceps avantageux, doré par les soleils de la Strate.

– Toi, mêle-toi de tes slips, répliqua Aaron sans quitter Blanche des yeux.

– C’est pas des slips, putain ! C’est des boxers ! Vous me faites chier avec cette histoire de slip !

Cornélia retint un rire nerveux. Ils étaient les seuls à parler ainsi, d’une voix claire. Les autres boyards leur jetaient des regards froids. Ils surveillaient Moscou, droits dans leur bottes. Le convoi entier était silencieux. Tous regardaient la ville se ternir lentement, les coupoles des églises s’assombrir. Bientôt, l’or disparut totalement. Cornélia regarda la faim dévorante du doppelgänger remplacer la domination de Midas. Elle repensa à la bête noire, emprisonnée dans la benne du camion, qui secouait ses chaînes désespérément.

Au moins, tu es libre à présent, songea-t-elle.

Aegeus, lui, n’était toujours pas là.

Pour la première fois, elle se demanda ce qu’il adviendrait s’il ne revenait pas. S’il mourait quelque part dans Moscou, dévoré par la créature qu’il avait lui-même libérée…

« Si je ne reviens pas, qu’Aaron et Iroël prennent la tête du convoi. Ils en sont capables. »

Cornélia essaya d’imaginer. Ce fut plus facile que ce à quoi elle s’attendait. Elle avait confiance en Aaron. C’était un garçon insupportable, mais il était fiable. Plus ou moins. Et il était franc. Au moins, on savait ce qu’il pensait, lui. Il n’était pas du genre à échafauder des plans aussi fourbes que ceux de son maître. Et à cause des archanges, il avait appris à collaborer avec Iroël. Les deux se complétaient bien lorsqu’ils arrivaient à se supporter.

Oui. À choisir, elle préférait obéir aux ordres d’Aaron que d’Aegeus.

Il valait sans doute mieux pour tout le monde que cette vouivre ne revienne pas. Elle se sentit coupable de penser une chose pareille, mais c’était plus fort qu’elle. En fixant les murailles du Kremlin, elle imagina le convoi attendre encore une heure, ou deux, puis se remettre lentement en route. Enfin, si Aaron acceptait la disparition de son maître…

Elle se tourna vers le changelin, certaine qu’il fixait Moscou avec des yeux inquiets. Ce n’était pas le cas. La surprise envahit Cornélia. Inquiet, il l’était certainement, mais au lieu de jouer au chien fidèle, il s’occupait de Blanche.

Enfin, à sa façon.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0