75 - Sauvetage de squonks

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Blanche courait à perdre haleine, sans tenir compte de ses pieds brûlés. Elle n’osait même plus les regarder, sachant très bien qu’ils ressemblaient de plus en plus à des steaks hachés. Le petit squonk respirait fort à son oreille, dans un souffle chaud et un peu humide. Il tremblait de peur.

Allez, plus vite ! Plus vite !

Elle contourna un immeuble soviétique tout en béton et s’engagea dans une avenue. À sa droite s’élevaient les remparts couverts d’or. Du coin de l’œil, elle surveillait les alentours.

« C’est une bête qui avale les gens et prend l’apparence d’un double maléfique. Et s’il se propage, tout le secteur risque d’être envahi… »

À quoi pouvait bien ressembler cette créature ?

Et pourquoi les oiseaux de métal se multipliaient-ils autour d’elle ? Elle était censée se rapprocher du convoi, donc s’éloigner d’eux. Mais on aurait dit que ces sales bêtes se rassemblaient. Peut-être la suivaient-ils... Elle jura quand un serpent de cuivre traversa la rue juste devant elle, et qu’elle dût sauter au-dessus de son corps brillant.

Au détour d’une rue, elle comprit.

Midas était là.

Midas, face à deux Aegeus…

Ses pieds s’immobilisèrent d’eux-mêmes ; elle recula derrière une voiture et d’un coup d’œil, prit la mesure de la scène qui se jouait là. Plusieurs mètres séparaient encore Midas de son adversaire, mais un cordon de gardes s’était déjà formé autour d’eux, dessinant un cercle parfait.

C’est pour obliger Aegeus à faire face à Midas. Il ne peut pas s’enfuir.

Midas avait l’aura d’un roi antique. Sur ses larges épaules s’étaient perchés trois pies dorées qui semblaient faire partie intégrante de son corps. Sous l’éclat des soleils – Alsvinnr et Árvakr s’étaient remis à jouer et galoper dans le ciel –, sa haute couronne brillait de mille feux dans toutes les directions. À ses pieds rampait une masse infâme de serpents de cuivre, qu’il piétinait sans le moindre égard.

Et en face de lui se tenait Aegeus.

Devant Midas, il semblait plus jeune, plus petit de taille. Mais il était double : d’une main, il tenait une chaîne, et cette chaîne menait à une créature noirâtre et mouvante, qui était son reflet exact. Blanche plissa les paupières. Alors c’était ça, un doppelgänger… Elle contempla l’étrange créature sans pouvoir s’en empêcher.

Le squonk remua contre elle. Il devait se demander ce qu’elle attendait. Il fallait qu’elle fuie le plus loin possible, mais une curiosité mortelle la tenaillait. Elle contourna la scène sur la pointe des pieds et se dirigea vers une rue adjacente, mais avant de s'enfuir, elle se retourna une dernière fois.

Pile à l’instant où Aegeus lâchait la chaîne du doppelgänger.

Midas ne devait pas s’y attendre. Plusieurs mètres les séparaient encore. La créature grandit d’un coup ; sa chaîne se dévida derrière elle, fouetta l’eau de la Strate. Sa tête perdit ses traits bien dessinés, devint molle et fluide comme si elle hésitait sur sa nouvelle forme. Lentement, elle parut humer l’air, chercher une proie. Derrière elle, Aegeus recula jusqu’à rejoindre un grand miroir, dressé contre un trottoir. Blanche fronça les sourcils. Un miroir, à cet endroit ?

Des gardes de Midas se précipitèrent vers Aegeus, peut-être pour casser le miroir, mais ils n’y parvinrent pas à temps. Le doppelgänger faisait déjà face à Midas. Blanche vit l’immortel lever son visage. Il dit quelque chose qu’elle n’entendit pas, peut-être avec mépris ou suffisance. Le doppelgänger se remodelait déjà entièrement. Son corps prit un éclat lisse et dur, brillant comme du métal noir. Ses épaules s’élargirent, et une toge mouvante se déploya sur son torse. Bientôt, il surplomba Midas et continua de grandir encore. Le roi d’or tendit une main vers la chaîne qui serpentait dans l’eau ; mais ce geste provoqua la colère de la créature. Elle rugit de la même voix grave que Midas, expectorant un nuage de secrétions noirâtres. Puis, de sa main large comme un battoir, elle attrapa Midas par la nuque et le ramena brutalement à elle. Il heurta son torse de ténèbres, y resta plaqué ; d’un geste tremblant d’effort, il posa ses deux mains bien à plat sur le doppelgänger et tenta de s’arracher à son étreinte.

Blanche comprit aussitôt que c’était perdu d’avance. La force de la créature éclipsait la sienne.

Midas était déjà mort, mais il ne semblait pas le comprendre. Il ne criait pas, ne jetait pas d’injures à l’intention d’Aegeus ; aucune panique ne se sentait dans ses gestes. Peut-être ne pensait-il pas pouvoir mourir ainsi. Peut-être était-ce impossible de concevoir sa propre disparition après avoir vécu des millénaires…

D’abord, ses mains furent lentement absorbées par le torse du doppelgänger, suivies de ses avant-bras. La créature le tenait toujours par la nuque, le forçant à rester contre elle. Centimètre après centimètre, Blanche le vit se faire dévorer par l’obscurité. Des lianes de ténèbres s’agrippèrent à lui, des taches d’ombre se déployèrent sur sa peau d’or, ternissant sa brillance de statue. Midas subissait le sort qu’il avait fait subir à Moscou depuis un temps immémorial... Incapable de se débattre, ligoté par les tentacules d’ombre, il disparut sans un cri dans un dernier remous noir. Alors le doppelgänger grandit d’un bon mètre supplémentaire. Ses traits s’affinèrent et les détails mal dégrossis de sa toge se précisèrent pour créer un drapé d’une précision incroyable.

Il était devenu Midas.

Tous les serpents de cuivre, à ses pieds, furent gagnés par les ténèbres. Le doppelgänger se pencha vers eux, semblant presque curieux. Plusieurs têtes de vers se formèrent sur ses épaules, comme s’ils cherchaient à s’extirper de son corps. Mais ce n’étaient que de vagues reproductions. Un oiseau émergea de son torse, couvert de la même substance noire, comme un goéland mazouté ; Blanche reconnut l’une des pies qui s’étaient trouvée sur les épaules de Midas, et qui comme lui avait été dévorée. Elle s’envola dans l’éclat noir de ses nouvelles ailes.

Les gardes, autour de la scène, reculaient à pas comptés. Ils ne savaient pas comment réagir face à la déchéance de leur maître. Blanche vit luire la peur dans leurs yeux.

Elle chercha Aegeus, mais il avait disparu.

Ne restait que le miroir, qui lui avait servi un temps et qu’il avait abandonné derrière lui. Cette vision glaça Blanche. Si même Aegeus avait fui, ce n’était pas le moment de rester plantée là…

Elle détala à toutes jambes.

Autour d’elle, Moscou commençait à perdre sa brillance. La ville se tachetait d’ombre.

Aïe aïe aïe, se répéta Blanche en galopant de plus belle. Aïe aïe aïe…

Elle sauta par-dessus une plaque d’or changée en flaque ténébreuse. Puis elle évita de justesse un yurlungur noirâtre.

Qu’est-ce qu’il se passera si ça me touche ?

Elle préférait ne pas le savoir et se mit à courir plus vite. Les nerfs de ses pieds hurlaient de douleur. C’était comme un incendie qui remontait le long de ses jambes.

Blanche ! fit soudain le squonk. Blanche !

De sa petite main de souris, il désigna une tache claire qui tremblotait sous une haie. Un squonk ! Les yeux exorbités, la bestiole regardait les ténèbres progresser vers elle. Blanche lâcha un juron. Occupée à enjamber un yurlungur, elle dévia de sa trajectoire et se précipita vers la petite créature. Celle-ci, tétanisée par la peur, fixa cette géante qui fondait sur elle. Blanche l’arracha du sol et la jeta sur sa deuxième épaule comme un sac à patates. Un couinement lui échappa ; la bestiole essaya de sauter par terre pour échapper à ce kidnapping.

– Ah non ! s’énerva Blanche. Bouge pas, toi ! Si tu me ralentis, on est tous morts !

Les deux mains plaquées sur chacune des créatures, elle fonça droit vers la frontière. Le premier squonk posa sa petite patte sur celle de son semblable.

Gentille Blanche. Sauver squonks !

Zigzaguant à travers les avenues, Blanche trouva un troisième squonk, puis un quatrième. Elle n’arrêtait pas de faire des détours pour les sauver, et la terreur grandissait dans son ventre. Le fleuve n’était plus très loin… mais aurait-elle le temps de l'atteindre ? Un vent puissant s’engouffrait entre les bâtiments, venu de l’ouest. Il fallait vite le suivre et rejoindre la Moskova. À présent, Blanche n’y voyait plus grand-chose, aveuglée par les corps ronds des squonks qui s’agrippaient à elle ; elle ne sentait plus grand-chose sous ses pieds non plus. Peut-être n’avait-elle même plus de pieds.

Tant qu’elle pouvait courir, peu importait.

Quelques mètres plus loin, une pierre la fit traîtreusement trébucher. Elle ne parvint pas à reprendre son équilibre et heurta le sol de plein fouet. Les squonks roulèrent autour d’elle en poussant des cris ; sous la douleur, Blanche se recroquevilla une seconde. Des larmes perlèrent à ses paupières.

– Je vais pas y arriver, sanglota-t-elle. Je vais pas y arriver…

Elle essaya de se hisser sur ses jambes. Ses genoux étaient tout écorchés. Au passage, elle vérifia qu’elle avait encore des pieds : ils étaient là, et ils étaient en charpie.

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