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Cornélia songea au doppelgänger enchaîné dans la benne.

« Il va dévorer Midas, ensuite tout Moscou. » avait dit Iroël. Et ensuite les alicantos et les yurlungurs... »

Et certainement aussi tous les petits squonks qui se cachaient dans les coins. Impuissante, Cornélia se massa les tempes.

– C’est trop tard, Blanche, on ne peut rien faire… Crois-moi, il faut surtout pas qu’on soit chez Midas quand Aegeus va mettre son plan à exécution… Le squonk n’est que…

Le squonk n’est qu’une bestiole parmi les milliers qui meurent chaque jour dans la Strate.

Elle serra les poings. Était-elle vraiment en train de penser une chose pareille ?

– Si, on peut encore faire quelque chose, répliqua Blanche avec aplomb. Moi, je peux.

D’un geste vif, elle se saisit du bidon apporté par Mitaine et but un bon litre cul sec. Cornélia l'observa en silence. Elle contempla son expression rigide de détermination ; le rideau de cheveux sales qui avait remplacé sa frange bien coupée de citadine ; ses jambes et ses bras maigres qui avaient commencé à prendre des petits muscles à force de marcher sans cesse, de se battre et de rouler dans l’eau. La Strate l’avait changée. Elle les avait changées toutes les deux. Cornélia songea à Iroël, dix minutes auparavant, qui l’avait laissée se hisser à la force des bras sur une benne de sept mètres de haut. Il n’y avait pas si longtemps, elle était littéralement descendue d’un immeuble, à flanc de façade, à ses côtés. Iroël n’essayait pas de la surprotéger. Il ne projetait aucune insécurité sur elle. Il était toujours sûr de lui, et il la rendait sûre à son tour. Blanche méritait une sœur qui aurait cet effet-là sur elle, qui la pousserait en avant et lui ferait confiance. Une vraie grande sœur, pas un chien de garde. Elles n’avaient plus douze ans ; ce n’était plus à Cornélia de la protéger. Alors l’aînée se força à articuler :

– Tu es certaine que tu peux y arriver ?

Blanche grimaça en auscultant ses plantes de pieds.

– Une fois changée en raijū, oui.

– Blanche, coupa l'aînée. Il ne faut pas que tu perdes un instant. Aegeus va lâcher un doppelgänger sur Midas. (Les yeux de Blanche se teintèrent d’incompréhension.) C’est un… une bête qui avale les gens et prend l’apparence d’un double maléfique. Il va remplacer Midas. Et s’il se propage, tout le secteur risque d’être envahi…

Blanche resta silencieuse une seconde, le temps de digérer ces nouvelles informations. Elle hocha la tête avec un grand sérieux, puis saisit son masque.

– T’inquiète. J’suis de retour dans deux minutes, tu vas voir !

Elle lui fit un petit signe, puis la concentration envahit son visage. Elle disparut dans un grésillement discret.

– Elle est repartie ? demanda une voix rauque dans le dos de Cornélia.

Aaron. La jeune femme se retourna vers lui, acquiesça en silence. Le garçon portait un miroir aussi haut que lui.

– Il fallait l’empêcher de faire ça ! aboya-t-il. Toute la ville va devenir dangereuse !

– C’est une grande fille, Aaron, rétorqua Cornélia d’un ton sec. Elle est majeure et vaccinée. J’suis pas sa mère, toi encore moins. (Elle désigna le miroir.) C’est pour quoi, ça ?

Il grinça des dents.

– C’est pour Aegeus. C’est la seule chose qui peut te cacher d’un doppelgänger.

Derrière lui, un cortège de boyards approchaient, encadrant soigneusement quelque chose.

– Poussez-vous ! Dégagez le passage !

Ce quelque chose, c’était deux Aegeus.

L’un était entièrement noir, visqueux comme une sculpture de pétrole, et se couvrait de mille reflets changeants sous la course rapide des soleils. Aux poignets et aux chevilles, il portait des chaînes, et il était mené d’une main de fer par le vrai Aegeus. Les nivées les regardaient passer, les yeux écarquillés. Beyaz et un autre soldat de dimensions hors normes tenaient les autres chaînes du doppelgänger, à équidistance, de manière à ce qu’il ne puisse ni dévier de sa trajectoire, ni se rapprocher d’Aegeus. Une forte odeur de soufre se déployait dans son sillage.

– Un doppel… bredouilla Danaé dans les rangs. Il en avait vraiment un. C’était vrai… Y en avait un dans le convoi depuis le début…

– Écoutez tous ! rugit Aegeus. Midas se dirige vers nous en ce moment-même !

Le doppelgänger tenta d’avancer vers lui, mais les chaînes tendues par les autres boyards l’en empêchèrent d’un coup sec.

– La totalité du convoi, nivées et boyards inclus, doit rester stationné sur la frontière ! ordonna Aegeus. C’est une obligation vitale.

Il tourna lentement sur lui-même ; son regard parcourut les rangs des créatures qui l’observaient. Toutes écoutaient en silence. Malgré les actes qui avaient entamé sa réputation, Aegeus restait le maître du convoi… et le symbole de leur survie.

– Quoi qu’il arrive, vous m’entendez, quoi qu’il arrive, personne ne doit toucher l’or de Midas. (D’un geste, il désigna les flaques dorées qui dégoulinaient sur les remparts de briques rouges.) Personne ! Restez sur la frontière, avancez au pas, et n’en déviez jamais.

Parmi l’auditoire se trouvaient Sleipnir et les trois autres bêtes – l’étalon de pierre, le cheval aux sept têtes et la chimère au pelage de léopard. Pendant quelques secondes, la course effrénée des soleils s’arrêta, de sorte que toute la Strate sembla figée de nouveau. Comme si Alsvinnr et Árvakr écoutaient eux aussi la voix d’Aegeus.

– Aujourd’hui, nous tentons de vaincre Midas, acheva-t-il d’une voix de stentor. Pour votre survie à tous, priez pour que nous y parvenions !

Des acclamations s’élevèrent des boyards. Aegeus se tourna vers eux.

– J’ai besoin de deux volontaires.

Les acclamations cessèrent d’un coup. Gaspard finit par dire, en désignant les deux soldats qui tenaient les chaînes du monstre :

– Ils sont déjà là !

– Merci, Gaspard, rétorqua Aegeus. (Il les toisa tous avec mépris.) Vous n’êtes qu’une bande de pleutres. Mitaine, Cornélia ! Vous serez volontaires désignées d’office.

Ses mots mirent deux secondes à monter jusqu’au cerveau de Cornélia.

Quoi ?

Mitaine, elle, n’hésita pas. Bibiche fièrement en main, elle rejoignit Aegeus. La mort dans l’âme, Cornélia finit par l’imiter.

– Pourquoi elles ? lança Gaspard, peut-être inquiet pour Mitaine – bien qu’il n’en laissait rien paraître.

– Parce qu’elles ont des couilles plus grosses que les tiennes, répliqua Aegeus du tac au tac.

D’un geste, il ordonna à Mitaine et Cornélia de porter le miroir à la place d’Aaron. Il pesait lourd. En jurant et forçant sur ses bras mous, Cornélia se demanda pourquoi elle obéissait ainsi, si facilement, et sans même poser de questions. Peut-être était-ce simplement l’habitude ? Peut-être qu’elle aussi, au final, était devenue un boyard ?

– S’il y a une chose que mes cinq siècles d’existence m’ont appris, c’est que les femmes reculent moins devant le danger, trancha Aegeus. Si j’avais eu le choix, ce convoi n’aurait été encadré que par des femmes !

Certains boyards grimacèrent. La dryade leur adressa un clin d'œil débordant de moquerie. D'un hochement de tête, Aegeus fit comprendre, à elle et à Cornélia, qu’elles avaient toute sa confiance.

– Allons-y. Nous devons tout mettre en place avant que Midas n’arrive. (Il se tourna vers Aaron.) Reste ici. Surveille le convoi.

Le garçon suffoqua, exactement comme lorsque Cornélia avait été obligée de faire l’inverse.

Quoi ?

Aegeus ne répondit pas. D’un coup rapide sur la chaîne du doppelgänger, il ordonna au monstre de se remettre en route. Mais alors qu’ils s’éloignaient, une brutale quinte de toux de plia en deux. Son lieutenant se précipita vers lui.

– Recule, feula Aegeus d’une voix qui manquait de souffle.

Cornélia, qui se tenait un mètre derrière eux et portait ce satané miroir avec Mitaine, entendit Aaron chuchoter :

– Je peux y aller à ta place. C’est trop risqué…

Aegeus cracha par terre – Cornélia crut distinguer du sang. Puis il se redressa de toute sa taille et Cornélia crut qu’il allait mettre une gifle au changelin.

– Aaron ! Pour qui te prends-tu ?

Le garçon se ratatina. Il courba la nuque devant lui.

– Mais Midas… tenta-t-il tout de même.

– Ferme-la ! Je ne veux plus t’entendre. Tu penses que je suis trop faible pour triompher d’un va-nu-pieds comme Midas, d’un stupide roi humain ?

– Ouais, enfin, marmonna Mitaine à voix basse, le va-nu-pieds fait trois mètres de haut et pèse plusieurs quintaux…

Aaron abdiqua. Il baissa le nez et recula vers ses hommes, aussi furieux que son chef, sinon plus. D’un geste, Aegeus ordonna au groupe de se remettre en route.

– Il va servir à quoi, le miroir ? tenta la dryade.

Un grognement lui répondit.

– Avec un peu de chance, à rester en vie.

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