Au détour d'une rencontre

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La voix grave de la chanteuse m'enivre. Tel un murmure porté par un souffle, ses mots se posent sur mon visage, caressent mon décolleté et finissent au fond du verre que je tiens d'une main ferme. Incapable d'y renoncer, je me retrouve happée par les paroles qui s'extirpent d'entre ses lèvres pulpeuses. Allez savoir pourquoi cela faisait tant écho en moi…

You give me just a taste so I want more.

J'en viendrais presque à oublier la version d'Edwyn Collins. Sans rancune, il ne m'a jamais touché de cette façon-là, lui.

Si cet homme aux cheveux gris debout sur la piste de danse, vêtu d'un tee-shirt bleu, lance un nouveau regard à ma voisine de table, alors, j'irai rejoindre la scène pour embrasser cette sirène toute de paillettes vêtue. Je tapote le rythme de la musique sur le comptoir du bar en attendant que mon vœu soit exaucé. Exhibant le parasol rose, dont l'embout est imbibé de tequila, je le porte à mes lèvres, imaginant une cigarette dont j'inhale fougueusement la fumée imaginaire. Me dirigeant vers la scène aménagée du bar où se produit l'artiste de passage, je passe quelques mèches de cheveux derrière mes oreilles. Je grimpe les escaliers à côté de la scène jusqu'à me retrouver à proximité de la chanteuse. Sous les applaudissements de la salle et sous les regards de ceux qui sont venus m'encourager pour chanter alors que l'artiste entame son dernier couplet, je jette un regard appuyé à l'homme aux cheveux gris qui m'a porté chance en me permettant de réaliser un de mes nombreux fantasmes. Applaudissant comme le reste du public, je me rapproche d'elle pour lui faire une accolade. Lina, essoufflée, coince le micro sous son bras pour répondre à mon geste et j'en profite alors pour l'embrasser. La chanteuse en tombe des nues, mais se ressaisit très vite et se dégage de moi en me giflant. Bien sûr, cela ne pouvait effacer le sourire béat sur mon visage. Je n'oublie pas de saluer la foule et, avec l'élégance d'une femme libérée dont l'abus d'alcool manque de la faire tomber, je descends les marches à côté de la scène. Oh… Je crois que j'en ai raté une…

Avec du recul, on peut dire que cette soirée n'était pas si catastrophique que ça. Si on omet le fait que j'ai gaspillé une bonne partie de ce qui me reste de ma paye d'avant-hier dans des cocktails acidulés, j'ai été raisonnable. Ce qui l'était moins, par contre, c'est de ne pas avoir attendu que l'argent refasse surface sur mon compte en banque pour sortir. Il est vrai qu'il était déjà bien entamé quand j'ai dû payer la somme due aux proprios, les courses faites à la va-vite chez l'épicier du quartier et les sacs et autres joyeusetés obtenues au rabais un matin de soldes.

Le baiser était peut-être exagéré en y repensant, mais tout risque mérite que l'on sorte de sa zone de confort. Et… c'est ce que j'ai fait ? Maladroitement, certes, et sans gêne, mais j'ai réussi à me surprendre ! Il suffit que je ne pense plus à la réaction de la chanteuse, ni même à la culpabilité que je ressens et tout ira pour le mieux. Pour l'instant, je dois m'occuper de ma migraine. Patricia, la gardienne de l'immeuble où je vis, avait accepté de me raccompagner chez moi, hier. Elle avait été alertée par téléphone. L'ivresse du moment m'a fait tomber de la scène et ma tête a heurté les marches de l'escalier. Des gens se sont précipités vers moi en pensant que je m'étais blessée, mais quelques secondes après que quelqu'un se mette à inspecter ma tête, allant jusqu'à compter mon pouls, je me mis à ronfler. Ce n'était pas étonnant. Pourquoi, alors que la vie ne m'avait que très rarement offert de cadeaux, fallait-il que j'ai droit à un évanouissement théâtral, digne d'un film romantique ? Mon romantisme à moi, c'était une paire de collants déchirés et une bouche pâteuse dont l'haleine, alcoolisée, se mêlait à des ronflements rédhibitoires… Pour en revenir à Patricia, qui est l'une des quatre contacts de mon téléphone en plus de mon patron, mon conseiller bancaire et la bibliothécaire en bas de chez moi, la gardienne d'immeuble avait l'habitude de recevoir mes appels. Lorsque je ne m'étais pas remise d'une cuite ou qu'un énième homme m'avait éconduite après un premier rendez-vous, j'avais l'habitude de passer la voir dans son appartement pour lui raconter mes déboires autour d'un thé au citron. Finalement, nous étions devenues de bonnes amies malgré notre différence d'âge (j'ai 28 ans, elle en a 49). C'est pourquoi, à côté de son nom dans mon répertoire téléphonique, j'avais indiqué "à appeler en cas d'urgence". Elle se nommait donc, "Patricia à appeler en cas d'urgence", ce qui a dû mettre la puce à l'oreille à l'individu du bar qui a décidé de lui passer un coup de fil pour me sortir de là.

Avant que son réveil ne sonne, Betty ouvrit les yeux et quitta son lit. Elle partit dans la salle de bains pour se préparer activement et récupéra son sac à main. Bâillant dans le métro, elle s'appuya contre la barre métallique pour dormir un peu. Lorsque le chauffeur arriva à son arrêt, il freina brusquement et elle se cogna la tête. Gémissant, elle se précipita vers la sortie en se massant les tempes. Arrivant sur son lieu de travail, elle salua avec un grand sourire ses collègues au pas de course alors que sa montre lui indiquait déjà cinq minutes de retard. Il était 9 h 35 et elle commençait à 9 h 30, or, Monsieur Dorval, son ennemi juré, ne manquerait pas de lui faire savoir. Tel un prédateur qui pouvait sentir la détresse de sa proie, il se glissa parmi les rangées de bureaux de l'open space jusqu'à s'arrêter derrière elle. Sans prononcer un mot, il plaça son bras devant elle, mettant sa montre à hauteur de ses yeux. Poussant un soupir, elle leva les yeux au ciel.

  • Je suis désolée Monsieur Dorval, mais j'ai eu des petits problèmes ce matin. Vous savez, ces tracas mensuels qui viennent sans recevoir aucune invitation. Il y en avait partout, j'ai cru défaillir.

Betty eut de nouveau un grand sourire. C'était bien trop tentant de l'écœurer de bon matin avant qu'il ne prenne son café. Elle le savait particulièrement sensible à ce sujet, prenant la fuite ou arborant une expression de dégoût lorsque le sujet des règles était évoqué entre collègues, principalement féminines. Il ne fit aucune remarque et se contenta de prendre un air hautain avant de s'éloigner vers les postes de ses collègues. Attachant ses cheveux en queue-de-cheval, Betty mit son casque sur les oreilles, un air heureux sur le visage. Elle aimait son métier par-dessus tout et, malgré ses défauts de ponctualité, elle ne laisserait sa place pour rien au monde. Ce qui lui plaisait avant tout était de pouvoir parler. Discuter avec des gens. Sur le principe de SOS Amitié, l'entreprise dans laquelle elle travaillait avait poussé un peu plus loin l'honorable initiative. Au-delà d'une simple conversation entre bénévoles et anonymes, les employés d'Au détour d'une rencontre offraient la possibilité pour n'importe qui se sentant seul, gratuitement, de pouvoir obtenir un rendez-vous dans un lieu public avec un membre de la firme dont il ou elle s'est senti le plus proche. Les rencontres avaient lieu dans un café généralement ou dans une bibliothèque. La seule condition était d'être majeure et de remplir un formulaire administratif comprenant une dizaine de questions, en échange, le client devait réaliser une photo avec le membre de l'équipe choisi. Ce cliché était ensuite recueilli dans un book virtuel dans lequel des milliers de profils étaient déjà inscrits. Ainsi, et sur la base du volontariat, l'individu ayant reçu la visite d'un employé et souhaitant renouveler l'expérience devait donner de son temps pour quelqu'un d'autre. C'est de cette façon-là que la majorité des bénévoles avaient intégré l'entreprise. Au fur et à mesure, de nouveaux membres ont rejoints le groupe et ont pu bénéficier d'une rémunération contre leur travail. Néanmoins, si au début l'esprit de la marque était de promouvoir le vivre-ensemble, il s'est rapidement avéré qu'au vu du succès et des innombrables demandes pour rencontrer les bénévoles, il a fallu obtenir davantage de moyens pour s'occuper de cette masse d'individus nécessitant un peu de temps avec quelqu'un d'autre que soi-même. Alors, l'entreprise à cédé au rachat d'un grand groupe industriel qui souhaitait diversifier son activité. Dès lors, la course au rendement était en marche et l'efficacité prônait sur la générosité…

La gentille Betty a assisté à de nombreux changements. Depuis l'époque où elle était elle-même en conflit contre la dépression et l'anxiété et où le fait de composer le numéro d'Au détour d'une rencontre était son ultime appel à l'aide jusqu'à aujourd'hui où elle était définitivement intégrée au groupe en tant qu'employée, depuis cinq ans maintenant. Malheureusement, elle constatait qu'elle n'allait pas mieux. Elle n'était plus seule, mais ressentait toujours cette profonde mélancolie qui amoindrissait ses rares instants de bonheur. Sélectionnant les messages non lus dans sa boîte mail pour les lire attentivement, la jeune femme soupira. Elle était chargée d'une commune en particulier et devait identifier chacune des demandes qui n'ont pas encore été traitées sur le site. Sa tâche consistait à répondre avec un message vocal personnalisé en fonction de chaque profil. Alors que la matinée était déjà bien entamée, la brunette restait concentrée sur son écran d'ordinateur, ne relevant pas une seule fois la tête. Les réponses aux formulaires étaient presque toutes similaires. Un tel demandait un peu de compagnie, car la solitude lui pesait, sans indiquer d'autres raisons ; un autre voulait combler le vide que lui avait laissé la perte d'un être cher, … Dans la plupart des cas, les personnes demandaient de l'aide, tel un ultime recours… Jamais elle n'avait pu lire autre chose qu'un SOS désespéré. Elle espérait secrètement qu'en échange du temps consacré à les rencontrer et à recevoir leur chagrin et leurs peines, elle pourrait obtenir la garantie qu'ils ont retrouvée l'envie de vivre.

Défilant les réponses avec la souris, elle ne remarqua pas tout de suite que quelque chose avait changé, jusqu'à ce qu'elle fût frappée par la réalisation. Au contraire des messages de désespoir qu'elle recevait tous les jours, des mots d'espoir apparaissaient sur l'écran. Écarquillant les yeux, elle relut les phrases inscrites dans le formulaire sous les informations personnelles mentionnant le sexe, l'âge et le prénom de l'individu. Elle pouvait y lire des jeux de mots encourageants, de ceux qui vous confortaient sur l'état d'esprit de la personne qui avait envoyé la demande. Cette âme, cet homme était heureux. Très heureux même, si on s'attardait sur sa réussite professionnelle. Il était en bons termes avec ses amis, proche de sa famille et donnait de son temps pour des associations qui lui tenaient à cœur pendant ses jours de congés. Ce qu'il recherchait était, selon ses mots : non pas une oreille attentive ou un peu de compagnie, seulement, une partenaire de vie qui accepterait de troquer de son temps pour le passer avec moi à mener des recherches sur les relations humaines pour les besoins de mon roman en cours d'écriture.

Il voulait être avec une personne acceptant de participer à une expérience sans précédent afin de recréer l'amour. Ainsi, il se mettait au défi de vivre une relation amoureuse totalement libre. Libre des carcans de la société qui incitent les individus à s'aimer et se désaimer de telle ou telle façon. Redéfinir l'amour pour mieux le vivre et l'apprécier. Betty en resta coite, relisant plusieurs fois le formulaire. Le cœur palpitant sous l'effet de l'adrénaline provoquée par ce sursaut inattendu dans sa vie sans surprise, elle composa le numéro de téléphone qu'il avait laissé. N'entendant aucune sonnerie, elle fronça les sourcils, l'esprit ailleurs. Finalement, elle raccrocha. Se penchant vers sa collègue, Christophine, elle décala son casque pour lui murmurer dans l'oreille : « Il faut absolument que tu lises ce que je viens de recevoir. » ce que la collaboratrice fit aussitôt. La réaction de celle-ci était loin de la surprendre, Betty la savait très extravertie de nature. Elle se leva puis sautilla en applaudissant avant de prendre son visage dans ses mains. Elle lui dit quelque chose, mais Betty n'arrivait pas à l'entendre.

  • Christophine articule, je n'entends rien de ce que tu essayes de me dire.

Elle vit alors son amie articuler exagérément les mots et elle leva les yeux au ciel, secouant la tête.

  • Toujours pas. Sans rire, je n'arrive pas à t'entendre.

Pour la deuxième fois, aujourd'hui, Betty réalisa quelque chose. En réalité, ce n'était pas seulement les mots de Christophine qu'elle n'arrivait pas à percevoir, mais bel et bien tout ce qui l'entourait. Depuis ce matin, tout n'était que silence. Les verres se renversant par terre, les éclats de rire, les bruits de talons, l'élastique des pochettes renfermant les dossiers ou même les portes qui s'ouvrent et se referment… Aucun bruit ne lui parvenait. Posant sa main contre sa poitrine, mesurant son pouls de nouveau palpitant, elle bafouilla des excuses pour retourner à son travail. Elle imprima alors rapidement le formulaire affiché à l'écran puis récupéra son sac à main par terre et s'en alla. Sa gorge était nouée, de la sueur recouvrait la paume de ses mains. Tentant de garder un sourire naturel sur son visage, elle se força à garder bonne figure jusqu'à ce qu'elle sorte de l'établissement. Enfin, lorsqu'elle arriva en bas, elle marcha d'une allure précipitée, empruntant différentes rues sans trop savoir où elle allait. Sans réfléchir, elle envoya un message au numéro inscrit sur le formulaire froissé entre ses mains :

Nous avons bien reçu votre formulaire d'inscription et nous vous en remercions. Au détour d'une rencontre est ravie que vous ayez sollicité ses services. D'ordinaire, le message se finirait par une proposition de premier rendez-vous, puis, vous aurez été en contact avec la personne ayant reçu votre formulaire. Cependant, cela se passera différemment cette fois, je le regrette. Car c'est moi qui ai besoin de vous, ou plutôt, j'ai besoin que l'on me change les idées. Je me trouve devant le café de Florane, j'en suis sûr que vous en avez déjà entendu parler, il est assez réputé. Je suis brune et je porte un gilet de couleur rouge par-dessus un ensemble mauve à pois. Si vous acceptez de me rencontrer, j'accepte d'être votre cobaye amoureux.

Betty sortit un mouchoir pour essuyer la sueur sur son front et elle pénétra à l'intérieur du café, s'asseyant à une table qui lui donnait accès à une vue dégagée de la rue. Elle commanda une boisson chaude et patienta. Une heure, puis deux heures passèrent. Elle hésitait à partir, c'était une mauvaise idée. Elle avait agi sans réfléchir. La brune s'apprêta à se relever lorsqu'elle vit quelqu'un rentrer dans le café et marcher dans sa direction. L'homme lui lança un sourire timide, puis, tira la chaise en face d'elle et s'assit, sans prononcer un mot. Il était d'une beauté incroyable, de celle dont les yeux s'attardent dessus involontairement tant ses traits attiraient le regard. Il était grand, brun, arborant des cheveux bouclés qui tranchaient avec sa mâchoire carrée. Il devait avoir à peu près le même âge qu'elle. Ses yeux vairons la découvraient presque avec timidité. Baissant le regard pour se détourner de leur intensité, elle sortit de son sac à main un cahier et un stylo et écrivit ceci :

Je m'appelle Betty. J'aurais pu vous dire à quel point je suis désolée de vous avoir pressé de la sorte ou encore que je manque profondément de professionnalisme, mais je ne voudrais surtout pas m'attarder sur des choses aussi futiles. Je prends le risque de croire que si vous êtes ici, c'est parce que votre curiosité envers moi, à l'égal de la mienne envers vous, vous a poussé à me retrouver ici. Je dois dire que vous m'avez épaté, vous ne manquez définitivement pas de repartie. J'ai envie d'en savoir plus. Sur vous, vos inspirations, vos aspirations et la raison qui vous a poussé à vouloir étudier ainsi le comportement humain. Vous m'intriguez beaucoup. Et, avant que vous ne me posiez la question, je suis sourde. Depuis peu de temps, à vrai dire. Et la raison pour laquelle j'écris sur ce cahier plutôt que de m'exprimer à voix haute est qu'il m'est plus facile de vous avouer toutes ces choses avec une plume plutôt que de vous bafouiller à la figure.

Relevant la tête, la jeune femme rencontra ses prunelles qui brûlaient d'interrogations. Sans un mot, elle lui tendit le cahier en lui montrant du doigt la page à côté de son texte pour qu'il lui réponde, ce qu'il fit.

Très chère Betty, je suis enchanté de vous connaître. Je m'appelle Daniel. Laissez-moi vous avouer à quel point vous m'intriguez. Jamais je n'aurais pensé obtenir de réponse à cette demande de rencontre et, par-dessus tout, jamais je n'aurais pu espérer recevoir une réponse positive pour participer à mon expérience. Je suis mentaliste de profession et je peux déjà dire que vous êtes un personnage complexe. J'espère également apprendre à vous connaître…

Affectueusement, un quasi-inconnu qui vous veut du bien.

Elle lut attentivement ce qu'il avait écrit, essayant de retenir les larmes au ras de ses cils. Soudain, elle sentit qu'il touchait du bout des doigts sa main. Pour la troisième fois, aujourd'hui, elle prit conscience de quelque chose : c'était à quel point il est facile de laisser entrer l'amour dans sa vie.

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