Le début de la fin ?

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Le samedi matin, impossible de rester au lit. J’aurais bien dormi encore plusieurs heures mais Lola n’est pas de cet avis. Je me lève, Ludo ne se réveille même pas. Je prépare un petit déjeuner en repensant à mon rêve. Si réel, si intense, des sensations si fortes, même si elles ne furent que dans mon esprit. Je ressens encore des émois que je ne peux expliquer. Une chaleur, une tension dans le bas ventre, une envie…

J'essaye de ne rien montrer et d’être là pour mon enfant, mais c'est comme un dédoublement de personnalité. La mère et le femme se dévoilent en moi, agissant ensemble chacune à sa façon. C’est surprenant. La partie mère rit avec ma fille et fait des projets pour la journée, tandis que l’autre, la femme, fait sursauter ma poitrine et glisse dans mes pensées des images toutes plus érotiques les unes que les autres, baignant mon imagination dans le stupre.

Ludovic finit par nous rejoindre. Ça me fait mal de l’admettre, mais j’avais comme oublié qu’il était à la maison.

Je tente de l’inclure dans notre énergie et de lui parler de notre idée pour la journée. Aller au baby-accrobranche et manger des glaces. Il écoute d’une oreille. Puis, quand j’insiste, il fait la grimace et critique notre choix.

—T’en as pas d’autres, des idées débiles ? Tu veux que Lola crève de chaleur ? Tu fais vraiment n’importe quoi ma pauvre, m’invective-t-il avec véhémence.

—On apporte de l’eau et des chapeaux et on sera sous les arbres. Et puis là-bas, tout est prévu en cas de canicule, réponds-je, faisant une moue complice à ma fille.

Ludovic soupire et lève les yeux au ciel.

J’essaye de rester positive, pour sauver les apparences, mais ma voix chancelle. Par chance, la pâte à tartiner sur la table semble avoir plus d'intérêt pour ma fille, que mon visage qui se décompose. Elle n'a pas réagi, préférant racler le couvercle avec ses doigts.

L’attitude de Ludovic reste froide. Je vois dans son regard que je l'agace, ou peut-être pire, je l'indiffère. Le ton qu’il a employé est dur. Ce qui l'est encore plus c'est que je sais qu'il ne s'excusera pas. Monsieur le Docteur en physique, ne s’excuse jamais.

Alors que je passe mon temps à le faire. C'est étrange, cette joute silencieuse, insidieuse qui se joue entre nous. Je tente un pas vers lui, il me repousse et je crois que je fais la même chose, la plupart du temps. Cette désynchronisation est aussi violente que discrète. Elle détisse jours après jours les fibres de notre lien amoureux.

Il alterne les regards entre sa fille et son café, jamais dans ma direction. Il me snobe. Il ne m’a pas demandé si j’avais bien dormi par exemple, ou juste si j’allais bien. Je ne me rappelle même pas s’il m’a fait un bisou ce matin. Dans ma tête, je déplore que les deux seuls jours qu’il passe avec moi semblent être une corvée pour lui.

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Lundi, une semaine redémarre, la dernière de l’année scolaire pour ma petite Lola. Le « c’est quand qu’on va à l’école » est devenu le « c’est quand que je vais chez mamie ? ». Elle me le répète jusque dans la voiture. Ce matin, mon mari est avec nous, il ne part qu’en milieu de matinée. Pour Londres, cette fois-ci.

Devant l’école, sa bonne humeur et sa capacité à discuter avec les parents d'élèves tranche beaucoup avec le Ludovic que je connais. Devant ces gens, le voici, bavard, avenant, drôle. Un vrai rayon de soleil. Jamais plus il ne parle ou rit ainsi avec moi. Je le regarde faire, sans prendre part au sujet. Je suis intriguée par ce Ludovic que j’ai en face de moi. C’est lui que j’avais épousé il y a sept ans, et le voir ainsi me ramène à toutes sortes de bons souvenirs nous concernant. Cela m'amène aussi à un vil constat, cet homme là n’existe plus que dans les interactions sociales, ça n’est plus que la belle façade qu’il offre au monde. Celle qui souvent, d’ailleurs, me fait passer pour une femme chiante qui ne saurait pas profiter de la relation exceptionnelle dans laquelle elle se trouve.

Nous rejoignons notre voiture. Aujourd’hui, Ludo me dépose aux funérailles de Raymond Brétignant. Au retour, il va déposer la voiture pour son contrôle technique.

Durant le trajet, Ludovic retrouve son silence habituel.

—Pourquoi tu ne ris plus avec moi, comme avec les parents de l'école ? osé-je. Je crois que ça me manque, cette relation que nous avions avant.

—Moi je suis bien comme ça, répond-t-il, froidement.

—Je m’en doute, mais moi je commence à en souffrir. J’ai l’impression d'être là, à l’intendance pour toi. Je tiens la maison, je m’occupe de notre fille et…

—Je n’ai ni le temps ni l’envie de parler de ça, me coupe-t-il.

—Et bien moi si ! Parfois j’ai l’impression que moi ou une autre ça serait pareil pour toi, je ne me sens plus unique à tes yeux. T’es plus beaucoup à la maison ces temps-ci, on dirait que tu ne veux plus être avec moi. Vendredi, quand on a fait l’amour, t'étais même pas avec moi, Ludo ! Je veux nous retrouver et retrouver l’excitation comme avant ! Je m'éteins, il faut du changement !

—Ecoute, j’ai pas d'énergie à mettre dans ces conneries, au travail nous sommes sur le point de faire une découverte importante…

—Mais tu passes ton temps à « être sur le point de faire une découverte importante », t’es théoricien ! Donc ma vie ça va être ça ? Tout le temps ? m’insurgé-je.

—Notre vie me convient. vendredi c’était très bien. C’est toi qui a un problème, pas moi. Tu sais quoi ? annonce-t-il froidement en coupant le contact et en me regardant en face pour la première fois de la journée.

Son regard est neutre, sans expression. Il me fixe tandis qu’il prononce ces mots.

—Si tu as besoin de piment dans ta vie, pourquoi tu ne profites pas d’être seule en juillet pour voir si c’est mieux ailleurs ?

—Pourquoi ? Parce que c’est ce que tu fais, toi ? rétorqué-je d’un ton immature.

Il ne dit rien et tourne sa tête du côté de sa vitre.

—Ah non ! m’écrié-je. Tu vas me répondre ! Ça se fait pas de balancer ça et de me laisser mariner.

—Mais non, je fais rien !

Sa réponse offre un répit à mon esprit tourmenté. Je me sens soulagée qu’il soit fidèle à nos engagements, mais d’un autre côté, cela met en relief la santé fragile de notre couple et ça me plonge dans le désarroi. C’est donc à cause de moi. Juste moi.

—Je pense que nous devrions utiliser ces trois semaines loin l’un de l’autre pour réfléchir à ce qu’on veut pour l’avenir, enfin… Surtout toi, parce que encore une fois, moi j’ai pas de problème avec notre couple, conclut-il, les yeux dans le vague.

Cette phrase me touche et me déstabilise. Les multiples interprétations possibles de sa réponse me troublent. Réflechir à la séparation, dans l’intimité de mes pensées est une chose. Sentir la possible fin en est une autre. Je me suis toujours dit qu’un problème trouvait une solution quand tous les concernés y travaillent. Réfléchir de son côté, qu’est-ce que cela va nous apporter ?

Par dépit, et sans doute pour montrer à Ludo combien je suis peinée, je sors de la voiture de façon théâtrale. En silence, sans un regard, ne prenant pas la peine de dissimuler mon mal être, je ferme la portière dans un grand fracas.

J’arrive devant l’église deux minutes avant le début de la cérémonie, avec le regard de circonstance.

En entrant, je jette un oeil à la gerbe florale commandée par la mairie. Elle est magnifique et tape-à-l'œil. Une immense coupe blanche, orangée et rouge, entourée d’un épais ruban portant la cocarde bleu, blanc, rouge. « L'équipe communale de Surmil-en-Vauclair. Sincères condoléances. »

Muriel me fait signe. Je m’assois au cinquième rang, à côté d’elle. L’église est pleine à craquer, il y a même du monde qui patiente à l’extérieur. La vie de la commune s'arrête ce matin pour Raymond Brétignant. Je trouve ça beau.

L’hommage est simple, mais efficace. Un homme, présenté comme son fils, fait une lecture religieuse où il est question d’amour et de partage. Tout ce que son père se sera évertué à être dans sa vie. J’aperçois Édouard qui porte un lumignon avec ses cousins au moment du rituel de la lumière. Quand il retourne s'asseoir, il jette un œil à l’assistance et son visage s'éclaire quand il me voit. Son sourire me fait un drôle d’effet.

À la fin de la cérémonie, je croise à nouveau le regard d’Edouard en sortant de l’église. Cette fois-ci, je baisse les yeux.

Nous sommes sur le point de partir quand Muriel m’informe :

— Dans quarante minutes, il y aura un verre de l’amitié, le fils Bretignant vient de nous inviter. Je dis jamais non à un petit rosé !

La petite salle à l’arrière est celle du conseil municipal. De mémoire, je n’y avais jamais vu autant de monde à la fois. Le maire et toute l’équipe municipale sont présents ainsi qu’une partie de l’assistance présente aux obsèques. De nombreuses bouteilles ont été ouvertes, et quelques plateaux de grignotages ont été disposés sur des tables.

Il règne un joyeux brouhaha. Raymond Brétignant était un homme guilleret, convivial et cette assemblée lui ressemble tout à fait. Quels beaux hommages que ces sourires et ces conversations.

À l'extérieur, Muriel et Malika fument leur cigarette en discutant alors que je tâche de de faire bonne figure, un verre d'eau gazeuse à la main. Je n'écoute que d’une oreille, obsédée par la conversation désagréable que Ludovic et moi avons eue dans la voiture. Même si j’en ai compris l’intention, le sens de tout cela m'échappe. Voit-il ce moment seul comme une autorisation à fréquenter une autre personne ? Est-ce un test ? Une parole en l’air ? Qu’attend-t-il de tout ça ? Et si c’était juste une façon de me quitter en douceur ?

Je n’ose pas en parler et je n’ai pas envie de lui poser la question ouvertement.

Mes pensées s’interrompent d’un coup quand je réalise que Malika et Muriel sont rentrées dans la salle. Me voici seule dehors, un verre à la main et le visage dépité. Un coup d’oeil à mon reflet dans la vitre à coté de moi et je constate ma déchéance. Laetitia est là et elle me juge. Cette Laetitia est impuissante face à la situation et je n’ai aucun pouvoir pour la soulager, nous sommes piègées. Cette idée déclenche chez moi un sanglot que je tente d’endiguer en passant ma main sous mes yeux.

— Bien que la journée soit triste, je me doute que ces larmes ne sont pas destinées à mon père. Je me trompe ? interroge une voix grave dans mon dos.

Je sursaute. Je me retourne rapidement, et constate la présence du fils Brétignant, celui qui à lu le texte à l’église. Je le reconnais tout de suite. Horriblement gênée d'être vue en train de m'apitoyer sur mon sort, j’essaye de faire bonne figure et tente un sourire compatissant.

Cet homme est agréable à voir. Edouard est son portrait craché. Il semble un peu moins âgé que moi, ce qui m'amène à penser qu’il a dû avoir son fils quand il était très jeune. Cette pensée me traverse une seconde, juste avant que son regard assuré ne me happe.

—Pardon, je suis désolée, réponds-je, confuse.

—Ne vous excusez pas, la vie continue et les tristesses du monde aussi, hélas. Édouard m’a dit que vous travailliez à la mairie, c’est bien cela ?

—Oui, oui, j’ai rencontré votre fils la semaine dernière, je m'occupe de l’état civil.

L’homme se met à rire.

—Il y a méprise, Édouard est seulement mon neveu. Lui et moi n’avons que 10 ans d’écart, j’ai l’air si vieux que ça ? Je ne sais pas comment le prendre, s’amuse-t-il.

—Non… Je… Non, bafouillé-je.

— Non, je ne suis pas son père, reprend-il, plus sérieusement. Son père est mort il y a plus de quinze ans.

—Oh, mon dieu, je ne savais pas que Monsieur Brétignant avait perdu un fils.

—Je me doute que papa n’en a jamais parlé, il a toujours évité le sujet.

Le regard peiné, je le vois prendre une inspiration et se redresser. Il croise mon regard à nouveau et me sourit.

— Et vous, alors ? reprend-t-il avec assurance. Que se passe-t-il pour pleurer seule dans votre coin ?

— Des choses. Disons que je ne sais pas trop où j’en suis.

—Nous sommes beaucoup de notre génération dans ce cas !

Savoir que d’autres sont dans la même situation que moi ne me rassure pas. Au contraire, si nous sommes tous dans le même puits, qui sera là pour nous remonter ?

Et puis, est-ce grave d'être égoïste, du moment que cela reste dans un coin de notre tête ? Je n’ai pas envie de plaindre les autres, je voudrais que l’on me plaigne, moi ! Comme si une douleur connue de tous partait plus facilement. Cela dit, ce n’est ni le lieu, ni le moment. Je choisis de lui sourire, en réponse au regard sympathique qu’il me lance.

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