Premiers troubles

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Perdue dans mes pensées, les yeux rivés au plafond, je profite des derniers instants de calme et de solitude, allongée dans mon lit. Déjà pointent sur mes draps les premières lueurs du jour.

Mon esprit s’éveille rapidement, et bientôt, il tourne à plein régime. Je visualise ma journée, et toutes ces choses à faire. Préparer ma fille et nos affaires, me préparer -accessoirement- puis l’emmener à l’école, ne pas être en retard au travail. Toutes ces étapes, simples, qui sont les habitudes de millions de personnes tous les matins, m’assomment d’avance. Je n’ai pas le temps de m’apitoyer sur mon sort, voici que j’entends des bruits de petits pieds sur le carrelage. La porte de ma chambre s’ouvre, une mignonne petite fille bondit sur mon lit et me couvre de bisous. Je la serre dans mes bras, hume l’odeur dans son cou, et l’embrasse. Cet adorable rituel du matin éclipse un instant ces pensées négatives qui m’assaillent encore et encore ces derniers temps.

Ce n’est qu’une fois seule devant le miroir de ma salle de bain qu'elles reviennent. Je culpabilise parfois de me sentir mal. Il paraît que j’ai tout ce qu’il faut pour être heureuse. Je suis mariée, j’ai une merveilleuse petite fille, un travail correct, et pourtant, il me manque un truc.

Le truc.

L’exaltation. La fureur de vivre.

Ces dernières années, je suis devenue un robot qui s’affaire au bonheur de tous, sauf au sien.

Je me demande bien pourquoi j’ai installé un si grand miroir dans ma salle de bain.

Bien-sûr que je sais pourquoi.

Avant, le reflet qu’il me renvoyait me remplissait de fierté et d’orgueil. J’étais jeune, j'étais ferme, j'étais désirable. Ce miroir montrait, en surface tout du moins, ce que j’avais et surtout ce que mon partenaire avait la chance d’avoir. Comme si mon apparence avait un quelconque poids dans le respect ou l’importance que les autres m'accorderaient. Foutaises.

Aujourd’hui, vingt ans plus tard, le reflet est un peu différent.

Avec le temps, j’ai cessé de m’affamer. Je connais enfin le goût du sucre et des féculents, et c’est très bon. À tel point que le sport que je fais comble à peine les frénésies de chocolats de ma semaine. Ce n’est pas grave, je crois que je m’aime mieux ainsi, avec quelques formes.

Ma poitrine ne tombe pas encore trop. Enfin, c’est ce que je constate en la soupesant. Ça y est, je me sens ridicule, j’en prends conscience, un sein dans chaque main. Je m’habille rapidement et me maquille uniquement parce que je m’y sens obligée. Je ne l’avouerais jamais, mais c’est peut-être pour contrer mon impression d’infériorité qui jaillit au contact de mes deux magnifiques collègues. J’aimerais parfois voler leur jeunesse ainsi que leur beauté facile qu’un rien met en valeur.

Me voici enfin prête. Ma fille aussi, bien qu’elle ait mis son tee-shirt à l’envers. Elle porte son cartable sur son dos dans toute la maison, répétant inlassablement :

—C’est quand qu’on va à l’école ?

C’est une phrase que j’entends une trentaine de fois tous les matins, même le dimanche. Lola n’a que 4 ans et, à cet âge, il est difficile de se repérer dans la semaine.

Aujourd’hui, jeudi, je serai encore seule pour gérer le quotidien puisque mon mari est en déplacement et ne rentrera que demain. Pour lui rappeler que j’existe, je lui glisse un SMS, juste avant de refermer la porte de notre appartement.

«Bonne journée mon amour».

Je dépose Lola à la maternelle, et fais semblant de me sentir aussi concernée que la maîtresse quand elle me parle de la mauvaise tenue du crayon de mon enfant, devant elle qui plus est. Je sors de l’école, encore empreinte de mon masque de politesse et de douceur, celui que chaque maman est censée revêtir quotidiennement, si elle ne veut pas être jugée.

Devant le portail, entre mamans d’élèves, nous nous saluons. Le silence soudain que je suscite à mon passage, et les sourires faux qui l’accompagnent ne m’accordent aucun doute. Ce matin, le sujet de leurs médisances, c’est moi.

Jugent-elles ma tenue ? Que peuvent-elles bien trouver à redire ce matin ?

Alors, comme d’autres avant moi, je garde la tête haute et tente de réprimer les idées négatives qui m’envahissent. Par chance, la radio qui hurle à tue-tête quand je démarre le moteur de ma voiture m’aide à ne plus m’en préoccuper.

J’arrive devant la mairie, et c’est parti pour ma journée de travail.

Je suis au service de l’état civil, c’est moi qui dresse les actes officiels. Notre population plutôt vieillissante et la maison de retraite en entrée de la ville font que je m'occupe le plus souvent de décès. Dans notre petite commune, il y a très peu de naissances. De nos jours, rares sont celles qui accouchent à domicile. La dernière à Surmil-en-Vauclair, date de 2019. Il y a aussi quelques mariages, fort heureusement, pour apporter un peu de gaîté à tout cela.

Ce village est agréable et j’aime y travailler.

Derrière mon bureau, je passe ma première heure à récupérer toutes les erreurs de ma collègue. Je travaille à 80%, j’ai mes mercredis pour m’occuper de ma fille La plupart du temps, durant mon absence, ma collègue demande aux personnes de repasser, Quand elle n’a pas le choix, elle y va, récalcitrante, et bâcle le travail. Décidément, le jeudi n’est pas mon jour préféré.

Celui-ci plus que les autres, on dirait bien, car au milieu de ma pile de documents, se trouve le brouillon de l’acte de décès de Monsieur Brétignant.

Oh non, c’est pas vrai !

Je connais bien cet homme. En 10 ans passés dans la mairie de Surmil-en-Vauclair, voici bien une personne que j’ai eu l’occasion de côtoyer souvent. Raymond Brétignant, c’est celui qui connaît toutes les nouvelles avant tout le monde. C’est ce voisin disponible et agréable pour tous. Le mois dernier, il s’occupait encore de faire traverser les écoliers sur le passage piéton face à la mairie. Malgré son âge et son statut de retraité, il aimait être utile à la communauté. Sa maison était connue de beaucoup de livreurs, comme l’endroit où ils pouvaient déposer un colis quand les destinataires étaient absents. En août, il devenait l’arroseur officiel des jardins de tout son quartier. En décembre, les illuminations de sa maison égayaient toute la commune. Il installait des automates et des figurines éclatantes qui émerveillaient petits et grands. Sa maison et sa vieille cafetière étaient toujours prêtes à recevoir les visiteurs inopinés. Cet homme, c'était la joie de vivre incarnée.

Combien de fois, lors de ses visites à la mairie nous a-t-il amené des viennoiseries ou quelques fleurs de son jardin. Et quand Lola est née, il avait déposé un cadeau à mon attention à l’accueil, démontrant une fois de plus à quel point les gens comptaient pour lui ! Monsieur Brétignant a été quelqu’un pour tout le monde ici. Voir ce nom sur ce papier me rend triste. Je pense à lui. Pas avec la tristesse d’un deuil, mais avec l’envie de rendre hommage à une personne qui aura toujours œuvré à rendre son monde meilleur.

—Son p’tit fils va repasser dans la matinée ! J’ai pas voulu faire d’conneries, alors j’ai rien validé, m’informe Muriel sans s'arrêter de mastiquer son chewing gum.

Je tâche de masquer mon agacement et lève les yeux dans sa direction. J’esquisse même un sourire de façade.

—Tu t’rends compte, il avait un cancer et il l’avait dit à personne ? continue-t-elle. Le vieux, il connaissait tout de nous, mais finalement on ne savait rien de lui. Il est mort chez lui mardi soir.

Sur ces mots, et sans attendre ma réaction, elle tourne les talons et retourne à l’accueil.

Je pose le document de côté et ne peux retenir un soupir constatant la hauteur de la pile de dossiers qui m’attend. Trois autorisations de travaux et deux transcriptions plus tard, j’entends la voix de Muriel qui m’informe que le petit-fils Brétignant est arrivé. Au rez-de-chaussée, je suis la seule à avoir un bureau. Je n’ai jamais su pourquoi les démarches d’état civil nécessitaient un tel secret, mais je ne boude pas mon plaisir pour autant.

À peine le temps d’une signature en bas de page, que quelqu’un frappe à ma porte déjà entrouverte.

—Bonjour, Madame Martin ?

J’entends cette voix masculine avant même de lever mon regard. Elle résonne en moi d’une drôle de manière, je la sens vibrer sur ma peau. Quand je lève les yeux, son apparence me surprend. Son timbre et sa carrure donnent l’impression d’un homme de mon âge, mais ses yeux et les traits de son visage témoignent d’une jeunesse qu’aucune barbe ne pourrait dissimuler.

—Bonjour ? Vous êtes le fils de Monsieur Brétignant ?

— Son petit-fils.

—Ah ? Excusez-moi. Asseyez-vous, je vous prie.

Alors qu’il prend place sur la chaise en face de moi, mes yeux se posent sur son buste taillé au couteau -comme dirait Muriel- que son tee-shirt moulant camoufle à peine. Je l’observe farfouiller dans une sacoche de laquelle il sort différents papiers et je ne peux m'empêcher de le trouver beau. Il me regarde enfin et sourit avec douceur. Je décèle dans ses beaux yeux marrons une pointe de tristesse, qui me rappelle le but de sa visite et me recentre sur ma tâche.

— Je vous adresse toutes mes condoléances, je connaissais bien votre grand-père. Cette nouvelle m’a profondément touchée.

—Merci, répond-t-il, en baissant les yeux.

—Votre grand-père était apprécié de tous ici vous savez ? osé-je.

Mon interlocuteur ne répond rien. Il sourit. De toute évidence, il le savait déjà, mais l’entendre semble lui faire du bien.

Je relis les papiers avec lui. J’aperçois son prénom et son âge, 23 ans. Ouch ! Il est bien plus jeune que je ne croyais.

— Edouard …

— Oui, et …

—Et… rien. réponds-je, gênée d’avoir pensé tout haut.

—J’aime pas trop ce prénom, il fait vieux, je trouve, surenchérit-il.

—Ça revient à la mode, continué-je, ne sachant quoi dire de plus.

—Oui, Ed Sheeran, mais sinon, rien. Et vous ?

—Moi ? Oui, j’adore Ed Sheeran, annoncé-je dans toute ma candeur.

Le sourire de mon interlocuteur s'élargit. Il pouffe d’abord discrètement, mais peine à se contenir et le voici qui rit à pleines dents. Je sens la chaleur monter à mes joues devant ma bêtise et l’idée même qu’il le pense aussi me rend d’un coup honteuse.

—Non, je voulais dire « et vous, votre prénom » ! s’amuse-t-il en riant, comme s’il voulait en rajouter une couche.

Je ris avec lui. Pas de moi, mais de son regard malicieux qui m'entraîne dans son humeur. Il ne me lâche pas des yeux, je me sens transpercée, mise à nue, cette sensation fait écho à des émotions du passé, qui me semblent très lointaines. C’est une douce chaleur agréable, je ne saurais pas la décrire autrement.

—Je n’aurais jamais cru, si on m’avait dit que j’allais rire autant en préparant les obsèques de papi, reprend-t-il, en devenant plus sérieux.

—Je suis absolument désolée. En même temps, dans des moments pareils, ça peut faire du bien.

Mon travail achevé, je l’invite à signer l’acte fraîchement dressé. Il se concentre un instant sur le document et lit mon prénom à haute voix.

—Laëtitia …

Sa voix me déclenche des frissons. 23 ans. Je camoufle mon émoi derrière un sourire de politesse.

En partant, il me tend sa main. Je suis une fois de plus surprise par le décalage entre sa prestance et son âge. À moins que je ne côtoie que des jeunes un peu trop familiers. Surtout depuis le covid et les gestes barrières, se serrer la main ne semble plus exister dans cette génération. Mais lui le fait.

Il me serre la main avec délicatesse et l’enveloppe de sa seconde main.

—Merci, Laëtitia.

Pourquoi mon prénom dans sa bouche prend-il une dimension si poétique ?

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