"Tu peux danser comme elle, mais jamais tu ne seras une étoile"

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 Alice se préparait, comme à son habitude. Elle rangeait soigneusement ses souliers de soie sur la planche à ses côtés. Elle observait patiemment les gouttes d'eau qui tombaient régulièrement sur le carrelage craquelé des vestiaires.

 Elle faisait et refaisait des nœuds dans ses rubans de souliers, machinalement et sans un mot. Quelques fois, le concierge passait pour polir le sol, sans même la regarder.

Elle entendait presque la musique, elle voyait la scène, elle la vivait !

Rideaux ! Lumières ! Musique ! Elle planait telle une fleur tombée d'un arbre, virevoltant au gré du vent ! Un magnifique spectacle qui cessa bien vite. Amélie venait juste de poindre le bout de son nez aquilin dans le vestiaire. Elle se pavanait entre les allées de son royaume, sa ribambelle de suivantes louant ses mérites à chaque pas. Alice fit un léger sourire et secoua la main en guise de salutation. Amélie ne daigna même pas accorder un sourire à sa partenaire.
Après tout, c'était elle la star, Alice ne faisait que suivre ses pas, du moins c'est ce que tous le monde pensait. En cachette, elle peaufinait les mouvements de sa partenaire en leurs donnant une touche de simplicité, de légèreté, de parfaite féminité. Elle rêvait de strass et de paillette mais de par sa condition, elle était reléguée au rang de suivante parmi les suivantes, une petite étoile dans une voie lactée trop grande pour elle.

 Les autres étoiles avaient beau briller, le spectateur n'a d'yeux que pour l'étoile du berger. Cette étoile se nommait Amélie.

 Non pas que Alice était envieuse ou aigrie, c'était une fille légère et simple mais, elle entendait aux tréfonds de son être une voix sourde crier de tout son souffle, qui s'égosillait pour espérer se faire entendre dans sa prison d'os. Cette voix voulait sortir et danser comme une diablesse, enflammer le parquet de ses pas brûlant, transformer le public en un culte à son nom, faire tomber les murs à chaque claquement des talons !

 Elle se prenait à sourire en pensant à la gloire et à son art. Danser n'était pas sa passion, c'était elle ! Elle vivait seulement avec des petits souliers de soie et une tenue de danse. Seule la lumière des projecteurs donnait du teint à son visage. Elle tournait en boucle dans sa tête.
Une voix chaude la tira de son rêve, celle de Mr. Harisson, le père d' Amélie. Il lui intimait que la répétition allait commencer. Elle se risqua alors à lui demander :

« Mr. , Pourrais-je aller devant, juste une fois ? »

Les yeux nimbées de rides du vieil Harisson exprimait un mélange curieux entre de la pitié, de la compassion et de l'amusement.

« Écoute petite fleur : Qui est la danseuse principale ? »

« Amélie... »

« Et qui danse le mieux ? »

La voix s'exprima une fois encore, elle voulait crier son nom.

« Elle... »

« Alors, je ne peux décemment pas te mettre devant, rappelle-toi que tu n'es là que par chance, tu es son ombre. Sache rester à ta place »


Elle se retrouva seule une fois de plus sur son banc avec sa petite voix. Elle acheva sa préparation et attacha en un beau chignon de jais, ses cheveux.
Elle passa devant un miroir un peu brisé aux extrémités. Elle ne se reconnaissait pas dans cette glace, depuis quand était-elle devenue l'ombre d'une apparence, l'ombre d'une ombre ? A-t-elle déjà été autre chose qu'une ombre, un reflet, un mirage sans aspect ni forme ? Une voix claire et cassante se fit alors entendre, une voix inconnue.


« Alors c'est comme ça ? »


elle regarde autour d'elle d'un œil inquiet


« Il te traite comme une figurante ! Nous savons tous qu'elle ne vaut rien, cette pimbêche blonde aux yeux vides, ce pantin désarticulé peinturluré ! Regarde-la bien. »


Alice venait juste de comprendre, son reflet lui parlait.


« Ne sois pas si naïve, tu les effraie ! Tous autant qu'ils sont ! Ils voient en toi un danger, tu brille trop ! Tellement, que tu éblouis l'étoile du berger ! Tu n'es pas faite pour être un mouton, tu es la louve de la bande »


Alice restait sans voix face à la glace. Dans sont reflet, elle voyait une parfaite version d'elle-même, une fille pleine d'assurance et de malice, elle l'enviait.


« Réveille toi et vit ce rêve qui te fait frémir chaque nuit, chaque instant de ton existence ! Je ne cesserait de crier sinon ! »


 La cloche tintait, signe du début des répétitions finales. Alice détourna la tête et se glissa rapidement jusqu'à la scène. Son regard fut néanmoins attiré par un détail, la tenue d'Amélie. Elle scintillait, et la scène était prévu pour elle. La rage prit sa place dans le cœur d'Alice.

 La répétition se passa comme toutes les autres. À intervalles réguliers, on entendait piailler les courtisanes au près de sa majesté des mouches ! elle enchaînait les mouvements à la perfection mais aucun projecteur n'avait d'yeux pour elle.
Finalement, tout est allé très vite, trop vite. Ça tient vraiment à peu de choses en fin de compte. Il a suffit d'un moment d'inattention dans les douches, d'un morceau de verre et d'une soif de célébrité. C'est après la séance qu'elle s'est faufilée telle une anguille dans sa cabine.

  Elle venait de briser le miroir du vestiaire sous les yeux effarés de son reflet. Saisissant à pleine main l'écharde funeste qui entaillait sa paume et elle se dirigea vers sa proie.
 Alice la regarda un bon moment avant de se décider. Elle semblait si fragile, si douce... Comme une poupée de porcelaine. Elle lui saisit la bouche et entailla profondément sa gorge délicate. Le divin liquide s'écoula à torrents sur le carrelage trempé, un gargouillis s'échappa de sa gorge béante, alors qu'Amélie sombrait vers l'inconscience. Bizarrement, ce fut facile, elle enleva le rideau et ferma la porte de la cabine.
Le sang gagnait de plus en plus de terrain à mesure que la vie s'échappait de la poupée de porcelaine. Ses yeux demeuraient toujours aussi vide, désespérément vides...

 Alice rangea ses chaussons et quitta ce lieu maudit, témoins de son méfait. Elle ne voulait plus rentrer chez elle, il était trop tard. Elle prit le chemin du pont Marc-Aurèle tout en se figurant les larmes chaudes du père coulant sur le cadavre frais de sa créature bien-aimée, elle n'avait pas envie de sourire.
 Elle fixait la surface de l'eau, son reflet fit de même. L'audace d'antan laissait maintenant place au vide et au défaitisme. Son reflet détourna le regard devinant le dernier coup d'éclat de cette étoile sombre qui se nommait Alice. Elle enjamba la rambarde sans une once d' hésitation et sauta dans le vide.

Pour son dernier envol, Alice traversa le miroir.

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