Chapitre 4 - 2

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Le lieu où elle nous conduit est une adresse ensoleillée, de celle que l’on n’oublie jamais, longtemps après que l’enfance a disparu. La bâtisse se cache derrière une haute grille de fer, d’un vert presque noir de cul de bouteille. Elle se tient au bout d’un chemin en pente qui tourne légèrement et la masque. Comme à chaque fois, nous retenons notre souffle de peur que les freins lâchent et que nous versions dans l’ancienne carrière de pierre dans laquelle elle est construite. La voiture roule au pas. Les graviers crissent. Nous longeons l’allée de lilas, frôlons l’arbre de Judée, glissons sous les arcades qui offrent un abri contre le soleil et la pluie, quelquefois le vent violent du sud. L’entrée dans la maison se fait par la façade nord, à l’abri des regards. La porte massive donne sur un couloir minéral. À droite, la salle de bains carrelée de blanc. Elle offre un lavabo octogonal immaculé, d’inspiration art déco, et une immense baignoire.

La maison est construite sur une colline à quelques mètres d’un jardin extraordinaire dessiné sur cinq niveaux qui, pour nous, se transforment tout naturellement en un fantastique labyrinthe. Au point le plus haut, une vieille tour domine l’ensemble de la ville. De quelque endroit où je me tiens, je peux la voir. Elle est la maitresse ancestrale du lieu. Tout autour, l’œil absorbe une profusion de grands cèdres, de pins et de marronniers d’Inde. L’après-midi, notre grand-mère nous autorise à nous y promener sans surveillance. Nous atteignons l’allée, franchissons la grille et, quelques mètres plus loin, nous entrons dans le jardin et, comme des folles, dévalons d’une traite les niveaux afin d’entamer la remontée à un rythme plus lent. Nous nous déplaçons dans les sentiers des massifs inférieurs, contemplant les statues, nous accoudant aux balustres pour observer les cygnes aux becs menaçants. Nos robes courtes, à pois bleus et blancs, au col ourlé d’une ganse gondolée, d’une blancheur de neige, recouvrent à peine nos genoux. Ma sœur est presque maigre, les cuisses grêles, les bras osseux, tapissés d’un duvet comme légèrement ombrés. Autour des bassins, de tout petits enfants, accompagnés de leur mère, délivrent de fragiles découpes de pain dur, et les oiseaux mollement s’en viennent honorer leurs minuscules oblations. Les graviers déposés dans les allées réfractent la lumière et la plupart des promeneurs plissent les yeux sous l’insoutenable intensité. Nous avançons, peu timides. Le jardin devient une chasse au trésor dans laquelle nous aimons nous fondre. Nous dépassons une rangée de baraques à ballons. Nos poches sont vides. Au ciel, des oiseaux de papiers semblent nous veiller. Des cerfs-volants pour enfants en forme de chats ou de coccinelles pendouillent lamentables contre les parois déjà torrides. Elle ne nous donne pas de chapeaux. Nous trainons, têtes brûlantes. Mes cheveux charbon absorbent le moindre éclat de lumière. Les siens, plus doux, renvoient des reflets châtaigne. Un peu plus loin, deux ou trois âniers vérifient les attaches de leurs bêtes obéissantes. Je deviens une fille sauvage, sans lois ni règles. Elle est une adolescente qui s’ennuie ferme. Seul maitre au jardin, le ciel, orphelin, parait vouloir tout écraser de la puissance d’un bleu implacable.

Maintenant poussées comme par une force invisible, nous entreprenons l’ascension vers les terrasses supérieures. Sans pouvoir discerner quoi que ce soit de compréhensible, on entend des bribes de voix au travers de l’enchevêtrement magique, des petits chemins dessinés par un architecte à l’humeur bucolique. Intriguée, je me dirige vers l’écho. Au détour d’un buisson de myrte, sous les arcades luisantes d’une enclave taillée à même la roche, j’aperçois la source de la ville. Au creux de la grotte, une silhouette se tient. Autour d’elle, quelques passants attentifs, de ceux pour qui le temps ne compte pas.

Il n'y a pas beaucoup de place. Une poussette encombre l’étroit chemin. Nous la contournons. Quand nous nous approchons, nous réalisons que c’est une vieille femme. Quelques feuillets à la main, elle lit à haute voix des poèmes sur le jardin. Ça parle de rois et de roses. C'est court et léger. Ceux qui s'arrêtent peuvent en emporter quelques bribes sans avoir à chercher le sens secret des images. Elle leur offre un cadeau inestimable. Une amitié, un partage, un jeté de dés un peu abîmés, mais toujours efficaces à modifier le hasard. Le gobelet est maintes fois lancé et voilà qu'aujourd'hui pour nous qui acceptons de suspendre le cours de la vie, les mots se tamponnent au creux des murs. Ils retombent en cascades, harmonie calée sur le son feutré de l'eau qui suinte de la pierre. Je la regarde. Elle arbore une chevelure décolorée, coupée plutôt court et d'un blond très pâle à la façon des années trente. Quelques mèches éclaircies encadrent son visage. Sa peau, malgré la chaleur, est poudrée. Je pense à l'odeur de riz et vois de fines coulures sur le mouchoir que, régulièrement, elle porte à ses joues. Nous partons sans dire un mot. Je me retourne une dernière fois. De dos, on pourrait croire à une jeune fille. Le corps s’est maintenu ferme et menu.


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