6 - La petite voix

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Aussi infime soit-elle, cette voix, je ne pouvais pas me tailler et faire comme si de rien n’était. Je me demandais dans quelle galère j’allais encore me fourrer. Coincés, coincés… ma petite, on l’est tous par ici. Je n’attends que ça de partir, moi, de briser mes chaînes. Et toi, petit miaulement, tu viens m’arracher à mon soulagement.

— Tu peux bouger ? hurlai-je, comme pour l’engueuler de m’avoir dérangé.

— Si je suis coincée, c’est que je ne peux pas bouger…

Ça commençait bien. J’allais prêter main-forte à une merdeuse. Mais celle-ci se rattrapa rapidement :

— Une poutre bloque mes pieds…

Pas bête, la môme, elle souhaitait vraiment s’en sortir.

J’ai soufflé un grand coup, puis je me suis remis les idées et le falzar en place. Parfois, tout s’ordonne d’une drôle de façon dans votre tête. C’est qu’on est fortiche pour trouver un sens là où n’y en a pas. J’avais souffert, j’avais fait d’étranges cauchemars, je m’étais cassé le dos à entrenir la joie de mes souvenirs, tout ça pour qu’on m’enquiquine et que je finisse par secourir une morveuse que je ne connaissais pas. Et lorsqu’on ne connaît pas, qu’on ne met pas de sentiments derrière, ça ne vaut rien. Sinon, nous ne mangerions pas de cochon. Car je peux vous le dire, un cochon, ça équivaut toujours à bien plus qu’une Bergule. Même qu’un cochon, c’est aussi gentil qu’un chien. Alors pourquoi aurais-je quelque chose à faire d’une si petite voix ? Mais non, il faut toujours qu’on se mette à chercher un sens. Se dire qu’on n’a pas fait tout ça pour rien. Qu’on a mangé son pain noir, mais qu’on en a chié assez pour mériter le blanc. Pour la justice, pour la paix, pour un menu confort de son cerveau. Et même si l’on sait que c’est des fadaises, on y croit toujours, car c’est toujours mieux que rien.

Par chance, nous n’avions pas eu le temps de décharger nos animaux. Grisou avait encore sur le dos l’attirail qu’on utilisait à la mine.  J’ai empoigné une corde et je l’ai passée autour de cette fichue poutre. J’en ai fait des tours… Malgré la pluie qui me ruisselait dans les yeux, j’ai vérifié par deux fois la qualité des nœuds. J’aimais le travail bien fait et ne voulais prendre aucun risque.

Cette fille, là sous les ruines de sa maison, c’était mon Kovarin. Mon petit bonhomme qui me suppliait de le sortir de son trou. Qui me tendait la main pour empoigner la mienne. Mais ce jour-là, moi, je n’étais pas avec lui, la faute à mon retard du matin. J’étais dans une autre galerie en train de faire mon satané boulot. Celui-là même qu’il faisait pour me ressembler. C’était à moi de mourir pour l’en dégoûter à jamais, de ce métier sinistre. Qu’il puisse épauler sa mère. Qu’il devienne ce dont j’avais rêvé. Qu’il aide le monde plus que maintenant. Plus que toujours, six pieds sous terre.

Tandis que je continuais mon manège, trottinant dans la boue entre la petite voix et mon âne, j’entendis des hurlements. Les korgals se déplaçaient sacrément vite. Un temps d’arrêt plus tard et le sang se remit à affluer dans ma tête, me remettant tout en pression.

— Monsieur, s’il vous plaît, ne me laissez pas.

Ne t’en fais pas, que je pensais. À ce moment, je n’étais plus un simple mineur, j’étais devenu un sapeur, une grue, un boulet de démolition.

Une fois la corde attachée autour de l’encolure de l’âne, je mis une tape sur sa croupe pour lui signaler d’avancer. Aussitôt fait, je revins vers elle et aperçus pour la première fois en contrebas, ses deux petits yeux noisette qui me cherchaient dans l’obscurité. Comme seule réponse, je l’ai regardé sans rien dire. Ça la rassurait. Je n’allais pas m’enfuir. Pas cette fois.

Les hurlements se rapprochaient. Là, je peux vous dire qu’on était mal barrés.

Deux korgals chargeaient dans notre direction, les babines retroussées, nous dévoilant leurs énormes crocs. Mes yeux avaient du mal à ne pas communiquer ma peur à la petite.

Je galérais encore avec cette corde qui ne voulait pas faire son boulot de corde. Rien ne bougeait. Et par-dessus le marché, mes tatanes s’enlisaient dans la glaise. Mes vêtements gorgés de pluie pesaient sur mes épaules, gênant le moindre de mes mouvements. Les deux monstres étaient de plus en plus proches à chaque battement de cils. Sous la pression, mes bras essayaient tout un tas de choses, dans le désordre et en tremblant : faire levier avec ma pioche, pousser mon âne au derrière, me pendre de tout mon poids à la corde… Une perte de temps, rien de plus.

Je suis désolé, m’excusais-je, tout en continuant de m’arracher les paumes sur cette corde de malheur. Je suis désolé de te laisser là. Je suis désolé de ne pas être assez fort pour que tu puisses avoir des gamins et leur faire de bons petits gâteaux. Je suis désolé d’être ce nullard de nain, pas même capable de pousser un bout de bois. Ma tête se repentit, mais mon corps, lui, continuait de persévérer.

Je me suis retourné, c’était inévitable : les deux korgals me sont tombés dessus. Je me suis battu comme j’ai pu, c’est-à-dire, bien maladroitement. Une mandale par ici, un coup de pied par là. Ces loups étaient rudement costauds. Mais le désespoir à cette bonne idée vous conférer une force que vous ne pourriez jamais imaginer. Je me suis mis à penser qu’ils n’étaient qu’une veine de charbon de plus à creuser. J’en ai eu de la colère ! Alors armé de ma pioche, je me suis mis à faire ce qu’on m’a toujours appris. C’est-à-dire frapper comme un sourd à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Contre ma poigne de besogneux, aucun homme d’armes n’avait reçu le bon entraînement. Personne ne s’attaquait aux travailleurs, si ce n’est en leur réduisant leur solde.

J’en ai mis un à terre, mais l’autre m’enquiquinait comme il faut. Ne perdant pas de vue la mission première, je volais quelques secondes afin d’accompagner le mouvement de Grisou.  Nos efforts commençaient à payer. Le pied de la gamine glissait doucement hors de son étau.

Et puis, c’en était trop. Les saletés se sont concertées. Ils avaient sous-estimé leur nain, ces charognards. C’est conjointement qu’ils m’ont attaqué. L’un d’eux a passé une corde autour de mon cou tandis que l’autre crapule m’enchainait le bide. Je ne pouvais plus respirer. Je voyais la fin de ma petite vie pleine de chagrin. Avec pour seule satisfaction, avoir enlevé une poutre de la patte d’une fillette.

Tandis que je sombrais, tête la première, les deux ordures se sont arrêtées. J’ai pu reprendre peu à peu mon souffle, sans même me demander la raison.

La terre a fait un soubresaut, comme une petite secousse. Puis ça a cessé, avant de reprendre aussitôt, comme si une grosse bête trifouillait en dessous. Ça avait tout du chat qui arrête de griffer le fauteuil lorsque vous êtes sur le point de vous lever pour l’engueuler, mais qui recommence dès que vous vous rasseyez. Je ne l’avais jamais senti trembler comme ça, la terre. Et pourtant, on travaillait tous les jours en dessous.

Les petits cailloux au sol frétillaient, comme du maïs qu’on aurait mis dans une poêle trop chaude pour en faire du pop-corn. Et puis ils en ont eu marre, les cailloux. Ils se sont mis à voltiger et à s’élever de plus en plus haut. Carrément. Ce n’était pas croyable. Même la pluie semblait tomber plus lentement, comme suspendue.

Puis d’un coup, éblouissant mes yeux, la ruine de la gamine s’est retrouvée projetée dans les airs.

De la maison ravagée est sortie la fillette. Des cheveux hirsutes flottaient au sommet de sa tête. Mais le pire, c’est que la gamine elle aussi planait au-dessus du sol.  À au moins deux mètres de hauteur. Vache ! Si je n’avais pas aussi mal partout, j’aurais pu penser que c’était encore mes foutues visions qui me jouaient des tours. Mais non, c’était bien réel cette histoire. Il régnait autour d’elle une atmosphère surnaturelle. Comme si qu’on lui avait installé un brûleur à gaz à l’intérieur de son petit corps de jeune fille. Un drôle de machin que je n’avais encore jamais vu.

Les deux voyous ne se sont pas laissés démonter et sont partis à l’assaut. Moi pour tout dire, je ne savais plus qui étaient les gentils et les méchants parmi tout ce cirque. J’eus bien du mal à me relever, l’air me rabattait continuellement en arrière. Au-dessus de la ruine, plus de gamine, seulement une masse brillante semblable à de la foudre en boule.

Alors l’un des korgals s’est emparé d’un pieu et l’a lancé vers la boule d’énergie, comme on le ferait d’un javelot. Ma peur était telle que je me suis étalé sur le sol. D’un vif coup d’œil, j’ai aperçu le projectile s’immobiliser dans l’air et faire demi-tour. On aurait dit qu’il était manipulé par une ficelle invisible. À l’intérieur de ce soleil factice d’où s’échappaient des sons jamais entendus, l’ombre de la gamine faisait la marionnettiste. Le javelot improvisé demeurait stationnaire, flottant devant cette bizarrerie surnaturelle. Et puis, d’une rapide accélération, il a foncé. Direction la poitrine du korgal. Vacherie, que je me disais. Il n’avait pas fait un pli. Mort comme ça, sur le coup. L’autre brigand a pris la fuite rapidement, cherchant du renfort. J’allais en faire autant, me prenant de la poussière dans les yeux, tellement que le vent s’était levé. Ça faisait un sacré boucan.

Finalement, le calme est revenu. Les animaux de la forêt ont pu se remettre à faire leurs gazouillis habituels de petits animaux de la forêt. Le vent soufflait en légères brises dans les arbres et la pluie tombait à vitesse normale. En oubliant nos baraques dévastées, tout avait repris sa place.

Sur ce coup-là, je ne sais pas si j’avais été trop trouillard, ou si au contraire j’avais été trop curieux. Mais je suis resté allongé, sans bouger. Et là, l’étrange gamine est revenue. Les cheveux ébouriffés. Dans ses mains, la corde qui reliait encore la poutre et Grisou. Même s’il était secoué, mon âne n’avait pas pris la poudre d’escampette.

La môme s’approcha. Complètement lessivée, elle eut toute de même la force de se pencher à ma hauteur. Monsieur est-ce que ça va ? qu’elle me sort. Là, j’ai eu un moment de latence. Les rôles étaient inversés. Je me suis tu et je l’ai dévisagé. Elle avait l’air d’aller bien, ou en tout cas mieux que celui qu’elle avait trucidé. Bien sûr sa peau était marquée de quelques égratignures, ses vêtements déchirés par endroit, et son souffle était parti en balade je ne sais où, mais rien de méchant. Elle attendait ma réponse, me fixant avec ses yeux qu’avaient l’habitude d’être malicieux. Alors j’ai répondu. J’ai dû lui bredouiller un truc pas terrible. Un « je crois », ou un minable « merci », et puis, par réflexe, je lui ai dit qu’on ne pouvait pas rester là. Qu’il fallait qu’on déguerpisse rapidement et qu’on se trouve une cachette.

Elle a hoché la tête, sans rien dire, et sans même m’aider à me relever. D’un saut, elle a crapahuté dans sa ruine puis à ouvert une armoire qu’avait les quatre fers en l’air. Elle a remué à l’intérieur puis en a sorti une casquette et un manteau trop grand pour elle. Certainement un souvenir de sa famille.

Je ne savais pas trop quoi dire sur cette fille. Elle avait l’air d’être une grande gamine tout ce qu’il y avait de plus banale. Pas peureuse pour un sou. Mais aussi loin que je me souvienne, je ne l’avais jamais vu. On n’habitait pourtant pas loin. Je voyais bien ses parents, des honnêtes gens qui ne causent pas trop, mais elle, rien. Kovarin n’était pas encore en âge de nous ramener des copines à la maison. Ou du moins, si c’était le cas, il eut bien raison de le faire sans notre bénédiction.

— Ramenez-là moi ! qu’on entendit au loin.

— Grouille ! que je lui lançai aussitôt.

— Ouais j’arrive, répondit-elle, casquette vissée sur la tête. Merci, monsieur, au fait.

On pouvait entendre le craquement des arbres morts qui s’écartaient pour laisser passer les loups. Leurs cottes de mailles rythmaient la nuit, dans des percussions cristallines comme deux couteaux qui se chamaillent. Ça ne sentait pas bon. Alors on s’est mis à courir.

Au bout d’un moment, la gamine s’est résolue à monter sur notre âne. Elle voulait faire la fière à bras, mais son tour de magie l’avait complètement rincée. Pendant qu’on cavalait, nous entendions toute l’horreur de ces bêtes. Quand ils courent, ceux-là, ils se déplacent à quatre pattes, prennent leur appui sur les arbres et sautent de tronc en tronc comme on passe nos doigts sur un peigne. Ils étaient vifs, maigres et nerveux, racés pour la course.

— Par-là, me fit la gamine en montrant une trouée dans la forêt

— T’es sûr de toi que je lui répondais, à bout de souffle.

Elle hocha la tête silencieusement. En contrebas, près de la rivière, on pouvait sentir leur souffle chaud de nos poursuivants. Ils haletaient comme des chiens de chasse, la langue pendante à vous en lécher la poussière. La meute se rapprochait. Les limiers repéraient nos empreintes dans la boue ainsi que l'odeur que nous laissions dans le fond de l’air. Alors, d’un coup d’un seul, j’ai tiré Grisou vers la rivière. L’eau nous arrivait aux épaules.  On luttait contre le courant pour y arriver, et on a marché longtemps, en diagonale, comme pour brouiller les pistes. Là, la gamine m’a pointé du doigt une cascade. Elle s’y cachait pour jouer, qu’elle me disait, lorsqu’elle s’évadait de sa maison. Sa connaissance de l’endroit était remarquable pour un ermite. C’était loin d’être une débile, elle avait de la suite dans les idées.

Heureusement, les loups n’ont pas pu remonter notre trace. La rivière, l’eau et la pluie faisaient souffrir leur odorat tandis que l’épaisseur de la nuit chamboulait leur vision.

À travers le rideau d’eau, j’ai entrevu Hurkaan, leur chef. Il houspillait ses hommes avec désinvolture. Il se tenait, droit, en face de nous. Nous étions transpercés par ses yeux de prédateur. Cependant, on savait bien qu’il ne pouvait pas déceler notre présence à travers le mur d’eau que formait la cascade.

Et puis, il s’en est allé, charriant les autres avec lui.

— Ils sont partis ? chuchota la fillette.

— Je crois.

— Ils vont revenir ? tout en cherchant sa place comme un petit animal blessé qui voudrait tout de même garder une certaine contenance.

— J’espère pas. Je veillerai cette nuit.

— Je m’appelle Brynn, qu’elle me dit, presque en me tendant la main, dans un geste de courtoisie inadapté.

— Bugli, que je le lui répondis, sans rien d’autre.

La gamine qui malgré toutes ces bizarreries n’en était qu’une, finit par s’endormir la tête posée contre un rocher.

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