5

4 minutes de lecture

L'homme posait un regard vide sur le porcelet se goinfrant autant qu'il le pouvait. Chaque jour, il venait voir l'animal qu'il avait ramené d'un pas titubant jusque chez lui et s'en occupait du mieux qu'il pouvait. C'était la seule chose qu'il lui restait de son fils, en un sens. Cela l'aidait à ne pas perdre définitivement la raison, même si dans certains moments de lucidité, il se demandait si l'attention qu'il portait au porc n'allait pas tourner à une obsession maladive malsaine, mais qu'importe. Pour l'heure, il en avait besoin.


Quelqu'un ouvrit la porte de la grange derrière lui, et son ombre vint se porter jusqu'aux côtés de l'homme. Accroupi, il tournait le dos à l'entrée lumineuse, et ignora le nouveau venu, l'esprit presque vide, avec comme seul objet d'intérêt le cochon se bâfrant avec un plaisir manifeste. L'apparition s'approcha d'un pas lent, posé, calme, et à la sensation qu'il dégageait, l'homme devinait immédiatement qui était venu jusqu'à lui. Les habitudes prirent sur lui et il se releva promptement, se retourna et s'inclina avec respect dans un même mouvement, sans avoir pris réellement conscience de ce qu'il faisait.


Un petit geste de la main, accompagné du bruit de bracelets d'os et de bois s'entre-choquant, lui fit relever la tête. Un mince sourire à peine esquissé empli de bienveillance au milieu d'une barbe grise fournie, des yeux un peu laiteux mais toujours emplis de ce même mélange de sagesse et de force tranquille. Habillé de couches diverses de vêtements et de quelques colifichets, le sorcier se tenait face à lui, une aura de calme se dégageant de lui. Pour autant, sous une apparence apaisante, on sentait parfois dans certains mouvements, certains petits gestes anodins, comme une sorte de violence contenue, une puissance qui ne demandait qu'à céder et à exploser. Quelques rares fois, le sorcier avait montré un réel agacement, et tous ceux qui y assistaient s'en remémoraient longuement, une crainte légitime et respectueuse habitant leur être lorsqu'ils se trouvaient de nouveau en sa présence.


Le sourire du vieux sage s'effaça pour laisser place à une mine sérieuse. Il fit signe à son vis-à-vis de le suivre dehors et l'emmena dans une courte promenade vers le reste du village. Sans un mot, l'homme le suivit, marchant à ses côtés tête baissée, avec respect. De temps à autre, le sorcier le regardait, soit d'un rapide coup d’œil à peine notable, soit par un long regard observateur, cherchant quelque chose que l'homme ne devinait pas - et de toute façon, dans son état, cela l'indifférait grandement. Au bout de plusieurs minutes de marche sinueuse dans la neige, le vieil homme le guida vers les abords de la forêt. Là, il s'arrêta, fixant au loin quelque chose entre les troncs noirs. L'homme fit de même, toujours en silence, et se perdit dans la même contemplation.


Des arbres plantés droits dans la neige blanches, leurs branches noires s'entremêlant sur le fond bleu gris d'un ciel maussade. Le vent soufflait sans rencontrer réellement d'obstacles, mais même lui n'arrivait pas à soulever plus qu'un bruit presque furtif, comme la respiration d'un dormeur rêvant profondément. La végétation maigre ne suffisait pas à barrer la vue, mais l'on ne distinguait pas pour autant l'horizon, les troncs innombrables finissant toujours par boucher la vue. Devant eux, il n'y avait que de la forêt, encore et encore et encore, presque vierge de toute vie, des stalactites de glace comme seule décoration, avec, de temps à autre, le mouvement d'un petit animal cherchant à survivre dans ce froid à en geler les larmes. Il y avait quelque chose de dur dans cette pureté cristalline, et pour autant, quelque chose de merveilleux, de beau. Et dans cette infinité de blanc et de noir, l'homme put enfin laisser aller un peu de sa propre noirceur. Après un temps incertain, une sorte de sérénité envahit son âme, comme s'il s'imprégnait de l'environnement figé par l'hiver. Au fond de lui, la plaie était toujours là, béante, prête à l'engloutir de nouveau. Mais ce moment l'avait recouverte d'un baume apaisant, lui permettant de retrouver un peu de lui-même.


Alors le sorcier parla, sans détourner la tête.


Il lui dit qu'il lui faudra créer un arc de ses mains. Une arme unique en son genre, dont le bois devra être taillé dans un if, et la corde faite de cheveux tressés, ceux de sa femme et lui. Il devra trouver l'arbre dans la forêt et récupérer le bois lui-même, récupérer les cheveux de ses propres mains et en faire une fine cordelette sans que quiconque n'y pose un doigt. Lorsque l'arme serait terminée, il ne devra jamais la bander, et personne d'autre n'en aura le droit. Il lui resterait alors à tailler une flèche adaptée pour sa tâche. Seul du bois de cerf conviendrait, et bien entendu, seul un bien particulier pourrait convenir. Le sorcier se chargerait de lui fournir. L'empennage, lui, serait fait de plumes de hibou qu'il devra trouver lui-même.


L'homme ne posa pas de questions. Il n'avait fabriqué que quelques arcs, et n'imaginait même pas comment une flèche pourrait être taillée dans du bois de cerf, mais cela lui importait peu. Si c'était ce qu'il avait à faire, alors il le ferait.


Le sorcier continua, d'une voix toujours posée :


  • Lorsque tout sera prêt, tu partiras par une nuit sans nuages. La lune éclairera tes pas, et tu seras guidé jusqu'à celui que tu cherches. Il viendra à toi. Alors tu n'auras plus qu'à tirer ta flèche en plein cœur. Cela sera ton unique chance. Tu ne devras pas faillir.


Le vieil homme tourna la tête vers lui. L'homme cessa sa contemplation du paysage et se retrouva face à deux yeux bleus où une once de tristesse semblait flotter.


  • Tu n'as que peu de temps et tu ne peux te permettre d'échouer. Le sort est cruel de s'acharner ainsi sur toi, mais seul ton bras peut désormais accomplir ce qui doit être fait.


Il posa une main ridée mais encore forte sur l'épaule de son vis-à-vis, l'enserrant avec tendresse. Son visage était ferme. Il hocha brièvement la tête avant de s'en retourner sans ajouter un mot.


L'homme resta planté là quelques instants à le regarder partir d'une foulée tranquille de la neige épaisse. Puis, sans un mot, il s'en retourna chez lui.


D'abord, il allait lui falloir une hache.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Planeshift ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0