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L'homme s'efforçait de calmer sa respiration. De ne pas laisser ses yeux dériver sur les monolithes qui l'entouraient, leurs signes aussi bien une balise qu'un avertissement. Il essayait de bouger le moins possible, se retenant de s'agiter en tous sens, sans trop de mal au final. Au fond de lui, il aurait voulu se mouvoir, remuer sur place, mais son corps était figé par une présence lourde qu'il avait ressenti sitôt qu'il avait pénétré dans le cercle de pierres. Et chaque pas en avant avait été une lutte de plus en plus intense, si bien qu'il avait poussé un fort soupir longuement contenu lorsqu'il avait enfin atteint le centre de la clairière et déposé son fardeau. Désormais, l'attente lui pesait, l'impression d'être pris dans une gangue de glace s'accentuant de plus en plus sur lui. Il se souvenait de cette fois où, tout gamin, il était passé au travers de la glace dans un étang gelé. D'un coup, il n'y avait plus eu que le froid, l'eau glacé gelant chacun de ses muscles, la sensation de lutter contre une masse gigantesque contre laquelle il ne pouvait rien, l'engluant de plus en plus et l'entraînant dans un abyme de ténèbres. Fort heureusement, son oncle avait assisté à la scène et avait pu, en moins d'une vingtaine de secondes d'énergie désespérée, le récupérer et le ramener à la lumière et l'air libre. Mais l'épisode l'avait durablement marqué, et en de telles circonstances, ne pouvait que lui revenir en tête. Il avait la même impression d'inéluctabilité, de ce poids horrible sur sa personne qui étouffait lentement chaque pensée et chaque émotion, pour ne laisser qu'une stature figée par l'angoisse. Hélas, il n'y aurait pas une main charitable pour le tirer d'affaire ce soir-là. Cette nuit, il devrait aller jusqu'au fond de l’abîme et en repartir par sa seule force.


Il espérait en être capable.


Il se manifesta assez tôt, mais l'homme n'identifia sa présence que tardivement, comme une tache d'huile au cœur de ces ténèbres qui enveloppaient son esprit. Cela venait de devant lui, légèrement sur sa droite. Quelque chose approchait, avec lenteur, progressant entre les arbres en silence, sans rompre une seule branche. Le sol ne tremblait pas à chacun de ces pas. Mais pour autant, sans aucun doute, il était là. Déglutissant difficilement, l'homme réussit à se maintenir droit en guettant de là où venait la source la plus intense de son malaise. Et puis, soudainement, surgissant comme par magie d'entre les troncs, noirs, il était là.


La créature était massive, deux fois plus haute qu'un homme adulte de bonne taille. Son corps, dans son ensemble, ressemblait à celui d'un vieux cerf blanc, le poil immaculé. Mais avec une différence de taille : à partir du poitrail, c'était une tête de hibou en haut d'un cou trop long bardé de plumes grises et noires. Des bois d'une couleur d'un rouge trop sombre ornés le crâne de l'oiseau dont les yeux noirs, immobiles et beaucoup trop grands même pour un oiseau aussi démesuré, perçaient l'âme de l'homme de part en part tels des pics noirs. Au bout de chacune de ses pattes, ce n'étaient pas des sabots mais des serres grises qui se posaient dans la neige, sans pour autant imposer plus qu'une légère marque sur le sol, la monstruosité se déplaçant avec une légèreté perturbante pour sa taille. Ce fut d'un pas lent et majestueux qu'il progressa dans la clairière, s'immobilisant enfin devant le chétif humain qui s'était aventuré jusqu'ici pour le rencontrer.


L'homme était figé par l'horreur. Ses yeux n'arrivaient pas à quitter la tête terrifiante de hibou qui le scrutait à la verticale. La créature était immobile face à lui, guettant le moindre de ses maigres mouvements. Il n'arrivait pas à se défaire de la sensation d'écrasement que provoquait en lui ce qu'il lui faisait face. Son esprit lui criait, angoissé, de se mettre en mouvement, tous ses instincts lui ordonnaient de fuir cette chose qui n'avait pas sa place dans son monde, mais son corps tétanisé ne répondait plus depuis bien longtemps. Ce qui le sauva, ce fut le maigre gémissement de terreur du porcelet à ses pieds. Dans un tressaillement, il réussit à détacher son regard de la chose et, aussitôt, libéré de l'envoûtement, tomba à genoux et se mit à la tâche. Il commença à libérer le pauvre petit cochon de ses liens, pestant intérieurement contre les nœuds solides qu'il avait fait. Il finit par y arriver au bout d'une atroce minute. Le porcelet, terrorisé, ne faisait pas un mouvement, se contentant de couiner et de trembler de froid et de peur. L'homme n'osa pas relever la tête, ses yeux fixés sur le cochon. Dans son champ de vision, il voyait les serres gigantesques, grises, démesurées, insensées. Il s'efforçait de ne pas les regarder, concentrant son intention sur l'offrande qu'il venait de faire. Si tout allait bien, il serait bientôt emporté.


Mais pour l'heure, rien ne se passait.


L'homme ferma les paupières aussi fort qu'il le put. Son offrande était rejetée. Il ne reviendrait pas voir sa femme, qui devrait se débrouiller seule avec leurs quatre enfants. Il était terrifié, regrettant amèrement d'être venu jusqu'ici pour si peu, mais au bout du compte, c'était un risque qu'il avait accepté. D'un instant à l'autre, le monstre allait plonger son bec gigantesque dans sa chair, d'un coup sec et puissant. Il ne sentirait probablement même pas la mort venir. Suant à grosses gouttes sous l'épaisse fourrure, il attendait que sa fin arrive.


Mais elle ne venait pas.


Il daigna rouvrir les yeux, son cœur battant la chamade. La vision était identique à avant, le porcelet toujours figé par la terreur, les serres grises gigantesques. Lentement, avec détermination, l'homme se risqua à lever les yeux de nouveau vers la tête de la créature. Cela lui coûta toutes les maigres ressources qu'il lui restait, mais il finit par y arriver, luttant contre son corps qui se crispait de plus en plus, imaginant de nouveau les dards noirs le transperçant.


Mais la tête de hibou ne le regardait plus.


Son attention était fixée derrière lui. Surpris, comme dans un cauchemar, l'homme tourna la tête au ralenti pour contempler ce qui captait l'attention de la créature. Un gémissement d'horreur voulut naître au fond de ses entrailles mais mourût dans sa gorge avant même qu'il ne fut prononcer.


D'un pas lent et hagard, le regard vide, son plus jeune fils avançait vers lui.


Le monstre se mit en mouvement.


L'homme essaya maladroitement de se lever, mais une faiblesse incommensurable l'en empêcha, le faisant s'effondrer à plat ventre dans la neige. Il ne put que contempler la scène, horrifié, la main tendue vers son enfant que la bête approchait d'un pas lent et mesuré. Son fils la regardait venir sans rien dire.


  • NON ! hurla-t-il à pleins poumons. PAS LUI ! PAS MON FILS !


Mais le monstre était sourd à ses appels. Il se dressa dans toute sa splendeur terrible face au minuscule humain qui se tenait devant lui. Puis, dans un mouvement élégant, goba l'enfant tout entier dans son bec et releva la tête, faisant glisser la bouchée énorme qu'il venait d'avaler dans son cou, déglutissant plusieurs fois en hululant doucement. Les plumes s'écartaient avec lenteur alors que la pitance descendait jusqu'à l'estomac de la bête. Une fois cela fait, elle s'en retourna sans un bruit par là où elle était venue, ignorant l'homme tétanisé aux larmes gelés au centre de la clairière. Le monstre disparut tout comme il était apparu, emportant avec lui l'atmosphère malsaine qu'il dégageait.


Les yeux grand ouverts, immobile, l'homme avait la tête enfoncée dans la neige. Son esprit était vide. Son cœur anéanti. Il n'était plus rien.


Le porcelet vint lui lécher délicatement le visage.

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