Il te fallait de l'air

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Elle se dresse devant toi comme un cobra. Pas bien grande, le buste d'une poupée. C'est l'aurore, ses tétons pointent. Tu ouvres à moitié l'oeil et fais mine d'avoir encore une bonne partie de toi dans les bras de Morphée. Ses jolis petits seins, tu les a pétris des milliers de fois, tu connais les éffluves édulcorées qui s'en dégagent, le tendre goût de sa peau de bébé.

Elle a lâché ses longs cheveux. Sur sa chute de reins coule une cascade d'or, elle sait que tu aimes ça, les chutes, les reins, les cascades et l'or. Elle sait que ce que tu aimes plus que tout, c'est quand elle remonte doucement du pied du lit jusqu'a ton entrejambe dans les douceurs matinales, quand les pointes de ses longues mèches en bataille viennent éffleurer tes jambes jusqu'à les faire trembler. Elle sait qu'il n'est pas trop tard.

Un rayon de soleil vient traverser la pièce et brouiller ta vision matinale, tu n'as pas assez de force pour lutter. Tu lui tourne le dos et tire la couette, comme pour appuyer le fait que tu es résigné à capituler, Morphée a gagné.

- Qu'est ce qui se passe mon amour...

Il se passe un tas de choses dans ta tête, un tas de choses paraissant bien plus importantes que d'éventuels délices corporels ou la déclinaison de cette même offre par exemple. Tu penses à toutes ces choses tapis dans l'obscurité de tes jardins secrets, un tas de choses sales qui stagnent dans la cavité de ton esprit. Mais tu es de nature souriante, alors. Si seulement elle t'écoutait, si seulement parfois elle arrivait à détourner le regard de toutes ces choses superflus, qu'elle se plongeait dans tes yeux, elle pourrait voir...

Peu importe, rien que le fait de penser à tout ça te fatigue encore plus.

- Rien. C'est juste que j'ai eu une semaine épuisante, j'ai besoin de sommeil.

Elle ne répond rien.

Tu sais ce que veulent dire ces silences.

Elle n'est pas convaincue.

Elle est comme un petit être fragile qui exige d'être constamment rassuré.

Tu voudrais qu'elle soit plus forte, tu le lui a souvent reproché, ne sois pas toujours si anxieuse, ça fait disparaître le bel éclat de tes yeux. Tu as tenté de lui ouvrir la porte vers des contrées plus paisibles où l'on ne pense à rien, tenté de la changer. Mais les gens sont comme ils sont. D'ailleurs au fond tu es pareil, mais peu expressif, un pudique de l'âme, un ravaleur de façade, qui se terre comme un rat dans les égouts de ses entrailles, par peur de dévorer l'autre, où de se faire dévorer.

Si seulement elle se plongeait dans tes yeux.

Mais peu importe.

Tu ne peux te rendormir, son silence t'en empêche. Les femmes et leurs états d'âme, quelle perte de temps inutile.

Pour combler le vide tu te retournes vers elle et la prend dans tes bras. Elle te repousse doucement et te tourne à son tour le dos.

Tu comprends alors que t'aurai dû faire un petit effort pour éviter tout ça. Dans un élan diplomatique, tu te colle à elle et te frotte sur ses fesses au rythme de tes reins. Rien n'y fait. Elle se cambre vers l'arrière dans un mouvement vif et sec et te renvoi sur la touche, elle fait toujours ça quand elle a pas envie, le langage du corps aussi a ses insultes.

Tout cela était prévisible, c'est pas de l'intuition féminine, autant la façon que t'avais eu de revenir vers elle que le fait qu'elle était, t'en étais sûr, en train de jubiler en elle même. Tu savais que la situation allait se retourner contre toi mais t'as quand même dis oui, toi, le casque bleu de l'amour, pour la paix des ménages, pour la paix dans sa globalité, pour rassurer la petite qui partageait ton lit, lui donner un brin de confiance en soi.

Tu t'es ravisé pour de bon et t'as arrêté de penser à tout ce qui n'en valait pas la peine. T'as enfin pu penser à te rendormir.

Ça n'a duré que quelques minutes.

- J'te fais plus envie?

Alors quoi, tu suppose qu'elle serait à l'écoute si tu lui disait ce qui t'animes réellement? Que les années où tu la prenait sauvagement sur la machine à laver sont loin derrière? Bien-sûr, tu la trouve attirante, parce qu'elle l'est réellement, mais tu supposes que c'est l'adage du temps qui fait son job, le désir s'éssoufle sans pour autant mourir, et faut pas forcer la nature. Ce serait des paroles sages et sensées pour celle qui voudrait bien les entendre, ce serait faire preuve de réalisme sans pour autant y voir le côté purement négatif, mais tu sais trop bien qu'elle n'entend pas et tu te rappelles que tu es casque bleu. Tu ne te rappelle plus de la dernière fois ou vous avez fait l'amour.

Tu ne dis rien.

- T'as une pute??

Évite le conflit.

C'est qui ta pute?

La tension accumulée dans le mutisme ambiant fait surface. Tu es parfois violent verbalement, tu sais que tu peux être volontairement cruel sans penser aux conséquences pour mettre fin à une conversation qui ne te plais pas, un casque bleu reste un être humain, avec sa bravoure, et parfois ses bavures. Mais tu es réellement fatigué et décréte qu'une joute verbale agitée te terrasserai.

Tu décides, lass et peu conserné, de ne pas aller plus loin:

- Putain je dors!

- Oh ça va, tu peux parler autrement!

- Non sérieux j'suis fatigué.

Tu lui caresse un morceau de chair, comme pour lui dire "c'est pas contre toi, rassure toi".

La tension redescend.

- Ok, pas la peine de t'énerver..

Si tu savais pour les putes.

Elle le savais. Elle savait que t'étais un être fantasque avec une espèce de fureur de vivre incompréhensible pour elle, elle savait pas que tu cherchais à tuer l'ennui, que t'en avais besoin pour tenir le coup, elle savait que t'étais sale quand tu buvais, pensait parfois que c'était à cause d'elle, elle savait que tu etais capable de tout mais que tu chiais droit dans tes bottes, elle était convaincue que tu étais quelqu'un de vertueux, de torturé mais de vertueux, elle s'éfforçait de croire en ta vertue, elle se persuadait qu'elle pouvait te faire confiance mais ne pouvait s'en assurer réellement, s'en rassurer complètement. Elle en souffrait parfois mais restait là, parce qu'elle t'aimais, véritablement.

Et ça, te le savais.

Si tu savais pour les putes.

Que j'aurai pu me faire.

Quelques bribes de temps s'envolent. Elle revient vers toi et te dépose un "je t'aime" désespéré dans le creux de l'oreille.

Tu ne réponds rien.

À la place, tu lui serre le poignet comme pour lui faire comprendre qu'il est pour toi impossible de dire ces deux mots, t'as envie de lui répondre "je me noie, s'il te plait, je t'en supplie, aide moi", mais ne dis rien, tu lui serre le poignet.

Tu te demande si toi tu l'aimes encore, si tu l'as déjà aimé, déjâ aimé quelqu'un d'ailleurs.

Tu ne t'en souviens pas.

Tu te demande si c'est normal d'avoir ce genre de réflexions, d'être aussi froid et métallique, si les les gens qui prétendent avoir accès à ce qu'on appelle l'amour dans leur résidence pavillonnaires ont eux aussi ce genre de pensées quand ils caressent leur labrador. Peut être qu'on est tous pareils, peut être que ce qu'on appelle l'amour est toujours là, qu'on s'y est habitué, qu'il fait partie des meubles et que c'est comme ça que vont les choses, on oublie. Tu te souviens furtivement du goût édulcoré qu'avait eu ton existence il y a quelques temps déjá, et puis tout s'évapore.

Tu lui lâche le poignet...

Elle s'écarte lentement.

Tu l'entends sanglotter.

Qu'est ce qu'il y a encore? On va jamais pouvoir dormir dans cette foutue piole? Elle sanglotte discrètement, mais juste assez pour que tu puisses entendre.

Tu garde tout pour toi.

Les sanglots s'intensifient. Volontairement. Tu te retrouves coincé entre la culpabilité et la colère. Ton corps bouillonne.

Puis tu exploses.

- Putain c'est bon j'en ai marre j'me casse!

Tu te lève du lit.

- Où tu vas?

- Chez des potes.

- Chez des pote! Chez des pote! Chez des pote! Tu vas toujours chez des pote! T'as qu'à y vivre chez tes potes!

- J'y serais sûrement mieux qu'ici!

Tu t'habilles vite fait.

- Bah vas y j'te retiens pas!!

Tu quittes la chambre. Dans le couloir qui mène à la porte d'entrée tu l'entends vaguement gueuler au loin ce que tu supposes être des insultes.

- Ouais ok d'accord! On fait comme ça! Allez! Salut!!

Et puis tu claques la porte.

Salope.

Il te fallait de l'air.

Tu te réveilles les tempes humides.

Sur l'horloge, il est marqué 13h57.

Aujourd'hui, c'est ton anniversaire.

Tu as 46ans.

Toutes les bouteilles sont déjà vides, comme les pièces de ton appart.

Tu ne fêtera pas ce jour, t'aurai plutôt tendance à le maudir.

Tu te lèves et marche sur les cadavres, cherches un paquet pas déjà vide. Il reste deux tiges séchées par les rayons de soleil à force de rester figées sur l'encadrement de la fenêtre. Tu t'en allume une et tousse, ta journée peut commencer.

Au dehors, rien n'a bougé, toujours le même bruit, toujours les mêmes bâtiments mornes et dépriments, toujours les mêmes bagnoles aux feux rouges, les mêmes cons qui s'éssouflent, toujours la même merde. Tu te sens moins vulnérable de ce côté de la fenêtre.

Ton état léthargique te fais bugger devant ce spectacle affligeant, tu regardes dehors mais tu n'es ni là bas ni dans ton appartement, ton esprit s'évapore vers des pensées stériles, tu te perds dans le néant, emporté par des micros morts cérébrales, détaché de tout ce qui est matière.

Un morceau de cendre braisée te tombe sur le bout du pieds. Tu reviens à la vie.

Tu te dirige vers la salle de bain.

Un peu de flotte sur ta gueule de bois. Tu souffles un bon coup, lève les yeux vers ton reflet dans le miroir.

Tu le regarde longuement, son aspect grisâtre, ses traits croulant sous le poids des saisons passées, ses yeux sont noirs, emplis de mépris. Tu ne peux pas regarder cet homme fatigué droit dans les yeux sans ressentir du dégoût et de la colère. Tu te le souhaite cyniquement:

- Joyeux anniversaire...

Tu vas te jeter sur le canapé. Le cendrier plein à ras bord dégage des effluves de nicotine. La dernière cigarette est resté sur l'encadrement de la fenêtre. La flemme. Tu t'allumes une fin de mégot et mets en marche la télévision.

Ils parlent aux infos d'une guerre te conçerne indirectement. Des images d'enfants gisant dans la poussière s'entrechoquant avec celles de villes en ruine mourant sous un soleil battant. Tu t'es dis bordel, ils y vont fort dès le matin! Tu te souviens qu'on est déjà l'après midi et tu trouves ça plus raisonnable. Le présentateur du JT prend son air placide puis lance la publicité.

Une série de produits dont tu n'as pas besoin se succèdent dans des mises en scènes plus ou moins douteuses et viennent t'agresser la rétine et la boîte crânienne. Tu as mal à la tête. Tu zappes.

Tu gobbes les quelques comprimés qui traînent sur la table basse. Tu dis ne pas avoir confiance en ton traitement mais te surprend à avaler des tas de pilules quand des fois ça va pas fort.

Aujourd'hui ça va pas fort.

Il te faut de l'air.

Tu t'attrapes une bouteille de Rhum et commence a la descendre.

Il te faut de l'air.

Le poids du remords aplati ton estomac, l'impression qu'il lutte, qu'il veut lui aussi quitter ce navire en perdition. Tu es pensif. Tu te souviens. L'âge d'avant. Et quelque chose cisaille maintenant tes viscères. Tu repenses à cette adolescente qui t'as traité de vieux dégueulasse puant alors que tu comatais sur le carrelage des toilettes d'un bar miteux, la bite à l'air, dans ta propre pisse. C'est le seul souvenir qui ressurgit d'hier.

Tu es pitoyable, et ce quelque chose en toi qui te tord de douleur te le rappelle.

Tu songes aux souvenirs où les femmes te regardaient d'un autre oeil, tu repense aux jolis minois, aux paires de jambes élancées, aux Marie, aux Estelle, aux Tamara, à tous les prénoms de la terre qui évoquent la féminité et te piquent le coeurs dans un supplice infernal.

C'est pas une Tamara qu'il te faut, ses magnifiques seins dégoulinant d'un tshirt trop sérré sur le comptoir, son cul valsant sous les néons, travaillé au burin d'un Michel Ange maître au royaume de la luxure, sa fine bouche provocatrice qui effleure ton oreille et te sussure des paroles floues au beau milieu d'une musique toujours plus assourdissante te ramènant à l'état primitif de l'homme, assoiffé de viande et de sexe. Non, elle te consommerait tout cru comme le font les Mantes religieuse et passerait au dîner suivant.

Mais les Mantes religieuses ne veulent plus de toi, c'est de l'histoire ancienne, tu les dégoutent, et l'alien dans ton ventre continue de te bouffer les intestins en te rappelant tes quarante six piges.

Il te faut de l'air. Pas d'une Tamara.

Tu bois au goulot.

C'est toujours dans ces moments que tu t'en rends vraiment compte. Moi j'ai besoin de personne, d'aucun réconfort, d'aucune aide. C'est faux.

Tu as besoin du Rhum.

Le temps s'écoule en même temps que la bouteille. Ton taux d'alcoolémie de la veille reprend son ascension là où ton sommeil de plomb l'avait interrompu.

Le salon s'agrandit, tu ne comprends plus ce qu'il se dit à la télévision, le monde entier devient unique bruit de fond universel, un bourdonnement guttural et mélodieux. Tu respires un peu plus à chaque fois que tu consomme le liquide, tes artères, tes veines, tout en toi semble doubler de volume. Tu te sens libéré, une sensation de flottement apaise ton esprit.

Quelques comprimés trainent encore sur la table basse. La cerise sur ton gâteau d'anniversaire. Il y en a deux. L'once de réalisme qu'il te reste te garanti que les ingurgiter ne fera pas de toi un de ces maccabés qu'on retrouve parfois dans quelques salons d'appartements moroses, deux de ces osties ne feront pas tomber ta solide carcasse mais feront de toi un homme heureux roulant sur les nuages. Et Dieu sait que Tu as besoin d'air. Tu les avalent et les poussent dans ta gorge humide avec un goulot de Rhum.

Tu attends.

Quelques phases floues.

Le bourdonnement cesse.

Les murs se tortionnent comme des Picasso, l'horloge au dessus de la télévision dégouline sur cette dernière, un moustachu aux pointes aiguisées en guise de coucou muet en surgit, les objets gravitent. Tu paniques un peu mais n'a pas la force de bouger, le manège t'emporte à grande vitesse, tu peux sentir des sueurs froides sur un support qui semble éteint, la pièce tourne, tu te laisses emporter. Et puis plus rien.

Tout se fige. Le calme.

Elle apparaît devant toi, plus pure encore que ce que les réliques de la vierge Marie laissent sous entendre. Elle a des airs de processions, son visage blanc, ses cascades d'or. Elle esquisse un sourire lourd de sens, comme pour dire "ça va aller". Ton coeur se rempli de papier molletonné.

Elle est divinement belle, plus encore que dans tes souvenirs. Tu peux sentir sa véritable force rien qu'en croisant son profond regard.

Elle t'as entendu.

Aide moi, je t'en supplie, je me noie.

Elle est là pour te soulager, panser tes plaies comme une infirmière dévouée.

Ça va aller.

Tu lui fait confiance comme l'enfant perdu auquel elle t'as maintenant réduit. C'est là que tu te rend compte de ce qui ne trahi pas, elle t'aime, et elle est forte à présent. Et tu es faible. Mais ça va aller.

Tu veux lui parler, lui dire des choses, toutes ces choses qui sont en toi. Mais tes lèvres sont mortes, et tes mots emprisonnés. Tu te paralyses dans les abysses de ton monde, là où le ciel devient plus sombre. Tes yeux deviennent humides et tu la vois perdre de sa clarté, petit à petit, avant de disparaître dans l'indifférence la plus totale.

Ta gorge se noue, ta cage thoracique se fait pilloner par les accous d'une réalité violente, tu reviens petit à petit dans ton salon. Tu luttes contre toi même, tes fantômes, tes démons, pour ne pas te faire aspirer, tu tombes, tu te reproche d'être ce que tu es, et puis tu t'en prends Dieu, avant de te rendre compte que tu n'as jamais cru en lui.

La télévision réapparaît.

Tu es seul.

Pas de Tamara. Ni même de Dieu. Encore moins d'infirmière.

Le bourdonnement de la terre revient pour te refiler la nausée.

Insoutenable.

Une montée de bile te fais courir en urgence vers les toilettes et tu vomis tout ce que tu as ingurgité.

Les bouffées de chaleur, les sueurs froides, tu te rends dans le salon. La bouteille est vide.

Il te faut de l'air.

Tu te dirige vers la fenêtre et l'ouvre.

Ce n'est qu'un mauvais rêve. Un mauvais rêve où tu manques cruellement d'air.

Tu remplis tes poumons. Tu rouvres les yeux.

Tu vois le ciel mauve. Les cyprès.

Il te fallait de l'air.

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