Crabes

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 « Je me souviens avoir lu un truc sur Jean-Paul Sartre. C'était y a un petit moment maintenant, mais si je me rappelle bien, il avait un peu trop abusé d'une drogue – la mesc… ? Quelque chose comme ça – et du coup, il voyait des crabes partout. Qui le suivaient lorsqu'il allait à l'université, qui étaient là au réveil, bref, tout le temps. Et il leur parlait en plus. Complètement con, non ? Mais bon, c'était Sartre, quoi…

 …

 Moi aussi, j'ai eu ça. Enfin, pas des crabes. Et pas à cause de la drogue – ça, c'était plus tard. Surtout des joints. Pour la tête.

 Pardon. Retour à mes crabes. Enfin, non… merde.

 Je voyais des hommes en noir.

 …

 Je sais pas trop quand ça a commencé. Peut-être y a un an ? Mais la première fois, celle dont je me souviens vraiment, c'était y a… sept ou huit mois, j'aurais dit. Juste avant mes exams.


 C'était le matin, j'avais mal dormi, j'étais stressé. J'avais révisé toute la nuit, comme un abruti. Trop de mal avec cette matière, avec ce prof aussi. Mais bon, pas le choix, fallait persévérer. Je me suis dépêché pour aller à l'arrêt de bus. Il faisait froid, c'était tôt encore, mais j'habite loin, pas le choix. Et je préfère partir en avance, on sait jamais, les transports en commun c'est vraiment la merde, je prends plus de risques maintenant…

 Ouais, bon. Donc j'arrive à l'arrêt. Je me cale, musique à fond, à moitié endormi mais la tête qui turbine, en train de me redire tout ce qui pourrait tomber, et si c'est telle partie je vais jamais y arriver, mais si y a ça c'est bon, ça j'y arrive… Normal quoi.

 Et pis du coin de l'œil, je crois voir une forme noire, genre, comme un humain, alors je tourne la tête, par réflexe.

 Rien.

 Bon, je me dis que c'est la fatigue, une bestiole qui est passée, un truc, balec' quoi. Je me reconcentre sur mon exam'.

 Pis je revois la même chose. Juste à côté de moi.

 Je tourne la tête, et j'crois voir quelque chose, comme une sorte de… d'humain tout noir. Juste une forme. Mais non, y a rien. Je respire un grand coup, je me secoue. Le bus arrive. Je monte dedans, seul – y a personne à mon arrêt à cette heure-là, en général.

 Je m'asseois et je somnole vaguement à l'arrière du bus.

 Et là… par la fenêtre… j'en revois un.

 Je sursaute. Je me masse les yeux. Je suis vraiment claqué, je me dis. Je garde les yeux rivés dehors, guettant. Ça m'inquiète sévère maintenant.

 Y en a un dans le bus.

 Je tourne la tête… et je crois le voir. Pour de vrai. Sombre, j'aurais pu croire qu'il était en costume, et sa tête, juste… une forme noire, de fumée. Et pourtant, dedans, des yeux noirs, si noirs, perçants… horribles.

 L'instant d'après, plus rien.

 Et plus rien du reste de la journée.


 J'ai réussi mon exam. Il faut dire qu'hormis ce petit coup de flip le matin, ils m'ont laissé tranquilles, mes crabes. Mes mauvaises imitations de Slenderman – vous connaissez ? Non ? C'est marrant, y a plein de trucs qui ont été faits.

 Donc ouais, j'ai eu mon exam. Une fois dans la fac, ça allait mieux, j'ai repris mon train-train. Je me suis dit que c'était la fatigue, et puis j'ai oublié.


 Sauf que quelques jours plus tard, ils sont revenus.


 Et puis encore.


 Et encore.


 Et de plus en plus souvent.


 D'abord, c'était quand j'étais fatigué. Ou quand j'avais des migraines. J'en ai souvent quand je suis stressé, comme ma mère, et bon, la fac, c'est stressant parfois. Et claquant aussi. Alors je mettais tout sur le compte de ça.


 Mais ils étaient de plus en plus. À me guetter. Me regarder. Et pas que le matin, ou quand il faisait sombre, ou quand j'étais seul.


 Alors d'abord je les ai ignorés. Je me suis dit que ça passerait, comme les maux de tête. Il fallait juste que j'prenne un peu de temps pour moi, vous voyez ? Se reposer, se ressourcer, se calmer un peu. Passer du temps avec des gens. Sociabiliser un peu, sortir de la déprime, penser à autre chose qu'aux études, ce genre de conneries.


 Pendant un temps, j'ai cru que ça marchait.


 Et puis dans une soirée, alors que j'étais déjà bien pompette, j'en ai vu. Pas un, comme d'habitude. Mais plein, juste à la limite de ma vision, un peu partout. J'ai un peu paniqué. Les gens ont pas compris. Je me suis barré en pleine nuit, courrant comme un demeuré dans les rues, en criant.


 Tout du long, ils étaient là, me suivaient.


 Le lendemain matin : gueule de bois carabinée. Mal de tête aussi faramineux.


 Et y en avait un juste au pied de mon lit.


 J'ai hurlé, il était plus là. J'ai pleuré en serrant mon crâne. Trop mal, trop perdu.


 J'ai pensé que je devrais aller voir quelqu'un, mais qui ? Et pour quoi ? J'avais pas le temps de toute façon. Pas l'argent. J'allais foirer mon année si je le faisais, je savais.


 Juste persévérer.


 Mais je pouvais plus les ignorer. Ils étaient partout maintenant, presque tout le temps. Comme le mal de crâne, la fatigue.


 Et puis, je les entendais. Ou j'entendais des choses. Des trucs qui n'existaient pas. Je le savais, parce que parfois, il n'y avait rien, mais j'entendais quand même quelque chose. Parfois, vous savez quand un son n'est pas normal, pas à sa place, ouais ? C'était ça. Et puis, l'air aussi. Il changeait de goût. Alors je savais que c'était eux, pas loin.


 J'ai commencé à fumer. Pas des clopes, nan. Direct : des joints. Ça soulageait le crâne. Et j'étais trop défoncé pour me rendre compte de mes crabes. Ou de quoique ce soit.


 Mais ça a commencé à faire de la merde pour mes études. Et puis, je pouvais pas en avoir tout le temps. Et même si j'aurais pu, ça a commencé à ne plus faire effet.


 Je dormais plus. Je pouvais plus. Ils étaient partout. Ils se cachaient même plus. J'ai commencé à sombrer. Je crois que là, je suis passé au mélange fameux joint et alcool. En boucle. Tout le temps. Opérationnel pour aller en cours, hein. Mais bourré. Je puais l'alcool, je le savais. Et autre chose.


 Si j'avais des potes avant, j'en avais plus là. J'étais une loque. Personne en avait rien à foutre. Je m'énervais dans le vide, je pleurais, je bavais sûrement. Merde. N'importe quoi. Je sais même pas comment j'ai fait pour continuer à vivre. J'ai juste des flashs. Me souviens plus vraiment. Mais dans chaque souvenir : ils sont là. Derrière la caisse. Dans le reflet de la vitre. Juste sous les arbres. Dans ma salle de bains dont j'ai oublié de fermer la putain de porte qui grince.


 Bordel.


 J'en pouvais plus.


 J'aurais tout fait pour ne plus les voir.


 Tout.


 …


 Alors je l'ai fait. »


 Le jeune homme se radosse dans le fauteuil, l'air épuisé. Ses lunettes noires, gigantesques, cachent la moitié de son visage. Sur son crâne, au milieu de ses cheveux courts, une gigantesque cicatrice témoigne de l'opération qu'il a subie.


 La psychiatre l'observe un instant avant de rajouter quelques notes rapides à ce qu'elle a déjà écrit. Le silence s'étire quelques instants.


 « Alors, docteur ? C'est grave ? »


 Le ton se veut amusé, mais il sort grinçant. La femme ne relève pas la tête, mais répond tout de même, sans s'arrêter d'écrire pour autant :


 « Cela concorde avec une tumeur cérébrale. Celle qu'on vous a enlevé quelque temps après votre arrivée aux urgences. Et c'est parce que vous avez déjà raconté tout cela qu'on a pu le faire. La seule chose de tragique, c'est que personne n'a été là pour vous aider, et prévenir ce que vous avez fait. »


 Le jeune homme secoue la main, comme si ce n'était rien.


 « Vous savez, c'est ce qu'on m'a dit aussi. Je me sens un peu con. Si, si, j'insiste. Con. Responsable de mon état. Je sais, il ne faut pas blâmer la victime, mais je suis la victime, alors je fais ce que je veux, okay ? Bon. Alors, ouais, la tumeur cérébrale qui causait mes hallucinations et mes migraines, et qui m'a causé une telle douleur que j'en suis venu à me crever les yeux, je connais tout ça. Et nous savons tous deux que je suis censé venir voir la psy de l'hôpital maintenant, pour m'accompagner après un tel traumatisme. Et c'est très bien. Tout ceci est très logique, et très normal. Mais du coup, j'ai quand même une question. »


 D'un coup, il se redresse et s'acoude au bureau qui le sépare de sa vis-à-vis, nullement dérangé par son handicap. Elle recule par réflexe, surprise. Les lunettes noires la fixent. Elle déglutit, tente de se reprendre.


 Et dans un murmure grave et rauque, il lui demande :


 « Pourquoi est-ce que je les vois encore ? »

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