Chapitre 10

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Inquiétudes à Savas


Une fois la caravane entreposée à côté de l’entrée, les Titanomanciens s’engouffrèrent dans la ville de Savas. C’était la première fois que Noria y mettait la pied. Rien à voir avec l’immense cité d’Oktarim, Savas n’offrait pas autant de quartiers et de divertissements. Construite pour extraire les roches des montagnes, elle permettait de fournir les matériaux nécessaires à l’artisanat d’Oktarim.

Aucune voiture ne circulait, mais des charrettes transportaient des tas de pierres de différentes qualités. Les soldats en factions, vêtus comme ceux d’Oktarim, organisaient la circulation pour éviter tout accident, et escortaient les chargements afin d’éviter tout risque de banditisme.

– Comment va-t-on faire pour traverser la montagne ? demanda Hirelda.

Kain leur montra du doigt une muraille de fer.

– Il va falloir demander à emprunter les mines. Ce sera plus simple pour se rendre à Iznarum.

– C’est le chemin que tout le monde prend ?

– Oui. Tu sais, c’est celui d’où personne ne revient, railla Kain.

Hirelda lui tira la langue. Elle ne paraissait pas s’inquiéter de ce qu’ils allaient découvrir dans ces tunnels, alors qu’une pointe d’angoisse gagnait de Noria. Aux vues de l’immensité des falaises grises, formant une série de piques qui surplombaient la région, n’importe quoi pouvait se dissimuler en leur sein.

– Trouvons une auberge pour la nuit, proposa Kain. Nous partirons demain matin. Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée d’y aller en pleine nuit…

– Je suis d’accord, avoua Noria. Ces montagnes ne me disent rien qui vaille.

Plus en retrait des mines, un centre-ville offrait toutes les commodités pour la population locale, comme pour les aventuriers. Les boutiques attiraient les petits curieux, alors que les restaurants appâtaient leur client avec leur menu inscrit sur des pancartes en bois. Un brouhaha s’élevait de cette rue entièrement piétonne, où les mineurs venaient se détendre sur la terrasse de la taverne. Les plats servis réveillèrent l’estomac de Noria. La viande et les légumes formaient un savoureux mélange de couleur, à l’odeur alléchante.

– On mange ici après ? proposa-t-elle, envieuse.

Kain tourna vaguement la tête vers elle.

– Si tu veux.

Hirelda s’arrêta quelques secondes devant l’écriteau et le lut entièrement. Elle tapa du poing dans sa paume, un large sourire sur le visage.

– Oh que oui ! Ça a l’air trop bon !

– D’abord, on va réserver des chambres ! gronda Kain.

– Ça va, ça va, on arrive, soupira Hirelda.

Ils pénétrèrent dans le petit hôtel sur trois étages et se présentèrent au comptoir. Le tenancier leur loua quatre chambres, mais Hirelda en demanda seulement deux pour faire des économies. Personne ne s’opposa à son idée, et une fois les clés en poche, ils se rendirent dans leur chambre respective. Comme pour le voyage, Noria partageait sa couche avec son amie. Elles déposèrent leurs affaires puis Hirelda empoigna la main de Noria pour retourner manger dans le restaurant qui lui avait fait de l’oeil.

Dès la tombée de la nuit, une ambiance bonne enfant régnait sur la terrasse où s’était installés les Titanomages. Des guirlandes de cristaux offraient une belle lumière jaune, pendant qu’un guitariste traversait la salle en frottant ses cordes. Sa musique rythmée s’accompagnait de paroles sur le travail difficile des mineurs. Amusés par la chanson, ces derniers tendaient leur chope de bière vers l’orateur et l’acclamaient. Personne ne se plaignait de leur condition, ce que Noria trouvait étrange. Elle aurait bien aimé en apprendre davantage, mais elle ne pouvait pas se permettre de trainer ici.

– Hé mec, héla Hirelda à l’attention de son voisin.

L’homme d’une quarantaine d’années se tourna vers elle. Il avait encore de la suie sur le visage.

– Ouaip gamine ?

– Pourquoi vous avez l’air si content de travailler là-dedans ?

Noria secoua la tête. Son amie n’était pas sortable. Impossible qu’elle ne se fasse pas remarquer, mais l’inconnu lui expliqua que la ville les payait très bien par rapport à leur condition de travail. Hirelda le remercia avant de se remettre à manger, sous le regard curieux de ses amis.

– Quoi ? demanda-t-elle. Je me demandais comment ils pouvaient être heureux dans un boulot pareil, c’est tout.

Kain soupira.

– Et toi gamine ? Que font des Titanomanciens ici ?

Hirelda fit demi-tour sur sa chaise.

– On va traverser les mines pour se rendre dans la cité d’Iznarum.

Un silence s’abattit brutalement autour d’eux. La bonne humeur des mineurs s’effaça, laissant place à une inquiétude.

– Ouais, je sais. Personne n’en est jamais revenu.

– Il n’y a pas que ça, répondit le client. Il y a une chimère qui bloque cette partie du chemin… Des Titanomanciens sont partis s’en occuper, d’ailleurs.

Noria fronça les sourcils. Que faisait une chimère à l’intérieur des montagnes d’Agnard ? Issues des Titans, les chimères naissaient directement de leur corps, ou d’un Titanomancien en train de mourir.

– De quel élément est la chimère ? demanda Hirelda.

Personne ne savait répondre et sa question resta en suspens. Noria les rassura, si ses congénères s’attaquaient à ce problème, il était plus que probable qu’ils s’en débarrassent rapidement. Néanmoins, elle ne pouvait s’empêcher de se questionner sur l’identité de ce monstre et la raison de sa présence ici. Mais elle n’aurait pas la réponse ce soir. Aussi, Noria se concentra sur le repas avec ses amis, puis ils retournèrent à l’auberge pour dormir.

La nuit fut plus difficile que d’habitude. Allongée sous des draps propres, Noria regardait le plafond alors que son esprit vagabondait. Le passage des mines menant à Iznarum provoquait un effroi pas possible aux travailleurs. Non pas que Noria avait peur du danger, mais plutôt celui de perdre ses amis. Ils risquaient leur vie pour la sienne, et elle se sentait toujours aussi mal de leur faire subir de telles épreuves.

– Tout va bien ?

Noria pivota la tête vers Hirelda. Elle ne dormait toujours pas non plus. L’absence de ses ronflements aurait dû lui mettre la puce à l’oreille.

– Oui, répondit-elle simplement pour éluder sa question.

Hirelda soupira en roulant des yeux.

– Tu penses vraiment m’avoir comme ça ?

Elles se connaissaient trop bien pour que Noria puisse cacher son sentiment de mal-être. Leur solide amitié se basait sur la confiance, et depuis toujours, elles n’hésitaient jamais à se confier l’une à l’autre. À ce stade, elles ne pouvaient plus dissimuler leurs angoisses sans qu’elles ne le sentent. Une fâcheuse tendance que, parfois, Noria regrettait. Hirelda utilisa le briquet posé sur la table de chevet pour raviver un cristal entreposé dans une lampe, dévoilant une légère lumière jaune dans la pièce.

– C’est juste que… Je vous fais prendre tellement de risques.

Hirelda se rapprocha d’elle.

– On le fait pour toi, tu le sais bien. Nous sommes prêts à tout endurer pour te sauver de cette malédiction.

Les yeux bleus des deux femmes se croisèrent. Hirelda passa la main dans les cheveux de Noria, puis lui caressa lentement la joue.

– Je sais… Mais, j’ai peur pour vous. Regarde ce qu’il s’est passé avec Nowo. Je ne veux pas que tout cela recommence.

Hirelda la prise dans ses bras et la serra bien fort.

– Arrête de te prendre la tête, nous serons toujours là pour toi. Quoi qu’il arrive !

Noria blotti sa tête dans son cou. La chaleur de son corps contre le sien calma ses angoisses. Elle lui rendit son étreinte, les yeux humides. La main d’Hirelda passa le long de son dos, lui provoquant un léger frisson. Elles restèrent l’une contre l’autre quelques instants, le temps que Noria retrouve son calme.

– Merci, chuchota Noria.

Hirelda ricana.

– Tu n’as pas besoin de me remercier, ma belle, répondit-elle en lui posant un baiser sur le front.

Noria lui sourit en retour, le cœur tambourinant.

– Allez, on dort ! Demain, on a des montagnes à traverser.

Noria acquiesça d’un hochement de tête.

– Tu as raison.

Hirelda éteignit la lampe et l’obscurité envahit leur chambre. Noria se retourna et ferma les yeux. Sans réfléchir à ce qui les attendait, elle se laissa emporter par la fatigue.

***

Noria fut tirée de son sommeil par des coups à la porte. Kain leur sommait de se lever rapidement, avant qu’il n’enfonce la porte. Hirelda grogna en se redressant.

– LA FERME ! hurla-t-elle.

Kain s’arrêta et leur demanda d’être prête dans une dizaine de minutes pour commencer la traversée. Hirelda se frotta les yeux. Son amie ricana en la voyant si fatiguée. La pauvre n’avait pas l’habitude de se lever aux aurores. Lorsque Noria poussa le rideau et entrouvrit les volets, un filet de lumière chassa l’obscurité de la chambre. Dehors, le soleil ne s’était même pas encore levé. Il était beaucoup trop tôt pour elle aussi, mais les mines n’attendaient pas. La traversée allait les occuper une bonne partie de la journée, et l’idée de dormir dans les entrailles d’une montagne ne l’enviait pas.

Noria récupéra ses affaires, posées sur une chaise et se tourna vers le lit. Hirelda en sortait, en sous-vêtements noirs, et s’étira de tout son long. Son corps athlétique se cambra, mettant en valeur sa plantureuse poitrine.

– J’ai envie de boire un thé chaud… murmura Hirelda.

Elle remarqua le regard de Noria bloquée sur son corps.

– Quoi ? demanda-t-elle.

– Rien ! répondit Noria rapidement avant de s’habiller.

C’est avec un air malsain qu’Hirelda s’approcha d’elle d’un déhanché aguicheur. Elle approcha sa tête de Noria, puis la serra dans ses bras.

– Je te plais ? lui murmura-t-elle à l’oreille.

Rouge de honte, Noria la repoussa gentiment avant d’enfiler sa chemise et son corset.

– Oui, enfin non. Comme une amie, hein ? bégaya-t-elle en le laçant.

Hirelda ricana et s’habilla à son tour. Noria n’osait plus croiser son regard après ce moment si gênant. Elle ne savait pas si Hirelda la draguait réellement, ou si tout cela n’était qu’un jeu pour l’embêter. Après tout, elle s’amusait souvent à taquiner les autres, mais elle la savait aussi attirée par la femme. Et depuis qu’elles se connaissaient, jamais elle ne lui avait montré autant d’affection.

Noria chassa ses idées de son esprit quand le tambourinement de la porte reprit.

– Bon, vous êtes prêtes ? s’énerva Kain derrière les battants.

– On arrive ! répondit Hirelda sur le même ton.

Une fois prêtes, les deux femmes rejoignirent Allen et Kain dehors. Ce dernier leur lança un regard noir.

– Vous en avez mis du temps !

Hirelda le gratifia d’un clin d’œil.

– On était entre filles, tu ne peux pas comprendre.

Kain soupira. Allen s’approcha de Noria, un air interrogateur sur le visage. Toujours rouge de honte, elle lui adressa un léger sourire.

– On y va ! cria Kain.

Noria rejoignit la file indienne, tandis qu’Allen fermait la marche. Noria ne comprenait pas pourquoi elle n’avait pas réussi à lui dire bonjour. Pourquoi avait-elle honte de lui parler ? À cause d’Hirelda ? Ou de ce qu’Allen ressentait pour elle ? Toutes ces pensées lui donnaient mal à la tête de si bon matin. Elle qui fuyait les relations comme la peste à cause de sa malédiction, là voilà en train de se questionner sur son avenir avec quelqu’un.

Mais elle ne comprenait toujours pas Hirelda. Elle était sûre qu’il s’agissait juste d’un jeu pour elle. Rien de sérieux. Elle aimait la taquiner depuis si longtemps. Alors pourquoi une pointe de déception la gagnait quand elle se répétait ça ? Elle secoua la tête et observa la ville en plein réveil. Les mineurs sortaient de chez eux pour se lancer à l’assaut des mines. Lorsqu’ils arrivèrent près des grandes barricades de fer, un brouhaha s’éleva. Tout le monde se racontait leurs histoires de la veille, tandis que des contremaîtres donnaient les ordres du jour.

Les mineurs récupéraient des pioches et des pelles, entreposées dans les nombreuses caisses d’outils parsemées dans la place, avant de s’engouffrer dans le tunnel principal via les chariots montés sur rails.

Les Titanomanciens rejoignirent le chef de chantier pour demander leur route.

– Bonjour, interpella Kain. Nous voudrions savoir quelle galerie mène à Iznarum ?

L’homme d’une cinquantaine d’année les observa d’un air choqué. Il les scruta un à un, puis leva les yeux au ciel.

– Vous voulez mourir ? demanda-t-il simplement.

– Ouais ! s’exclama Hirelda. En fait, on veut juste traverser, nous n’en n’aurons pas pour longtemps.

Il balaya sa remarque d’un geste de la main.

– Tout le monde dit ça…

– Mais nous sommes des Titanomanciens, déclara Hirelda avec fierté.

Le chef cracha par terre.

– Et vous croyez qu’aucun de vos congénères n’est entré dans ce tunnel pour trouver la cité perdue ?

Noria haussa les sourcils. Elle ne s’attendait pas à ce que des Titanomage se lancent à la poursuite d’Iznarum. Le Sage Gavion ne lui avait rien dit à ce propos, à moins que ces excursions ne soient pas des missions officielles. Un élan de peur étreignit son âme en panique. Elle se voyait déjà faire demi-tour, préférant mourir seule dans un coin que d’emmener ses amis vers la tombe.

– Bon, on aimerait y aller quand même, soupira Kain. Vous nous montrez ?

Le chef secoua lentement la tête. Il leur fit signe de le suivre et ils lui emboitèrent le pas. En passant devant la paroie grise de la montagne, ils découvrirent de nombreux tunnels qui s’engouffraient dans les ténèbres. Après qu’Hirelda ait demandé des précisions au chef, celui-ci expliqua que chaque tunnel menait à des filons de minerais différents et qu’il envoyait ses collaborateurs dans l’un d’eux suivant la demande. Mais le dernier, où des barrières de métal l’encadrait et des soldats armés jusqu’aux dents le surveillaient, était abandonné depuis quelques années.

– Depuis l’arrivée de la chimère, personne n’est autorisé à entrer, raconta-t-il. Hormis vos semblables qui sont partis la chasser hier.

– Ils sont revenus ? demanda Noria.

– Non. Ils doivent être morts quelque part dans les tunnels.

Le ton froid et sans appel inquiéta davantage la jeune femme. L’habitude de voir des personnes traverser pour ne jamais revenir était devenu une habitude pour le contremaître, et il ne semblait plus toucher par les aventuriers désireux de se suicider. Il demanda d’ouvrir la porte pour les Titanomanciens. D’abord réticents, les soldats soupirèrent avant de s’exécuter.

– Voilà, bonne chance, leur dit le chef sans la moindre conviction avant de s’éloigner à la hâte.

En s’approchant de la gueule béante, Noria sentit son angoisse lui transpercer la poitrine. Si elle ne décidait pas tout de suite de faire demi-tour, plus jamais elle ne pourrait revenir. Elle trainait des pieds alors que ses bottes frottaient le gravier, avançant le plus lentement possible.

Une main prit la sienne. Allen. Il l’observait de ses beaux yeux verts, alors que le soleil se levait derrière lui et inondait la voute céleste d’un voile rouge.

– Ne t’en fais pas, tout ira bien. Je suis là.

Noria lui sourit. Il avait le don de réussir à calmer ses doutes. Elle hocha la tête, non sans avoir encore des appréhensions sur la réussite de leur mission. Ils s’approchèrent toujours plus près de l’entrée, où des chariots abandonnés attendaient d’être de nouveau utilisés.

Puis des gémissements résonnèrent dans la grotte. Les Titanomanciens dégainèrent leurs armes en vitesse, prêts à se battre.

Noria écarquilla les yeux. Deux personnes sortirent des ténèbres. Un homme et une femme, des Titanomanciens au vu de leur chevelure violette. La jeune femme d’une vingtaine d’années avait du sang qui ruisselait le long du visage, le regard affolé, elle appelait à l’aide. Appuyé sur son épaule, son compagnon semblait vraiment mal en point et inconscient. Noria n’hésita pas une seconde et s’élança à leur rescousse. Ils aidèrent l’inconnue à porter son amie, alors qu’elle les conduisait dans leur maison.

Ils n’avaient pas encore mis les pieds dans les mines, qu’ils devaient aider des Titanomages blessés. Noria, affolée, se demandait ce qui avait bien pu se passer. Comment allait-elle faire pour traverser aux vues de la situation ?

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