MASHA - 2.

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Ce ne fut que lorsqu’elle referma la porte derrière elle que Masha s’autorisa à respirer. Toute la journée, elle avait retenu son souffle. Elle avait rasé les murs et baissé les yeux, tâchant de se fondre sur le gris des murs et des uniformes. Toute la journée, sa sacoche lui avait labouré l’épaule, comme si l’enveloppe qu’elle avait glissé entre deux pages de son manuel de chimie l’avait alourdie d’une dizaine de kilos. C’était idiot, elle le savait parfaitement. Elle avait tenté de calculer la masse de l’enveloppe pour se calmer mais elle n’était même pas parvenue à se rappeler des formules les plus élémentaires et s’était ridiculisée devant tout l’amphithéâtre de physique lorsque le kamrad en charge du cours l’avait interrogé sur les corps célestes.

Mais elle était là.

Elle y était parvenue.

Elle avait l’enveloppe et elle était saine et sauve, dans sa chambre.

Lentement, elle se décolla de la porte et enjamba plusieurs piles de manuels de chimie qu’elle aurait déjà dû rendre à la Bibliotek depuis des mois pour atteindre son bureau. C’était une misérable planche posée sur deux tréteaux qu’elle avait récupéré lorsque l’une de ses camarades de couloir avait été normalisée, un peu plus tôt dans l’année. Sur le coin gauche, en bas, on avait gravé une petite plume.

Masha posa sa sacoche sur le bureau encombré d’un samovar qui avait connu des jours meilleurs et de plusieurs cahiers, tous griffonnés de la même écriture serrée, et inspira brutalement. Une fois qu’elle aurait tiré l’enveloppe de sa cachette, il n’y aurait pas de retour en arrière possible. Lentement, elle glissa sa main au fond de sa sacoche, ses doigts rencontrant les coins écornés de ses manuels, glissant sur le papier pour reconnaître l’endroit où l’enveloppe dépassait de quelques centimètres. Son coeur se mit à cogner. Pas de retour possible. D’un geste sec, comme si elle s’attendait à ce que l’enveloppe lui éclate entre les doigts comme un feu d’artifice, elle la sortit du livre et la posa sur le bureau. Pas d’explosion. Juste le silence de sa chambre et la sensation - non, la certitude - de commettre un acte d’une gravité absolue. C’était une enveloppe pourtant banale, grise, épaisse. Masha se pencha au-dessus. C’était comme regarder une flamme, comme sentir la tempête arriver. Fascinant. Paralysant.

Elle se demanda comment Hektor avait bien pu se la procurer. Avait-il chargé de faire le sale boulot à sa place ? Ou bien avait-il pris personnellement le risque d’aller fouiller dans les placards de son père ?

Elle eut un rire silencieux qui lui secoua les épaules. Les Manteaux-Gris danseraient la polka sur le toit de la Bibliotek avant qu’Hektor ne se découvre du courage.

Elle ne valait pas mieux que lui.

Elle se mordit l’intérieur de la joue et chassa Hektor de ses pensées. Il s’y était déjà promené plus qu’il ne l’aurait dû. De la brume il était venu, à la brume elle le renvoyait, et de nouveau, elle était seule face à l’enveloppe qu’elle n’avait toujours pas ouverte.

Un mouvement attira son regard : c’était son reflet déformé sur le fer poli du samovar. Trop de fois, elle avait oublié de réduire le feu et faisait déborder l’eau bouillante qui ruisselait sur le métal brûlant. Des croûtes de rouille encrassaient le couvercle. Et combien de fois avait-elle bu son thé froid et amer, des heures après l’avoir préparé ? Masha jaugea l’image que lui renvoyait le samovar malmené. Plus que ses cheveux en bataille qui dépassaient à peine du bonnet qu’elle portait encore enfoncé jusqu’aux oreilles ou ses yeux cernés de mauve, c’était la désagréable sensation de constater qu’elle n’était pas en meilleur état que sa vieille théière qui lui faisait pincer les lèvres. Elle aussi, elle était abîmée. Ternie.

La lettre l’attendait toujours. Masha y revint prudemment. Avec autant de précaution que si elle s’approchait d’une flamme, elle saisit la missive et la décacheta, les mains tremblantes. Est-ce qu’elle les voulait vraiment, ces réponses ? Sept ans, et la vérité ne tenait qu’à cette feuille de papier. Sept ans de vide. Et maintenant, elle avait le vertige ? Non. Si cette lettre ne lui apportait qu’un gouffre sans fond, alors tant pis. Elle sautait. Elle n’avait pas d’autre choix.

Ce n’était rien d’autre qu’une lettre tapée à la machine par un soldat sans nom qui s’adressait aux glorieux pères de la Révolution des Manteaux-Gris. Grande était Stava, à bas les traîtres, dont il présentait une liste conséquente. Grande est Stava, répétait-il en à la fin des lignes dont il était si fier, et les doigts de Masha se crispèrent sur le papier.

Les traîtres étaient listés en trois colonnes, chaque nom tapé à la machine. Certaines lettres se chevauchaient. Elle connaissait ce défaut pour l’avoir sur sa propre machine, une Dravhi 1876. Le soldat sans visage surgit soudain devant elle, tapant méticuleusement chaque nom, le bruit des touches se répercutant sur des murs de carrelage récemment rincés.

Son coeur battait comme un tromblon lorsqu’elle parvint enfin à localiser le nom qu’elle cherchait depuis neuf ans.

Dovakova, Zippeva. Alchimiste. Odatskaïa.

Sans s’en rendre compte, elle l’avait prononcé à voix haute. Zippeva Dovakova. Un prénom qui sentait le thé aux épices et la bougie chaude. Un nom qu’on lui avait arraché, remplacé par celui d’un autre. Un prénom qui lui promettait de revenir. Zippa.

Et puis ce mot, comme une sentence, qui lui était accolé.

— Odatskaïa…, répéta-t-elle. Une sensation glacée lui glissa sur la nuque.

Elle avait vu beaucoup d’exécutions sur la place des Manteaux-Gris. Au début, il y en avait eu tous les jours et avec les autres pupilles de l’orphelinat, elle y assistait toujours au premier rang, alignés en rangs d’oignons. Masha se souvenait de sa peur d’enfant, de son estomac retourné. Mais ça, ce qui lui soufflait sur la nuque pour mieux s’enrouler autour de sa colonne vertébrale et lui agripper le ventre comme un crochet de boucher, c’était autre chose. Quelque chose qui ressemblait à ce qu’elle éprouvait à chaque fois qu’elle laissait ses doigts s’égarer sur la plume gravée de son bureau et qu’elle se risquait à penser à cette fille qui un jour lui avait prêté un porte-mine et qui portait toujours ses cheveux blonds - une rareté - en deux grosses nattes bien nettes. Et puis un jour, plus de porte-mine. Plus de nattes. Juste une chambre vide et l’interrogation qui subsistait, secrète, cachée. Où ?

Les noms des camps de normalisation étaient connus. Il y avait Zhōlgrod, à l’est, près de la République de Navha, la jumelle de Stava. Il y avait Zavhanine, quelque part au nord de l’Oblast de Nouvorsk. Et puis il y avait Odatskaïa, au sud, sur les rives du Lac des Cavaliers. Les fous tentaient de le traverser à la nage et les sains d’esprit s’y laissaient couler à la moitié du chemin.

Masha tenta vainement de décrisper sa mâchoire. Odatskaïa. Au contraire du soldat sans visage, elle ne parvint à convoquer aucune image, rien, pas même l’ombre d’une haie ou d’un portail. Pour ce qu’elle en savait, Odatskaïa aurait pu bien pu en vérité être sur la Lune. Les camps de normalisation, personne n’en revenait jamais pour pouvoir en parler. T’en sais quelque chose, hein, Masha ? Seul un silence coupable répondit à cette voix surgie du passé, moqueuse, cassante. Puis elle secoua la tête. Elle avait fait ce qu’elle avait à faire, comme tout le monde à cette époque là. Comme ses parents. Comme Zippa.

Les mains crispées, les phalanges blanches, elle finit par se confronter au mot qu’elle tentait désespérément d’éviter depuis qu’elle venait de tomber dans son propre piège. Un mot interdit qu’elle n’osa même pas prononcer à voix haute et pourtant en elle vibrait chaque lettre, remplissant ses veines d’un or liquide.

Alchimiste.

C’était un mot qu’on ne prononçait plus en République de Stava, ni même ailleurs. Une étrange corrélation avait émergé au cours des dernières années : là où les chars de la République passaient, le vocabulaire disparaissait, mot par mot. Des pans entiers du dictionnaire disparaissaient, remplacés par des portraits d’hommes en manteaux couleur mercure, leurs yeux de plomb regardant le vide qu’ils avaient créé autour d’eux avec satisfaction, leurs mains jointes dans le dos, leurs baïonnettes brillant même sur le papier jaune et lisse de la Nouvelle Edition Grise. En vente partout, songea Masha avec un sourire qu’elle ne se permit pas d’étirer. Même chez l’épicier, qui finissait par utiliser le bloc de pages pour bloquer les portes de sa boutique quand la queue pour les patates commençait à s’agiter. Là aussi, dans les rayons des épiceries, les Manteaux-Gris avaient fait le vide.

Du temps des alchimistes, rien de tout ça ne serait jamais arrivé.

À cette pensée, sortie de nulle part, Masha se recroquevilla sur elle-même. Ils ne peuvent pas m’entendre. Dans sa tête, elle était encore à l’abri. Et là encore, elle la remplissait de formules et de chiffres, de choses qui ne pouvaient pas être des mensonges, des équations et des procédés que les Manteaux-Gris ne pouvaient pas décréter faux, ni faire disparaître d’un coup de baïonnette.

À l’extérieur de sa chambre, dans le couloir du Dortoir n°397 de l’Institut de Physique de Stava, la cavalcade habituelle qui annonçait l’heure du dîner commençait. Immobile, Masha écouta les voix de ses compagnes de classe. Elles évoquaient joyeusement le menu du dîner, comme si elles espéraient à chaque fois qu’on leur serve autre chose que des pommes de terre bouillies.

Masha regarda une dernière fois la lettre. Odatskaïa. Odatskaïa. Odatskaïa.

Elle avait une destination, enfin. J’arrive, Zippa.

Masha se pencha au-dessus de son bureau et attrapa la boîte d’allumettes qui traînait près du samovar. Elle en sortit une de la boîte et la fit jouer entre ses doigts pendant quelques secondes. C’était une denrée rare, les allumettes, et elle savait que si une kamradin la surprenait en train de jouer avec, elle n’aurait que des pommes de terre crues à dîner pendant une semaine.

Ne joue pas avec le feu, Masha.

Elle aurait été incapable de dire à qui cette voix, dont l’écho résonnait familièrement en elle, appartenait. Elle reposa la boîte d’allumettes à côté de la lettre

Jouer avec le feu. Il y a une éternité de ça, ce n’était pas qu’une expression pour elle. Pour eux.

Lentement, elle approcha sa main du papier et ferma les yeux dès qu’elle put l’effleurer du bout des doigts. Ne joue pas avec le feu, Masha. Tu vas te faire mal. Combien de fois avait-elle entendu la prédiction de sa soeur ? Et combien de fois l’avait-elle ignorée pour faire naître une étincelle au creux de sa paume ? C’était si facile, autrefois. Il n’y avait qu’à dire le mot magique. Là encore, des mots interdits, cachés, que Masha ne s’autorisa pas à prononcer à voix haute.

Ishmir. Brûle.

Elle rouvrit les yeux et contempla ses doigts écartelés au-dessus de la lettre. Sur le dos de sa main, rien. Juste sa peau pâle, tachetée d’encre, et puis la cicatrice sur son index et son majeur, souvenir d’une règle en fer. Qu’est-ce qu’elle aurait pu espérer d’autre ? Idiote.

Soudain, le cliquetis de la serrure la fit bondir. Paniquée, elle ramena sa main derrière son dos au moment où Kamradin Novakova entrait dans sa chambre. La surveillante de son dortoir fronça les sourcils et planta sa lourde silhouette dans l’encadrement de la porte. Masha déglutit péniblement et força un air contrit de circonstance sur son visage déjà livide.

— Kamradin Novakova. Stava Maga.

— Stava Maga. Pas d’excuse, Orlova. Tu es en retard.

Kamradin Novakova fit un pas de plus dans la pièce. Elle soulevait la poussière autour d’elle, parsemant ainsi ses cheveux tressés en couronne d’une fine couche terne.

— J’étais… J’étais juste en train de relire mes cours. J’ai un examen de physique.

C’était un mensonge idiot. Masha le savait. La surveillante n’avait qu’à aller se renseigner auprès des autres élèves de sa classe pour savoir que c’était complètement faux. Masha se mordit la lèvre. D’habitude, mentir était aussi facile que de respirer. Elle le faisait si bien qu’elle en oubliait parfois où était la vérité. Mentir, c’était ce qu’elle faisait de mieux. Et aujourd’hui, impossible de convoquer la moindre fable.

La surveillante croisa les bras sur son tablier. Ses mains étaient grises et fripées. Mais Kamradin Novakova n’était pas vieille. Son visage était encore lisse, seulement creusé de rides au coin des yeux. Quel âge avait-elle lorsque les Manteaux-Gris avaient pris Khavingrad ?

Masha, elle, avait huit ans.

— J’ai un message du Sekretari pour toi. Il t’enverra une voiture à six heures et demie.

Ses tempes se mirent à bourdonner. Non. Non, pas maintenant, pas ce soir.

— Merci, Kamradin Novakova.

Six heures et demie ? Dans moins d’une demi-heure. Masha sentit ses épaules se raidir malgré elle. C’était un test, encore un, pour mettre à l’épreuve les enseignements qui étaient sensés avoir fait d’elle le parfait petit soldat stavi. Elle pensait avoir mis ça derrière elle lorsqu’elle avait accepté d’étudier à l’Institut de Physique. C’était leur accord, non ?

— Un conseil, Orlova.

La voix de Kamradin Novakova était métallique tout à coup et lorsque Masha releva les yeux vers elle, ce fut pour rencontrer le fer de son regard. Masha se sentit vaciller. C’était un regard qui avait vu mourir des rois et des baïonnettes se retourner contre le peuple. Qui savait ce que les kamradin comme Novakova pouvaient bien voir d’autre ?

— Range ton bureau. On ne joue pas avec le feu, ici.

D’un coup sec du menton, la surveillante désigna la boîte posée à côté de la lettre. Pliée comme elle l’était, on aurait dit un simple bout de papier inoffensif. Masha déglutit à nouveau.

— À vos ordres, kamradin.

#

L’automobile l’attendait devant le dortoir. C’était un coupé de luxe, un modèle récent à en juger par les jantes chromées et le ronronnement impeccable du moteur dont Masha inspira l’odeur d’essence à fond, à s’en faire tourner la tête. Le kérosène était une denrée rare, que Sasha n’hésitait pas à gaspiller à lui envoyant une voiture privée - et normalisée - pour un trajet qu’elle aurait pu faire à pied. Ridicule.

Masha resta un instant immobile devant la portière. Piotr, le chauffeur qu’elle avait toujours connu, ne vint pas lui ouvrir. Masha jeta un regard à l’avant mais ne distingua rien derrière la vitre teintée. Elle attendit. Une minute, puis deux, puis trois. Puis quand elle réalisa qu’on la laisserait geler sur le trottoir avant de venir lui ouvrir, elle abdiqua.

Stava maga, Piotr, soupira-t-elle en s’installant sur la banquette en cuir noir. Par dépit, elle fit claquer la portière derrière elle. S’était-elle donc tellement habituée à cette vie de petite grise privilégiée ? Elle se trouva stupide.

Pas de réponse. Masha réalisa que l’avant de la voiture lui était interdit, barricadé derrière une vitre à tirants. Elle aperçut le visage du conducteur dans le rétroviseur cerclé d’argent - et ce n’était pas Piotr. À la place, un homme qu’elle n’avait jamais vu portait la livrée grise et les gants en cuir des gardes du Krypost. Le décrire aurait été décrire la moitié de la population de Khavingrad. Banal. Invisible. Létal.

— Stava maga, kamradin Orlova, répondit-il en démarrant. Le moteur ronronna.

Reste calme.

Elle n’avait pas réfléchi. La voiture portait l’emblème de Stava sur son capot. Sasha lui envoyait toujours des véhicules officiels.

Reste calme. C’était en restant calme qu’elle avait toujours survécu. Elle détestait le reconnaître mais c’était Sasha qui lui avait appris à prendre ses émotions à la gorge pour mieux les étouffer. Reste calme, et personne n’aura jamais à subir le feu qui sévit à l’intérieur. Reste calme, et tu n’auras jamais à révéler qui tu es, ce que tu penses, ou à qui tu tiens. Reste calme, et tu restes en vie. Reste calme, Masha. Elle détestait ces trois mots. Elle en avait assez d’être calme, de museler tout ce qui crépitait en elle constamment. Et plus encore, elle détestait d’avoir à museler quoi que ce soit. Sasha n’était-il pas sensé avoir éteint tout ça à la source ? À quoi avaient servi les années au manoir, les entraînements infernaux, les leçons interminables et au final, sa propre vie, si aujourd’hui encore elle devait faire l’effort de dissimuler ce qu’elle était vraiment, petite poussière alchimique incapable de convoquer la moindre flamme et pourtant menaçant de s’embraser à la moindre étincelle ?

— Tout va bien, kamradin ?

Masha sursauta. À l’avant, le chauffeur l’observait dans le rétroviseur. Il souriait.

— Tout va bien, kamrad.

Ça n’aurait pas pu être plus éloigné de la réalité mais elle ne voyait pas en quoi confier ses peurs à celui qui la conduisait vers sa mort certaine arrangerait quoi que ce soit. Et si elle avait encore l’espoir de se tromper, le fait que la voiture dépassa l’avenue de la Révolution sans que le chauffeur n’y trouve à sourciller confirma à Masha qu’elle allait certainement terminer dans un fossé à l’extérieur de Khavingrad. Elle s’enfonça dans la banquette et fixa le siège devant elle. Le képi du chauffeur dépassait légèrement.

Soit je meurs, soit je vis.

Sasha lui avait appris que c’était le seul choix qui existait. Il le lui avait prouvé, encore et encore. C’était peut-être là la seule vérité qu’il lui avait enseigné. Et Masha savait qu’elle ne pouvait pas mourir. Pas d’avant d’avoir retrouvé Zippa. Pas avant d’avoir pu s’échapper.

Elle tâta ses poches discrètement et n’y trouva rien d’utile, puis son regard tomba sur ses pieds et elle eut une autre idée.

Lentement, elle se baissa et dénoua le lacet de sa bottine gauche. Elle prétendrait se sentir mal. Elle exigerait qu’il s’arrête sur le bas-côté. Il faudrait agir vite, avant qu’il n’ouvre la porte pour sortir. Avec des gestes précautionneux, elle se redressa et s’avança légèrement sur son siège, feignant de tousser pour préparer le terrain. Elle tendit le lacet, les poings serrés sur ses genoux, et se prépara à agir. Soit je meurs, soit je vis, se répéta-t-elle. N’était-ce pas ce que Sasha lui avait toujours dit ?

Si elle se le répétait assez, elle finirait par y croire.

— Tu n’auras pas à en arriver jusque-là, kamradin.

Masha releva brutalement les yeux et croisa le regard terne du chauffeur dans le rétroviseur. Il l’avait vue.

— Nous sommes arrivés, dit le chauffeur d’une voix égale.

La voiture s’arrêta et Masha se laissa retomber dans le siège. Elle tremblait, ses doigts si serrés autour du lacet qu’ils en étaient devenus blancs. Elle avait envie de vomir.

Le chauffeur sortit de la voiture et vint ouvrir la portière. Lorsque Masha leva les yeux vers lui, elle remarqua qu’il souriait légèrement et son estomac se tordit une nouvelle fois. Comment avait-elle pu…

— Allons, kamradin. Sekretari Orlov attend, l’encouragea-t-il d’une voix douce.

Docile, Masha s’extirpa de la voiture. Le froid du soir la frappa plein de fouet mais elle accueillit la gifle glacée avec bonheur. Derrière elle, la portière claqua.

Devant elle se dressait une sorte d’entrepôt, une construction récente, à en juger par ses lignes carrées et ses murs bétonnés. En regardant autour d’elle, Masha réalisa que la voiture ne les avait pas emmenés très loin du centre de Khavingrad. Elle pouvait repérer l’Observatoire de l’université et un peu plus loin, la seule tserka encore debout à Khakingrad, avec son clocher noir de suie et son énorme horloge astronomique. Pourtant, elle ne reconnaissait pas cet endroit. Des constructions fantomatiques émergeaient de terre sans vraiment de logique, à moitié terminées, et des sacs encombraient le terrain autour d’eux, attendant visiblement d’être enterrés dans les trous que Masha distinguait vaguement. Le fleuve devait être tout proche, à en juger l’odeur fétide qui imprégnait l’endroit. Il n’y avait pas âme qui vive, ce qui ne la rassura pas. Un chantier ?

Le chauffeur posa une main sur son épaule et la poussa jusqu’à la porte d’entrée du bâtiment. Une ampoule à la lumière orangée bourdonnait faiblement, jetant un halo fantomatique autour d’elle. Sans un mot, le chauffeur tapa sur la porte. Trois coups, secs et serrés. Les poings de Masha se resserrèrent autour du lacet.

Soudain, des yeux apparurent. Derrière la porte, quelqu’un avait tiré une languette de métal pour laisser apparaître un regard cerné. Les yeux flottants considérèrent le chauffeur, puis Masha, du même air vaguement méfiant, puis revinrent se poser sur le chauffeur, toujours impassible. Une voix d’homme grommela :

— Stava maga, kamrad. Code ?

— Mercure et plomb, répondit le chauffeur en resserrant légèrement sa prise sur l’épaule de Masha.

Mercure et plomb. Ces deux mots éveillaient quelque chose en elle, un souvenir qu’elle s’efforçait d’enterrer, de noyer…

Les yeux flottants disparurent derrière la languette de métal. Ils déverrouillèrent la porte dans un bruit métallique. Le ventre de Masha se tordit à nouveau. Une intuition inébranlable lui disait quelque chose de terrible se trouvait derrière cette porte. Quelque chose de si horrible qu’elle n’était pas certaine d’y survivre.

Elle fut poussée dans un couloir sombre où flottait une odeur âpre, métallique. Planté droit comme un i, son fusil à l’épaule, se tenait le solde à qui appartenaient les yeux flottants. C’était un homme étrangement jeune, vêtu d’un uniforme que Masha ne connaissait pas. La livrée était d’un gris plombé, presque noire, et les épaules recouvertes d’une plaque métallique argentée. Sur le coeur, un symbole avait été brodé en fils brillants : une sorte de Z, dont la ligne inférieure était elle-même barrée d’un symbole ressemblant à un 7. Le coeur de Masha se figea brièvement.

Le symbole alchimique du plomb.

Ça n’avait aucun sens. L’alchimie était interdite depuis neuf ans. Les Manteaux-Gris avaient tout détruit de la science impériale. Il ne restait plus rien, ni livres ni laboratoires, ni temples ni alchimistes.

Le chauffeur continuait de la guider dans ce dédale de couloirs nus et humides. Quelques fois, des bruits retentissaient, des échos étouffés et incertains, des éclats métalliques, des sirènes stridentes. Masha n’aurait pas su dire combien de fois ils avaient tourné, ni dans quel sens. Enfin, ils s’arrêtèrent devant une porte noire, gravée du même signe qu’elle avait vu sur l’uniforme du jeune soldat. Le relief en métal avait été peint en doré.

Ironique, songea Masha. Elle s’en voulut aussitôt.

Le chauffeur la lâcha enfin. Il répéta les trois coups secs sur la porte et joignit les mains, la tête baissée, comme s’il réfléchissait à un problème. Masha songea à quel point il était risible de croire qu’elle aurait pu tuer cet homme avec son lacet ridicule. Il faisait sans doute partie des Sobyska, les forces spéciales. De quel sang s’était-il couvert pendant la révolution ?

— Tu n’es pas chauffeur, kamrad, murmura-t-elle, les yeux fixant le symbole alchimique.

À côté d’elle, l’inconnu ne bougea pas. Il ne la regarda même pas, et pourtant, dans sa voix, Masha perçut l’ombre d’un sourire.

— Ma conduite laissait-elle à désirer, kamradin ?

Quelque chose dans cette réponse désinvolte lui fit penser à Hektor. Si Masha n’avait pas été aussi terrifiée, elle aurait levé les yeux au ciel.

— Pourquoi sommes-nous ici ?

Il marqua un silence et Masha crut que leur échange allait s’en tenir là.

— Ici ou ailleurs, ça n’a pas tellement d’importance, kamradin, finit-il par dire, toujours immobile.

Cette fois, elle osa un regard en sa direction. Il possédait un regard sombre et de longs cheveux blonds qui disparaissaient en une tresse serrée sous le képi gris. Elle remarqua sa jeunesse pour la première fois, vibrante sous l’uniforme terne ; il ne devait pas avoir cinq ans de plus qu’elle. Peut-être était-il déjà marié. Peut-être avait-il une petite fille qui partageait ses cheveux blonds… Peut-être était-ce la raison de son silence, de son obéissance.

Au bout d’un temps qui sembla infiniment long, la porte s’ouvrit. Avec une politesse empruntée, le soldat guida Masha dans un bureau étonnamment élégant mais sombre, qu’elle n’avait jamais vu mais qu’elle reconnut distinctement comme celui de Sasha.

Ce dernier était assis dans un confortable fauteuil en cuir. Comme à son habitude, il détonnait dans son environnement. Masha lui avait toujours connu ces cheveux et ces cils d’un blanc de neige, qui encadraient un visage étrangement juvénile, au milieu duquel brillait un regard de glace. Il ressemblait à ces monstres des contes du Nord qu’il racontait toujours le soir, sachant pertinemment qu’ils la terrifiaient.

Elle le détestait. Elle le détestait si fort.

Sasha portait le même uniforme que le jeune soldat de l’entrée et par-dessus, sa blouse blanche de médecin, légèrement tâchée aux manches d’un liquide sombre. Il jouait avec une pince en métal, une habitude que Masha lui connaissait bien, et regardait quelque chose dans un angle qui lui échappait. Oh non. La tête lui tourna.

Sasha sembla enfin remarquer sa présence et tourna vers elle un visage fendu d’un sourire éclatant :

— Masha ! Lyubishka, tu arrives juste à temps. J’ai quelqu’un à te présenter.

Derrière elle, Masha sentit la pression du soldat et elle réalisa en avançant que le bureau était plus grand qu’elle ne l’avait imaginé. Elle découvrit une cheminée, d’élégants fauteuils recouverts de velours vert et un chariot à thé.

Et entre la cheminée et un délicat assortiment de baklavas posé sur la table basse en bois, il y avait un garçon. Un garçon en feu.

Un feu d’alchimiste.

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